Kristina Tremonti, l’incorruptible
L’INCORRUPTIBLE
En Grèce, elle est le nouveau visage de la lutte anticorruption. Kristina Tremonti, 27 ans, a lancé une plateforme qui répertorie, pour mieux les dénoncer, les cas de corruption
qui rongent le pays. Une initiative récemment saluée par le magazine Forbes.
“Ce ne sont pas les lois contre
la corruption qui manquent. Le problème, en Grèce, c’est leur application ”
Le pas rapide, Kristina Tremonti promène sa longue silhouette dans le quartier d’Exarcheia, au coeur d’Athènes. Elle est cintrée dans une chemise blanche, perchée sur des talons épais et ses yeux balaient ce bastion historique de la contestation où le street art politique s’exhibe sur toutes les façades. Si Kristina Tremonti a quelques minutes de retard, lorsque nous la rencontrons en cette journée de février, c’est à cause du « scandale Novartis ». « Je n’arrivais pas à éteindre la télévision qui ne parle que de ça », jure la jeune femme, secouée, comme le reste de la Grèce, par cette affaire de corruption révélée au début du mois. Un large système de commissions qui implique des dizaines de responsables politiques, des hauts fonctionnaires et plus de quatre mille médecins accusés d’avoir favorisé le laboratoire pharmaceutique suisse en échange de pots-de-vin, entre 2006 et 2015. « Novartis réveille une nouvelle fois les consciences concernant la corruption de nos politiciens. En tant que citoyen·nes, nous ressentons beaucoup d’injustice », dénonce Kristina, qui a chassé son sourire. Car « ici, malheureusement, la pratique est endémique. Nous y sommes habitué·es, c’est devenu une norme ».
Bakchich à tous les étages
Lutter contre la corruption, Kristina Tremonti en a fait son credo. Dès 2012, trois ans après le début de la crise économique, elle revient de l’Université Yale, aux États-Unis, où elle achève ses études en sciences politiques. Alors que de nombreux jeunes ont pris la tangente pour l’étranger, l’étudiante rentre dans le pays qui l’a vue grandir. « Attristée par la corruption et le clientélisme qui gangrènent la société », elle décide d’y consacrer sa thèse. D’un ton préoccupé, cette « militante citoyenne », conseillère au sein d’une organisation internationale, déclare avec passion : « Chacun regarde son intérêt personnel avant de penser au bien public. J’ai eu envie d’avoir une image plus précise du phénomène et surtout d’apporter des solutions. » Kristina Tremonti crée alors la plateforme Internet Edosa Fakelaki (« J’ai donné un bakchich »), qui répertorie les pratiques frauduleuses grâce aux témoignages anonymes de citoyen·nes. Immédiatement, son initiative devient virale grâce aux réseaux sociaux. Des milliers de Grec·ques se connectent et racontent avoir payé des dessous-de-table. « L’idée est de discuter et de comprendre comment on en arrive à compromettre quotidiennement notre éthique à cause d’un système de valeur corrompu. » Parmi les témoignages qui l’ont marquée, celles de femmes, nombreuses, obligées de payer des bakchichs pour une césarienne.
À son échelle, Kristina Tremonti ne manque pas d’anecdotes. Elle-même s’est vu demander des dessous-de-table. D’une voix vive, elle remonte à ce jour de 2012. De passage à Kalamata, dans le Sud-Ouest, elle emmene en urgence son grand-père à l’hôpital. Atteint d’un cancer de la prostate, le vieil homme perd du sang, mais les infirmières tardent à s’en occuper. Une femme assise dans la salle d’attente lui explique qu’il faut donner un billet au médecin. Kristina reste sans voix. Pour la première fois, elle est soumise au pot-de-vin. Après avoir glissé 300 euros dans une enveloppe, son grand-père est vite pris en charge. « J’étais abasourdie. Il était dévasté. Qu’on en soit arrivé là était pour lui un désastre, se remémore, amère, la jeune femme. Nous savons toutes et tous que la corruption existe puisque nous la rencontrons à tous les niveaux de notre vie. » Parmi les secteurs les plus touchés : les hôpitaux publics, les écoles de conduite et les agences de permis de construire.
Petits arrangements entre “amis”
La crise économique n’a rien arrangé. À Athènes et aux alentours, les magasins aux rideaux baissés se succèdent. Les panneaux « à vendre » s’accumulent sur les façades. « Nous avons vu nos salaires et nos retraites baisser, les taxes augmenter. Les coupes budgétaires ont beaucoup affecté le service public, notamment le système de santé », s’emporte Kristina Tremonti. Dans un pays toujours en plein marasme économique, où le salaire minimum est descendu à moins de 700 euros, les citoyen·nes peinent à sortir la tête de l’eau. Une situation qui a engendré un cercle vicieux dans lequel certain·es y vont de leurs petits arrangements. « Les médecins, en sous-effectif, travaillent plus, mais gagnent moins. Demander des dessous-de-table est devenu une façon d’arrondir leurs salaires », se lamente Kristina qui, dans la foulée, dénonce les taxes contournées par des particuliers. « Certain·es commerçant·es proposent un rabais si vous ne prenez pas de tickets de caisse. Chacun·e est gagnant·e. » Sauf l’État grec qui inspire depuis toujours beaucoup de méfiance. « Quand les gens voient l’état désastreux du système éducatif, de la santé ou des infrastructures publiques, ils se demandent où passe leur argent. »
Selon l’organisation contre la corruption Transparency International, la Grèce reste l’un des mauvais élèves de l’Europe. Les exemples s’enchaînent au plus haut niveau. Tout le monde garde en mémoire le scandale Siemens. Dans les années 1990 puis lors des Jeux olympiques de 2004, organisés en Grèce, la compagnie allemande est soupçonnée d’avoir arrosé des responsables helléniques afin d’obtenir de gros marchés publics. Récemment, des fonctionnaires de l’État sont accusé·es d’avoir reçu des enveloppes en échange de contrats pour le métro d’Athènes. Kristina Tremonti ironise : « Ce ne sont pas les lois contre la corruption qui manquent. Le problème, en Grèce, c’est leur application. »
Le site Edosa Fakelaki, lancé il y a maintenant six ans, a récemment été salué par le magazine économique américain Forbes. La jeune femme apparaît dans le dernier classement des personnalités de moins de 30 ans. « C’est un grand honneur, mais je ne le prends pas à titre personnel, recadre Kristina Tremonti. C’est avant tout un signe fort pour celles et ceux qui ont partagé leurs histoires. » Si aujourd’hui, les langues se délient « enfin », c’est à cause d’un « véritable ras-le-bol ». Les sourcils froncés, elle lance tout de go : « Depuis que nous sommes empêtré·es dans la crise, les gens veulent des explications. Pendant des années, des milliards d’euros ont servi à l’intérêt personnel des hommes et des femmes politiques ou ont été perdus en bakchichs. Nous payons les pots cassés. » Malgré la reconnaissance de Forbes, Kristina Tremonti sait que le chemin sera long : « Le changement n’arrivera pas demain, il faut commencer par faire évoluer les mentalités des citoyen·nes. Je reste optimiste, en Grèce et dans toute l’Europe, ma génération exige plus de transparence. »
U