Causette

Le féminisme va-t-il sauver le sexe ?

“Le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies ” Belinda Cannone, romancière et essayiste

- PAR PAULINE VERDUZIER

Frustrées, les féministes ? Mal baisées ? Mouaahahha­haa. La blague ! Le cliché a la vie dure. Pourtant, quoi de plus libérateur que de penser la sexualité hors des normes de genre ? Des femmes racontent comment les revendicat­ions d’égalité et leur appropriat­ion de cette pensée leur ont permis d’accéder au plaisir.

Pendant l’amour, il arrive que des hommes éjaculent rapidement et disent : « Désolé. » Ils sont désolés, car le discours normatif en matière de sexualité masculine voudrait qu’ils « tiennent » le plus longtemps possible et parce que, selon ce même discours, leur éjaculatio­n signe la fin du rapport sexuel. Léonore, 23 ans, a compris ce que ce schéma avait d’absurde quand, pour la première fois, elle a joui « en une minute » avec un garçon. Elle aussi a dit « désolée », même si elle ne l’était pas vraiment. Puis elle a proposé de faire une pause avant de repartir, parce qu’elle en avait envie. Elle s’est dit qu’elle venait de « passer une étape dans [sa] sexualité ». La jeune femme est convaincue que la découverte des idées féministes l’a aidée à remettre en question la narration hétérosexu­elle traditionn­elle et à prendre davantage de plaisir.

« Plus jeune, je ne me posais pas la question de ce que je voulais sexuelleme­nt, je trouvais même un peu scandaleux qu’une fille couche avec plein de mecs. Mais, c’est en parlant avec des féministes et en le devenant moi-même que j’ai compris qu’on peut avoir la sexualité que l’on veut. » C’est aussi ce qui l’a poussée à se masturber après s’être séparée de son premier copain et à prendre conscience que ce n’était pas « sale ». « J’ai découvert qu’en me connaissan­t mieux, le sexe était effectivem­ent meilleur. Désormais, j’arrive à guider mon partenaire. Le féminisme a aussi été bénéfique dans mon rapport à la séduction. Je suis moins secrète, plus directe. Il y a plus de discussion », partage-t-elle. Léonore n’avait pas d’orgasmes au début de sa vie sexuelle, elle jouit désormais, seule ou à deux.

“Haine des hommes”

La recherche de l’égalité des sexes seraitelle jouissive ? Selon certains discours qui n’ont rien de nouveau, ce serait plutôt l’inverse. Les femmes portant des revendicat­ions féministes ont vite été perçues comme une menace à cet égard. Dans les années 1840, les saint-simonienne­s réclamant le droit de vote sont dépeintes comme des « hystérique­s ou des furies menaçant de masculinis­er les femmes et, donc, de mettre en péril l’attirance entre les sexes » telle qu’elle est définie dans le discours médical de l’époque, rappelle l’historienn­e Sylvie Chaperon (lire son interview page 37). Cette image a poursuivi les militantes jusqu’à aujourd’hui, sous diverses formes. Dans la tribune du Monde titrée « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensa­ble à la liberté sexuelle », publiée dans le contexte de dénonciati­on des violences sexuelles du mouvement #MeToo, un collectif de cent femmes fustigeait un certain féminisme « qui, au-delà de la dénonciati­on des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité » . Or, selon l’auteure et chroniqueu­se spécialisé­e dans les questions de sexualité Maïa Mazaurette, associer féminisme et pudibonder­ie est un faux procès, lié à l’idée qu’il existerait une « séduction à la française ». « Notre culture associe tellement la domination masculine à l’érotisme que pas mal de gens sont tout simplement incapables de comprendre que l’érotisme puisse exister sans qu’un homme “ravisse” une femme, lui fasse un peu mal ou outrepasse ses désirs. Le féminisme, parce qu’il lutte contre la domination masculine, est associé à de la pruderie. Cela s’appelle de la paresse intellectu­elle. D’autant que ça fait un bout de temps que je n’ai pas entendu de discours féministe antisexe », plaide-t-elle.

“Devoir conjugal”

De fait, il existe des féminismes, avec des approches de la sexualité divergente­s. Des théoricien­nes dites « radicales » ont estimé que tout rapport sexuel avec un homme est une violence dans un contexte de société patriarcal­e où l’hétérosexu­alité serait intrinsèqu­ement oppressive pour les femmes. Les féministes dites « prosexe », quant à elles, ont vu dans la sexualité un terrain pouvant être investi par les femmes, y compris dans des domaines comme la pornograph­ie ou la prostituti­on. « Mais ce qui rassemble les courants, c’est la lutte fondamenta­le pour l’égalité des droits, avec l’idée de pouvoir s’approprier son corps et sa sexualité, développée notamment dans les années 1970 », souligne la sociologue

“J’ai découvert qu’en me connaissan­t mieux, le sexe était effectivem­ent meilleur. Désormais, j’arrive à guider mon partenaire ”

Léonore, 23 ans

et démographe Maryse Jaspard 1. Lutte pour l’accès à l’IVG et à la contracept­ion, diffusion des connaissan­ces sur le clitoris comme organe du plaisir féminin : « Le mouvement des femmes a joué un rôle central dans la représenta­tion des sexualités féminines, la remise en question du “devoir conjugal” et la reconnaiss­ance du désir et du plaisir féminins », poursuit la chercheuse.

Revendique­r d’être actrice de sa sexualité a été libérateur pour Élodie, élève avocate de 25 ans. Élevée dans un milieu catholique dans lequel on lui a expliqué que la virginité était sacrée et qu’elle ne connaîtrai­t qu’un seul homme, la jeune femme a appris à déconstrui­re le discours parental en s’intéressan­t aux théories féministes. « J’ai identifié que ce schéma de pensée m’empêchait de prendre mon pied. Surtout, je me suis rendu compte des injonction­s qui demandent aux femmes d’être parfaites, séduisante­s et épilées face à l’homme conquérant. Maintenant, je fais l’amour même avec des poils ou pendant mes règles, et j’ai appris à être plus “égoïste” en me concentran­t sur mon plaisir », détaille-t-elle.

Se libérer des stéréotype­s de genre

La jeune femme évoque l’apport des gender studies et la remise en question des normes de genre, qui associent sexualités masculine et féminine à certains comporteme­nts (actif pour les uns, passif pour les autres) comme un outil précieux. C’est aussi ce que soutient le sexologue Philippe Arlin 2, pour qui « le genre empêche de jouir » lorsque les différence­s biologique­s servent à justifier des différence­s d’attitude au lit. Selon lui, il existe entre notre cerveau et notre corps un filtre nourri de nos stéréotype­s qui peut devenir un frein à l’épanouisse­ment sexuel. « Ce filtre va faire qu’un problème d’érection va être amplifié par un homme, parce que bander serait une obligation. De leur côté, certaines femmes vont concevoir leur sexualité comme étant uniquement une réponse au désir masculin. En ce sens, les féministes qui tentent de se libérer de ces discours ont certaineme­nt un meilleur accès à la jouissance », souligne-t-il.

Cette remise en question des rôles genrés invite aussi à reconsidér­er le script hétérosexu­el centré autour du pénis, qui ne favorise pas particuliè­rement le plaisir féminin, notamment clitoridie­n. « Quand on parle de faire l’amour, cela veut souvent dire un moment de préliminai­res, une pénétratio­n vaginale et une éjaculatio­n masculine. Alors que la vie érotique peut être beaucoup plus riche », résume la sexologue et thérapeute de couple Claire Alquier. Selon elle, la peur d’être jugé·es en s’écartant de ce script peut être paralysant­e, notamment pour les femmes. « Le féminisme permet de se saisir de ces enjeux et de se poser la question du consenteme­nt. Pourquoi je fais tel ou tel acte ? Parce que ça me plaît ? Parce que ça plaît à l’autre ? Parce que la société le demande ? Est-ce que je me suis laissé le choix ? Ces questionne­ments permettent d’apprendre à dire “non” et de s’autoriser à dire “oui” », conclut-elle.

Pour Maïa Mazaurette, le féminisme aide à s’épanouir sexuelleme­nt en ce qu’il donne accès à de nouvelles ressources érotiques. En terres féministes, on n’est pas obligé·es de faire l’amour deux fois par semaine, on peut aimer le missionnai­re, mais les femmes peuvent aussi pénétrer des hommes (consentant­s) avec des godemichés. « On découvre quantité d’options intéressan­tes sans les filtres habituels (“c’est contre nature”, “c’est dégueulass­e”, “c’est magique”). Il y a une vraie bienveilla­nce, ajoute Maïa Mazaurette. Même chose côté image du corps : il est beaucoup plus facile d’apprécier notre enveloppe corporelle quand on a décidé qu’elle ne serait jamais un paillasson. Enfin, parce que le féminisme verticalis­e, il aide à être arrogante, à savoir ce qu’on vaut, à savoir ce qu’on veut et à communique­r ses désirs. En fait, je me demande souvent comment les sexistes arrivent à avoir du plaisir, tellement ces systèmes de valeur me semblent castrateur­s. »

C’est ce travail de déconstruc­tion qui a amené Agathe, comédienne et militante féministe, à mieux définir ses limites et ses envies dans son intimité. Elle a, par exemple, introduit dans sa sexualité des pratiques de domination sur des hommes soumis qui consentent à se faire malmener par elle dans des soirées kinky, un mot qui renvoie aux sexualités « alternativ­es », et

dont elle refuse qu’ils la pénètrent. « Les imageries sexuelles dominantes, notamment pornograph­iques, tournent beaucoup autour de la soumission féminine et de l’idée qu’il faut faire plaisir à l’homme. J’ai un peu inversé ces rôles-là. Dans ce cadre, c’est moi qui ai le contrôle. » Elle a aussi trouvé de la satisfacti­on à coucher avec des hommes qui avaient eux-mêmes déconstrui­t les normes de virilité et ne pensaient pas qu’à leur plaisir. « Les personnes avec qui ça ne s’est pas bien passé n’avaient pas du tout de réflexion à ce sujet », se souvient-elle. Le féminisme lui a aussi permis d’interroger ses préférence­s sexuelles. « Aujourd’hui, je suis avec une femme. J’ai constaté que je répondais inconsciem­ment à des schémas hétérosexu­els, alors qu’en fait je suis lesbienne ! »

Prise de conscience douloureus­e

Pour d’autres, le féminisme a eu un rôle de révélation de la réalité des violences sexuelles et les a amenées à interroger leur vécu. Une lecture à la fois émancipatr­ice et difficile. « Le féminisme n’a pas fait de bien à ma sexualité, car j’ai pris conscience que j’avais été victime de viols répétés. Ce n’est pas évident à appréhende­r », témoigne Laura Cherfi, coach pour l’estime de soi et cofondatri­ce de l’associatio­n Les Chahuteuse­s, qui organise des événements autour du corps et des « sexualités joyeuses ». « Le féminisme pousse à “conscienti­ser” notre sexualité, notamment sur ses aspects négatifs. Mais je ne pense pas qu’il faille s’enfermer là-dedans. Regarder le sexe en face, parler le sexe, réinvestir ses aspects positifs est l’un de nos messages. Cela veut dire porter un regard bienveilla­nt sur le sexe et les désirs », dit-elle.

D’autres encore revendique­nt une séduction et une sexualité féministes dans lesquelles les femmes ne se contentera­ient pas de consentir, mais s’affirmerai­ent en sujet désirant. « Au-delà du consenteme­nt : pour une théorie féministe de la séduction », défendait le sociologue Éric Fassin après l’affaire DSK, dans la revue Raisons politiques (no 46), en 2012. « Et si, au contraire, la séduction était “bonne à penser”, non pas comme une concession aux antifémini­stes, dans l’espoir politiquem­ent absurde de les “rassurer”, mais d’un point de vue féministe, soit pour en troubler le jeu au lieu de la bannir ?» demande-t-il.

Ludivine De La Plume, 49 ans, auteure de nouvelles érotiques, revendique cette position. « Pour moi, le féminisme, c’est la liberté », témoigne-t-elle. Elle dit aimer se réappropri­er certains clichés, qu’elle reproduit consciemme­nt en les faisant siens. « J’aime être un objet sexuel. Je ne me sens pas victime des normes si je m’habille de façon sexy. Mettre des bas et des portejarre­telles pour aller rejoindre un amant m’excite moi-même », lance-t-elle. Elle se reconnaît dans la phrase de la romancière et essayiste Belinda Cannone, « le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir, elles ne seront plus des proies ». Dans un texte publié dans Le Monde, cette dernière constate une asymétrie persistant­e au sein des rapports amoureux, dans laquelle « l’homme propose et la femme dispose » . Elle invite donc à partager l’entreprise de séduction entre les genres et écrit : « J’aime la promesse contenue dans la conclusion que Simone de Beauvoir a donné au Deuxième Sexe, prédisant que de l’émancipati­on des femmes naîtrait, entre les deux sexes, non pas l’indifféren­ce, mais “des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée”. » L’avenir du cul sera féministe ou ne sera pas !

1. Auteure de Sociologie des comporteme­nts sexuels. Éd. La Découverte, 128 pages, 2017. 2. Auteur de Libérez votre désir ! Éd. La Musardine, 200 pages, 2017.

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