À Cuba, les rockeurs n’ont pas la banane
Sur l’île caribéenne, musicien·es et fans de rock ont longtemps été marginalisé·es, soupçonné·es par le pouvoir castriste d’être de potentiel·les contre-révolutionnaires. Aujourd’hui, le genre musical est intégré au système culturel. Mais dans ce cadre institutionnel défini par l’État, la quête
d’une identité propre, différente de la norme, reste un enjeu de taille.
Comme chaque week-end, une cinquantaine d’oiseaux de nuit occupent un tronçon de la Calle G, l’une des principales avenues de La Havane. Coiffés de cheveux longs jusqu’aux fesses ou dressés en crête, ces jeunes se rassemblent ici pour écouter du rock, rencontrer d’autres passionné·es et boire jusqu’à l’aube. Des amateurs et amatrices de rock lourd, de punk ou de metal qu’on appelle les frikis – de l’anglais freak (« bête curieuse »).
Dans un autre pays, ce tableau nocturne paraîtrait anodin. Mais la manière dont on se coiffe ou s’habille est une affaire de liberté à Cuba. C’en est même devenu un phénomène analysé par les sociologues, qui classent en tribus urbaines les occupant·es de cette Avenida de los Presidentes (avenue des Présidents), plus souvent nommée « Calle G », selon l’ordre alphabétique des rues.
Car, depuis les années 2000, les rockeurs et les rockeuses ont été rejoint·es par les reparteros, fans de reggaeton sur une île traditionnellement connue pour sa salsa et son école de musique classique, et par les mikis, adeptes d’électro et d’habits de marque dans un pays communiste. Les rockeurs et rockeuses, eux·elles, se classent en sous-tribus, allant de la pop-rock au friki. Ils·elles poussent encore plus loin la différenciation, car ils · elles assument publiquement leur affiliation à un mouvement musical censuré jusqu’en 1966,
puis largement marginalisé jusque dans les années 1990 et, encore aujourd’hui, regardé de travers par la société cubaine.
« We only want to be ourselves! We scream ! We shout ! We are the Fallen Angels ! » [« Nous voulons seulement être nousmêmes ! Nous crions ! Nous hurlons ! Nous sommes les Anges déchus !] entonne Manson, un Cubain de 19 ans, quatre piercings aux lèvres, deux à la narine, des écarteurs aux lobes d’oreille et un marcel qui dévoile ses côtes maigres et tatouées. « Les gars, écoutez, ça nous décrit, cette chanson ! » se réjouit-il. « Je suis ici, car je ne suis pas une personne normale et je ne veux pas l’être. Les gens regardent mal les rockeurs, mais c’est l’art que j’ai choisi pour montrer qui je suis », explique-t-il, entre deux gorgées de 666, un mélange d’alcool à 90 degrés, de café et d’eau.
“Le poids du passé”
« Sur G », comme ils disent ici, aucun des rockeurs et rockeuses ne parle du gouvernement. Ils·elles sont fiers·fières d’être cubain·es, mais disent ne pas s’intéresser à celles et ceux qui les dirigent. Marquer une indifférence assumée, une sorte de nihilisme politique, c’est déjà se distinguer dans ce pays où les slogans prorégime recouvrent les murs de chaque quartier de La Havane, tout comme les affiches XXL représentant les chefs de la Révolution, vus comme des pères. Manson savoure son anticonformisme, même encadré par les policiers qui quadrillent la Calle G. Deux agents viennent de lui faire signe de se lever. Pas le droit d’être assis par terre sur l’avenue. Il s’exécute. « Quand on est sur G, on vibre, car on sent le poids du passé. » À Cuba, il en faut peu… pour se sentir libre.
Mais de quel passé parle Manson ? En 1963, Fidel Castro accuse les rockeurs et les rockeuses d’être des contre-révolutionnaires aux « attitudes elvispresleyiennes », dans un discours à l’université de La Havane. Sous les applaudissements, il moque leurs « pantalons trop serrés » et leurs « cheveux longs » . La foule scande de son côté : « Ce sont des homos ! » Ces sarcasmes visent les États-Unis et l’embargo contre Cuba. « Pratiquement tout ce qui était anglophone était associé à l’ennemi », explique le spécialiste cubain Humberto Manduley Lopez dans son livre El Rock en Cuba (éd. Atril, 2001). Entre autres, les rockeurs et rockeuses sont soupçonné·es d’avoir enfilé ce « faux costume révolutionnaire » pour nuire à la Révolution. Et ceux et celles qui se risqueraient à chanter en anglais, à adopter le look de leurs idoles, des Beatles à Led Zeppelin, dont ils·elles écoutent la musique en cachette sur des cassettes copiées ou rapportées en douce de l’étranger, sont menacé·es d’être pourchassé·es.
S’offrir une nouvelle identité
« J’aurais aimé vivre cette époque de lutte », lâche Manson. Dans la « vraie » vie, il est laveur de voitures. Mais sur la Calle G, il s’offre une nouvelle identité provocatrice, que rejette sa famille et celle de sa petite amie. Il est screamo, comme en atteste sa mèche plaquée sur l’oeil. Cette coiffure s’appelle le « bifteck ». « Screamo, c’est un genre d’emo, mais plus heureux, avance Manson. Les emos, ce sont les gens tristes qui se maquillent les yeux et se coupent les poignets », poursuit-il. Les screamos écoutent de la musique hardcore aux paroles sentimentales (comme les emos) mais avec des chants gutturaux (comme les punks).
Christian, lui, est punk écossais : punk parce qu’il en aime ses puissants chants rauques, écossais parce qu’il aime surtout le mouvement artistique de ce pays (dont il suit les évolutions quand il peut se payer une heure de connexion dans les parcs Wi-Fi, car, comme 95 % des foyers cubains, il n’a pas Internet chez lui). Et… parce qu’il a réussi à se procurer un kilt. Pour rester dans le coup malgré l’embargo
“Nous voulons seulement être nous-mêmes ! Nous crions ! Nous hurlons ! Nous sommes les Anges déchus !”
Chanson entonnée par Manson, 19 ans
américain, c’est la lucha, la lutte quotidienne. Christian a sa « mule », c’est-àdire le contact d’un Cubain possédant un passeport et un visa (ce qui n’est pas la norme à Cuba où un passeport coûte plus du triple du salaire mensuel et où voyager sans autorisation officielle pour raisons touristiques n’est permis que depuis 2013) et qui en profite pour faire de l’importation de marchandises. Ce défilé de tee-shirts Metallica et de bottes noires montantes sur la Calle G constitue donc un réel investissement de temps et d’argent, alors que le salaire mensuel s’élève à environ 30 euros.
La Calle G, lieu de pèlerinage
Mais pourquoi sur cette avenue, en particulier ? Pour comprendre, on sonne à la porte d’un des pionniers de G, Alberto Muñoz. Les actuel·les occupant·es de l’avenue le surnomment, avec un brin d’admiration, El Erizo (le Hérisson), en référence à ses dreadlocks longues jusqu’aux genoux. Dans son salon où de grands tableaux de corps nus décorent les murs, ce fan de metal de 48 ans raconte son adolescence à La Havane. « Imagine-toi : un pays de salsa, de timba et de musique classique, très folklo, où presque tout le monde s’habille pareil, écoute la même chose, mange la même chose, sort aux mêmes endroits… » Ce ne sont plus des années 1960 de censure dont il parle là, mais des années 1980, marquées par l’influence du bloc soviétique. Avec toujours peu de place pour le rock, dont les adeptes se réunissaient où ils pouvaient. D’abord dans le parc du célèbre marchand de glaces Coppelia. Puis, délogé·es par la police, quelques pâtés de maisons plus loin… pour tomber sur la Calle G, son terre-plein bétonné entouré d’arbres et ses bancs. Jusqu’à ce que les policiers arrivent de nouveau. Alors, « tu devais te mettre à courir vers la mer pour les fuir. C’était triste, mais sympathique », confie Alberto, avec son air bonhomme. De bouche à oreille, la Calle G devint une halte collective pour les jeunes rockeurs et rockeuses de l’époque, et presque un lieu de pèlerinage pour ceux et celles d’aujourd’hui.
Du treillis au premier jean
Alberto a des dizaines d’autres souvenirs, lourds, qu’il raconte de manière burlesque. Sur l’île révolutionnaire alliée aux Soviétiques, « on était presque tous habillés de la même façon », se souvient-il. Chemises guayaberas (chemise traditionnelle cubaine conçue pour laisser passer l’air), treillis type safari… Mais « au début des années 1970, il y a eu les premiers contacts avec des membres de familles émigrées aux États-Unis ». Le Hérisson reçoit ses premiers jeans, qu’il customise. « Un jour, j’ai mis une fourrure de ma grand-mère, un pantalon de cirque brillant, avec une crête de couleur et des boucles d’oreilles », s’esclaffet-il. Avant de préciser : « La police déchirait nos vêtements dans la rue. »
Aujourd’hui, El Erizo ne va plus à la Calle G, où se réunissent principalement des jeunes âgé·es de 15 à 25 ans, mais il fréquente les lieux ouverts par l’État. Car,
“Historiquement, l’idéologie rock a été interprétée comme un mécontentement social et, ici, il ne faut pas montrer ce mécontentement ”
Mario, 21 ans
oui, le gouvernement a fini par plier à la demande du public rock, qui a persisté malgré les tourments. Le dimanche, Alberto boit une bière dans le patio d’une vieille maison coloniale aux murs roses, la Casa de la amistad (Maison de l’amitié), où sont jouées des reprises de rock étranger. Le défilé de tee-shirts Nirvana et de coiffures rock reprend. La moyenne d’âge ici est plutôt d’une cinquantaine d’années. Des nostalgiques, qui jouissent, balancent leur chevelure, crient sur les tubes interdits de leur adolescence. À 22 heures, la fête est finie.
Pour le rock, à Cuba, le tournant a eu lieu à la fin des années 1990. Le gouvernement a alors lâché du lest. L’inauguration, par Fidel Castro, de la statue de John Lennon dans un parc du quartier du Vedado, en 2000, a marqué les mémoires. Ainsi que la venue des Rolling Stones en 2016. Alberto incarne cette évolution : régulier de la Calle G, il travaille désormais à la promotion de l’Agence cubaine du rock. Cette entreprise étatique, ouverte en 2007, représente les musicien·nes de rock et s’occupe, entre autres, des contrats et des transferts d’argent. « Nous qui avons été tant censurés, aujourd’hui, on est institutionnalisés », résume l’ancien rebelle. Un soulagement pour lui, pour qui aller à G n’a « jamais été une manifestation politique » contre le régime, mais une « manifestation existentielle », une quête « de reconnaissance » .
Victoire ? Pas si vite. L’acceptation sociale n’est pas encore gagnée. Mario, 21 ans, fréquente la Calle G et le Doble A, un bar privé considéré comme l’un des « nouveaux points de réunion des frikis » . Alors qu’on y boit un verre sur de vieux pianos électriques, qu’on danse en sautant les uns contre les autres, s’affronte au billard ou aux dominos (l’un des jeux préférés des Cubains), Mario disserte d’une voix forte pour couvrir la musique hard rock qui emplit la salle. « Ce qui est triste, c’est qu’aujourd’hui cette image du rockeur dérange toujours, car, historiquement, l’idéologie rock a été interprétée comme un mécontentement social et, ici, il ne faut pas montrer ce mécontentement. » Bien sûr, sur la Calle G ou au Doble A, Mario ne dérange pas. Mais, à l’université, où il se forme pour devenir enseignant, ses professeur·es lui ont, à plusieurs reprises, demandé de couper ses longs cheveux bruns et ondulés.
Rock “made in” Cuba
De l’autre côté du rideau, les musicien·es font face à de nouveaux défis. Maintenant que le rock anglophone est accepté, le plus dur est d’imposer et de vivre un rock à la cubaine. Car, parmi les quelques lieux consacrés à ce genre musical à La Havane, ceux qui ont le vent en poupe sont ceux qui privilégient les reprises de tubes anglophones, pas les titres cubains.
Dans les années 1970, “la police déchirait nos vêtements dans la rue ”
Alberto Muñoz, 48 ans
Le Submarino Amarillo, ouvert par l’État en 2011 et nommé ainsi en référence à la chanson Yellow Submarine des Beatles, en a même fait sa règle. « Tu dois y chanter des tubes de John Lennon, pas les tiens, déplore Lady, représentante commerciale d’un groupe de rock. C’est pour ça que les groupes ne révolutionnent rien, il faut donner de l’espace aux jeunes ! »
Après avoir fréquenté la Calle G pendant près de sept ans et y avoir écouté le heavy metal d’Evanescence, Daniel, 27 ans, compte bien trouver un nouvel espace de liberté. Il y a deux ans, il a rejoint le groupe Tracks Rock Band comme batteur. Objectif : jouer leur rock à eux. Après avoir « plutôt bien gagné leur vie » avec des reprises (300 euros mensuels par tête), les artistes de Tracks ont décidé de former un nouveau groupe, explique Tuti, le bassiste. Leur « hymne », Ciudad desierta, dénonce une société de consommation… à Cuba. « Pour dire des choses sur la société, sur nos sentiments, il faut bien qu’on le fasse avec notre propre musique », observe Tuti. Cela inquiéteraitil les autorités ? La critique est tolérée du moment qu’on ne s’attaque pas ouvertement à la politique : des groupes comme Porno para Ricardo, qui a explicitement critiqué les chefs du gouvernement, sont interdits de concert. En attendant, Tracks se produit au Submarino Amarillo, mais le groupe se consacre surtout à la réalisation de son premier disque au studio BandEra, un collectif qui veut, lui aussi, sortir du lot.
Dans un garage rénové, des groupes de rock enregistrent, s’attellent à l’organisation de concerts en commun et rêvent d’organiser un festival de musiques alternatives cubaines. BandEra, qui n’a pas de statut officiel, mais profite d’un vide juridique pour échapper à la fermeture, veut devenir un label indépendant avec un fort penchant pour la musique rock, explique Alejandro Menendez, son directeur de création. « Aujourd’hui, le grand problème, c’est que si tu n’es pas représenté par l’Agence cubaine du rock, tu n’existes pas de manière professionnelle. Et comme c’est aussi l’agence qui possède les lieux pour jouer… C’est un monopole musical. Être indépendant, c’est essayer de commencer à générer ton propre mécanisme de production, de promotion, de distribution sans avoir à se battre avec l’institution. »
Dionisio Arce, dit Diony, le chanteur de Zeus – groupe devenu légendaire dans le petit monde du rock cubain tant il s’est acharné à produire un répertoire de metal en espagnol depuis les années 1990 –, résume bien la situation : « C’est comme être tout le temps à la cime du danger, en train de batailler avec les bureaucrates du pays. » Un combat qui le fait se sentir « vivant », mais qui ne paie pas. Même pour lui. Malgré ses trente ans de carrière, Diony vit surtout des recettes de sa caféteria…
U“Au Submarino Amarillo, tu dois chanter des tubes de John Lennon, pas les tiens. C’est pour ça que les groupes ne révolutionnent rien ”
Lady, représentante commerciale d’un groupe de rock