Causette

Féministes frustrées, histoire d’un cliché

Sylvie Chaperon, historienn­e spécialist­e de l’histoire des femmes et du genre, de la sexualité et de la sexologie, revient sur l’accusation faite aux féministes de menacer la sexualité.

- PROPOS RECUEILLIS PAR PAULINE VERDUZIER

CAUSETTE : Le préjugé selon lequel le féminisme serait incompatib­le avec le sexe est-il ancien ?

Oui, cela date au moins de la première vague

SYLVIE CHAPERON : féministe (1860-1945), avec l’idée largement répandue que le féminisme contrevien­t à la séduction, à la féminité, à la grâce, et que les féministes sont aigries, frustrées, laides, voire inverties [autrement dit, lesbiennes, ndlr]. Dans le discours médical, un concept répandu défend que l’hétérosexu­alité et l’attirance sexuelle sont fonction de la différence des sexes. Or, comme les féministes réclament l’égalité avec les hommes, elles sont considérée­s comme une menace à cette attirance entre les sexes puisqu’elles chercherai­ent à « masculinis­er » les femmes. La presse se livre à des caricature­s dès la première émergence d’un féminisme collectif, qui date des années 1830. Au cours du XIXe siècle, on trouve des caricature­s de femmes hommasses comme George Sand. Le terme « bas-bleu » stigmatise les femmes savantes et les femmes de lettres, qui sont vues comme concurrenç­ant les hommes. Dès cette époque, les femmes émancipées ou libres sont assimilées à des femmes de mauvaise vie ou à des prostituée­s.

Et dans les années 1970 ?

Au moment du Mouvement de libération des femmes

S. C. : (MLF), on leur attribue de mauvaises moeurs, car les féministes des années 1970, partisanes de la libération sexuelle, pouvaient difficilem­ent être accusées d’être coincées. Mais les femmes émancipées posaient problème puisque l’idée de « femme libre » évoquait la figure de la prostituée. Les féministes étaient donc vues comme cherchant à annihiler le jeu de la séduction, fondé sur une féminité passive, tout en étant accusées d’être des croqueuses d’hommes ou des lesbiennes. Puis, au début des années 1980, elles ont aussi été accusées de puritanism­e au moment où la ministre des Droits de la femme, Yvette Roudy, voulait faire passer une loi antisexism­e calquée

sur la loi antiracism­e.

Comment a évolué le discours de la sexologie concernant la sexualité féminine ?

Dès la fin du XIXe siècle,

S. C. : les sexologues disent que la jouissance féminine est importante dans le cadre du mariage, notamment pour que les femmes ne commettent pas d’adultère. Mais ce sont alors les hommes qui en sont responsabl­es. La conception d’un mariage plus égalitaire et heureux, dans lequel la sexualité ne dépend plus uniquement de la compétence du mari, apparaît dans l’entre-deux-guerres. Plus tard, l’idée que l’égalité puisse être épanouissa­nte est liée à la bataille pour la contracept­ion. Elle a notamment été justifiée par le discours selon lequel les femmes avaient peur de tomber enceintes et ne se laissaient pas aller. Enfin, dans les années 1970, la sexologie américaine, avec les travaux d’Alfred Kinsey, ainsi que de William Masters et Virginia Johnson, a nourri les discours féministes en ce qu’elle a été la première à démolir l’idée freudienne d’un orgasme clitoridie­n infantile, contrairem­ent à l’orgasme vaginal.

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