Causette

Mes vacances au bled

- PAR AURÉLIA BLANC

Chaque année, ils sont des millions à profiter des vacances d’été pour aller « au pays ». Celui qui les a vus naître, qui a vu partir leurs parents ou même leurs grands-parents… Vrai kif ou grosse galère, ce retour aux sources ne laisse jamais indifféren­t. Du Portugal au Pérou, en passant par l’Algérie, plongée intime dans ces vacances pas tout à fait comme les autres.

Il est de ces histoires qui naissent dans l’intimité des familles, mais finissent par laisser leur empreinte dans la mémoire collective. Celle de Rachid Sguini, 30 ans, alias Rakidd (voir « La Pépite » dans Causette #75), en fait partie. Fils d’immigrés marocains, ce tout juste trentenair­e a, comme beaucoup de jeunes de sa génération, passé tous ses étés « au pays », celui de ses parents. Un voyage qui, chaque année, donnait lieu au même rituel. « La veille du départ, mon père tendait de grosses bâches sur la voiture et commençait à mettre les bagages. Ça faisait une sorte de grosse boule sur le toit. En attendant, ma mère préparait des plats qu’on allait manger sur la route, comme les douez, une sorte de tajine marocain très populaire », se souvient cet auteur-illustrate­ur, qui a publié, cet hiver, Gribouilla­ges (éd. Faces cachées), un récit autobiogra­phique dans lequel il revient sur ces épiques départs estivaux.

Voitures bondées, valises remplies de cadeaux, traversée de la Méditerran­ée : le cliché appartient désormais à la culture populaire, inspirant chansons ( Tonton du bled, du groupe 113) et films ( Né quelque part, de Mohamed Hamidi). Mais ce que l’histoire ne dit pas, c’est que le retour au pays, c’est d’abord un trajet interminab­le, à vous couper à jamais l’envie de partir en vacances. « Une torture », résume Rachid Sguini. Deux jours et demi de route, du Puy-en-Velay (Auvergne) jusqu’au sud de l’Espagne, d’où l’on embarque pour Tanger. « On était trois ou quatre, derrière, dans une Nevada sans clim, par 40 °C, avec des couverture­s et des valises à nos pieds », se souvient-il, lui qui était, alors, « une machine à vomi ». Son pire cauchemar ? La traversée de l’Espagne. « Plus on descendait dans le Sud, plus c’était délabré. Jusqu’à mes 11 ou 12 ans, je croyais vraiment que c’était un pays composé de désert et d’autoroutes. J’avais vraiment de la peine pour les gens qui habitaient là. Je me disais : “Les pauvres, ça doit pas être facile”. » Des années après, pourtant, il lui arrive encore de refaire ce trajet en voiture. Rien ne l’y oblige, désormais. Mais l’enfer d’hier a laissé place à une douce nostalgie.

Retour au bercail

À 58 ans, Altina Ribeiro, auteure d’une autobiogra­phie *, continue, elle aussi, de revenir sur les pas de son enfance. Non pas au Maroc, mais au Portugal, où elle part avec son mari un été sur deux. C’est là qu’elle est née, à São Vicente, un petit village du nord montagneux, où elle a vécu pendant neuf ans. Jusqu’à ce qu’elle parte clandestin­ement en France avec sa mère et sa soeur, pour retrouver son père, qui avait fui quelques années plus tôt la dictature de Salazar. Une fois à Paris – où elle a vécu « un choc culturel énorme » –, il lui a fallu attendre cinq ans avant de revoir son pays natal. C’était en août 1974, quelques mois après la révolution. « Quand on s’est réveillées dans notre village, on était tellement heureuses qu’on n’y croyait pas ! D’un coup, on a retrouvé notre liberté. En France, on était

enfermées dans un appartemen­t. Là, on partait le matin, on revenait le soir, et la journée, on allait aider nos amis qui travaillai­ent dans les terres. Pour nous, c’était une colonie de vacances ! » raconte-t-elle.

Quand sonne la fin de la récréation, c’est le déchiremen­t. « On ne savait pas quand on allait revenir, on a pleuré tout le voyage », se rappelle-t-elle. Depuis, elle est retournée au Portugal tous les deux ans. Encore aujourd’hui, elle fait toujours un passage par São Vicente. Mais n’y reste plus que deux ou trois jours, grand max. « Sinon, je meurs d’ennui ! » confesse-t-elle en rigolant. Avec le temps, l’enfant du pays est devenue une vraie citadine. Et la maison de famille, dans laquelle personne n’est jamais revenu s’installer, est venue grossir les rangs de ces « casas as moscas » (les maisons à mouches), que l’on ouvre seulement l’été.

À plus de 1 500 kilomètres de là, dans le Piémont italien, une autre maison vit au rythme des vacances : celle de Chantal, 65 ans. Trois ou quatre fois par an, cette Toulonnais­e éprouve le besoin de revenir dans les lieux qui ont vu naître son grand-père – venu travailler en France –, puis son père. Une maison de montagne traditionn­elle, avec étable et terre battue, que chaque génération s’est employée à améliorer, au gré des retours. « Mon grand-père a économisé sur ce qu’il gagnait en France et, dès qu’il a pu, il a fait mettre l’eau et l’électricit­é. Mon père, le ciment et le carrelage. Nous, on a installé une salle de bains

(le luxe suprême !) et une petite chambre », énumère-t-elle.

Dans ce hameau, le bien nommé Confine (« frontière », en français), c’est l’une des rares bâtisses à être encore habitée. Et si Chantal met un point d’honneur à la faire vivre, ce n’est pas seulement par amour pour l’Italie. « Cette maison, c’était l’identité de mon père, sa fierté. C’est l’endroit où il perdait l’anonymat de l’exil. Ici, il retrouvait son nom, son surnom. Dans le village, il était “le fils de”. Et la maison concrétisa­it tout ça », confie-t-elle. Bien plus que des vieilles pierres, elle a longtemps été le trait d’union entre l’exil et les racines. La garante d’une mémoire familiale que Chantal et ses deux filles entendent bien perpétuer le plus longtemps possible.

“Étranger ici et là-bas”

Attendues par les uns, appréhendé­es par les autres, ces vacances au pays charrient bien souvent leur lot de questionne­ments identitair­es. Dans cet ailleurs à la fois dépaysant et familier, les appartenan­ces culturelle­s s’entrecrois­ent, et parfois s’entrechoqu­ent. « Comme beaucoup de gens qui partagent une double culture, j’avais le sentiment d’être étranger ici et étranger là-bas », se rappelle Angel, 34 ans. Parti d’Espagne à l’âge de 5 ans, il a passé toutes ses vacances d’enfance avec ses grandspare­nts, entre Madrid et les Asturies. Des « souvenirs magnifique­s », où se mêlent les journées passées dans le magasin d’antiquités de son grand-père, les après-midi au parc du Retiro, à Madrid, la singulière lumière madrilène, les retrouvail­les avec les copains… Et cette petite déception, aussi, lorsqu’on lui faisait sentir qu’il n’était pas tout à fait d’ici. « En France, on se foutait de moi à cause de mon prénom, on me taquinait sur le foot, les femmes de ménage espagnoles… Quelque part, t’es content de rentrer chez toi. Mais quand j’arrivais en Espagne, je n’avais pas non plus tous les codes. Les premiers jours, j’avais un accent français. On m’appelait “el Franchute” (le petit Français). Petit, ça me vexait », reconnaît-il.

Reste qu’il se sent chez lui en Espagne. Avec son père, qu’il a retrouvé à l’âge de 19 ans, il a découvert d’autres facettes de ce pays cher à son coeur : son patrimoine, son histoire, ses usages… Aujourd’hui encore, Angel y passe régulièrem­ent ses vacances. « Ce qui me frappe le plus, c’est que je retrouve là-bas une part de ma personnali­té. Un humour, une façon d’aborder les choses, de profiter de la vie… Quelque chose de très familier et qui me manque de plus en plus », témoigne ce Franco-Espagnol. Il y a quelques années, sa femme et lui ont même décidé de se marier à Séville. Comme « un lien supplément­aire » qui le relie, un peu plus encore, à son autre pays.

Décalages culturels

Mais tous ne partagent pas cet enthousias­me à l’égard du pays des origines. Rim, kiné de 34 ans, n’a pas remis les pieds en Algérie depuis bientôt quinze ans. Pendant vingt ans, elle a passé tous ses étés en famille, dans le sud du pays qui a vu naître ses parents. Un endroit désertique, parsemé de petites villes. « L’équivalent de la cité, mais dans le désert », dépeint-elle. Et si les départs en avion s’avéraient plutôt cocasses – « On voyageait avec quinze valises, c’était le sketch à chaque fois » –, à l’arrivée, l’ambiance n’était pas vraiment à la fête. Pour elle et ses quatre soeurs, c’était « le compte à rebours ». « On ne sortait pas trop. De temps en temps, on faisait une balade dans le désert. Mais, la plupart du temps, on allait voir les tantes, on servait le thé, on buvait le gazouz [soda, ndlr], on préparait la bouffe, on restait à la maison... Et on se faisait chier à mourir ! » raconte-t-elle.

Un sentiment d’enfermemen­t qui s’est accru à mesure qu’elle grandissai­t. L’été de ses 12 ans, au marché, un homme lui a mis une main aux fesses. Résultat : plus de sorties au marché. « L’étau s’est resserré au fil des années. Plus on devenait adultes, et plus on devait rester à la maison. Et ça, ça a commencé à nourrir mon désamour pour la cambrousse », poursuit-elle. Contrairem­ent à sa soeur jumelle, qui continue de se rendre au bled, elle a pris le large dès qu’elle a décroché son diplôme (et son indépendan­ce financière). Et elle a beau avoir envie d’y retourner un jour, elle n’est pas encore prête à revoir son « lointain pays ».

Comme elle, Ryan, 16 ans, en a sa claque de passer ses étés en Algérie, dans les montagnes de Kabylie. « Pas de plage, pas de boutiques, pas d’Internet… c’est pas des vacances ! » estime ce lycéen. Pendant un temps, il a même envisagé de « perdre »

“En France, on se foutait de moi, on me taquinait sur les femmes de ménage espagnoles. En Espagne, on m’appelait ‘ el Franchute’ (le petit Français). Ça me vexait ”

Angel, 34 ans, parti d’Espagne à l’âge de 5 ans

son passeport, puis de s’inventer « un problème de santé » . Pour, finalement, se rendre à l’évidence : la seule façon d’échapper aux rituelles vacances en famille, c’est de dégoter un boulot d’été.

Une stratégie qui a fait ses preuves, comme a pu l’observer la sociologue Jennifer Bidet, qui a consacré sa thèse aux « vacances au bled des descendant­s d’immigrés algériens ». Entre 2009 et 2013, elle a rencontré une cinquantai­ne d’entre eux·elles, âgé·es de 18 à 50 ans. Un travail passionnan­t, qui a donné naissance à la BD Sociorama-Vacances au bled (éd. Casterman), dans laquelle se croisent les différents profils des vacanciers et vacancière­s du bled. Parmi eux·elles, trois grands types de touristes. Ceux·celles qui viennent d’abord pour s’éclater. Généraleme­nt des jeunes de 18-25 ans qui partent en Algérie retrouver les copains et les copines, sortir et profiter de la vie. « Le décalage économique fait qu’ils ont un peu plus de pouvoir d’achat là-bas », appuie la sociologue.

Le pays fantasmé

À côté, il y a ceux·celles qui font le « voyage des racines ». Ils·elles « sont dans une sorte de “quête identitair­e” et entretienn­ent un rapport intellectu­alisé, parfois un peu fantasmé, au pays. Dans la BD, c’est le personnage de Férouze, qui revient au bled après dix ans et qui, dans un repas de famille, va être la seule à manger avec les doigts. À trop vouloir en faire dans l’authentici­té, elle est un peu à côté de la plaque », illustre Jennifer Bidet. Et puis il y a les familles qui vont au bled chaque été, comme d’autres iraient dans leur Cantal natal. À la différence près qu’elles évoluent, pendant des semaines, dans un pays et une culture différent·es.

De retour en France, il faut alors se remettre dans le bain. Française née d’une mère péruvienne, Kim, 30 ans, connaît ça par coeur. À chaque fois qu’elle revient du Pérou, il lui faut plusieurs semaines pour retrouver ses marques. « Je rapporte énormément de nourriture. Tous les trucs que je mangeais là-bas quand j’étais petite. Ici, jamais je n’achèterais du Nesquik. Par contre, je vais rapporter l’équivalent péruvien, parce que c’est ma petite madeleine de Proust. Ça prolonge un peu le séjour », témoigne cette Parisienne. À chaque fois, elle se tape « un bon petit mois de déprime » . Une période où elle peut appeler chaque jour ses grands-parents restés là-bas, partir en quête du moindre restaurant péruvien… « On essaie de maintenir le lien jusqu’au bout. Et puis, il y a un moment où il faut lâcher. C’est fini. » Fini, oui, mais peut-être pas pour très longtemps : à la rentrée, Kim s’envolera de nouveau pour l’Amérique latine. Cette fois-ci pour s’y installer quelques mois. Et, peut-être, écrire un chapitre de sa vie là-bas.

* Le Fado pour seul bagage, d’Altina Ribeiro. Éd. Osmondes, 2005.

“La plupart du temps, on allait voir les tantes, on servait le thé, on buvait le gazouz, on préparait la bouffe. Et on se faisait chier à mourir ! ”

Rim, 34 ans, vingt ans de vacances en famille dans le sud algérien

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