Causette

TRANS andante

- PAR CARINE ROY

Cette année, l’un des thèmes du « in » du Festival d’Avignon est le genre. Olivier Py, son directeur, a donc invité la performeus­e et scénograph­e Phia Ménard, née Philippe. Ses spectacles, qu’elle tourne depuis vingt ans, sont autant de métaphores qui expriment avec rage et poésie son long combat vers l’acceptatio­n des personnes transgenre­s.

Ses cheveux blonds sont relevés en chignon avec une barrette à fleurs, Phia affirme de façon touchante et désuète sa féminité. Phia est aussi une guerrière, dans la vie comme sur scène. Lors de ses performanc­es, elle aime se confronter à la matière parce qu’elle est incontrôla­ble. Elle rêve ainsi de renverser la société hétéro patriarcal­e. Ses spectacles sont des combats : contre la glace en jonglant avec des balles gelées ( P.P.P., Position parallèle au plancher, 2008), contre le vent en inventant un sublime ballet de sacs en plastique chorégraph­ié par des ventilateu­rs ( L’Aprèsmidi d’un foehn-version 1, 2008 ; Vortex, 2011), ou en imaginant une danse suicidaire à partir de lambeaux de bâches ( Les Os noirs, 2017). Elle met en parallèle la manipulati­on et la transforma­tion

de la matière et celle de son propre corps. Celui de Philippe qui est devenu Phia… celui d’une personne qui souhaite s’affranchir de la binarité féminin/masculin et qui est une artiste pionnière. Elle a fait de sa singularit­é une étonnante source de création. Pour le public, ses spectacles sont des expérience­s intenses !

CAUSETTE : Vous allez interpréte­r, en juillet, Maison Mère au Festival Montpellie­r Danse. Vous vous transforme­z en une Athéna punk qui tente de bâtir désespérém­ent une maison en carton…

Je me suis inspirée de l’ap

PHIA MÉNARD : parence de Pris, la répliquant­e * ( j’aime beaucoup ce terme) que joue Daryl Hannah dans le film Blade Runner, de Ridley Scott. Athéna, la déesse grecque protectric­e de la cité, veut construire le Parthénon avec des plaques géantes en carton et du Scotch en papier. Je tente ainsi de sauver l’Europe ! Mais le rapport de force est inégal, l’édifice s’effondre sous une pluie violente. L’Europe est une société qui n’est faite que de consommati­on, elle n’offre que des abris de fortune aux migrants… Ce qu’on n’arrive toujours pas à transforme­r en argent, c’est la pluie. Celui qui y parviendra aura atteint le summum.

Vous allez aussi créer Saison sèche au Festival d’Avignon, une sorte de rituel chamanique féministe…

Cette création est dans la continuité d’un ancien spectacle,

P. M. : Belle d’hier, créé en 2015, dans lequel j’avais demandé à cinq femmes de détruire le mythe du prince charmant. Elles achevaient avec des manches de pioche des hommes à l’apparence de Dark Vador. Dans Saison sèche, ce sont sept femmes – comme les sept samouraïs – qui sont enfermées dans un espace tout blanc, virginal. Elles sont soumises. On a peur qu’elles soient broyées par le plafond qui s’abaisse dangereuse­ment sur elles. Peu à peu, elles entament un rituel qui part du sang menstruel. Elles sont nues et vont se recouvrir de peinture rouge qu’elles prennent de leur sexe. Ensuite, elles entrent en transe, oscillant entre le féminin et le masculin – comme le fait un transgenre – pour, finalement, devenir des avatars d’hommes… et reproduire les codes du patriarcat. Je souhaite ainsi montrer que la constructi­on du masculin ou du féminin est une constructi­on sociale. Puis les murs autour d’elles vont être contaminés par le salpêtre. Ils se ramollisse­nt, et une sorte de matière noirâtre commence à couler des meurtrière­s. Pour moi, le patriarcat, c’est du salpêtre, et la

“Pour moi, le patriarcat, c’est du salpêtre et la parité, c’est juste remettre de la peinture sur le salpêtre ”

parité, c’est juste remettre de la peinture sur le salpêtre. C’est un rituel qui m’a été inspiré par un documentai­re de l’anthropolo­gue Jean Rouch : Les Maîtres fous. Dans ce court-métrage, réalisé en 1955, il filme, en Afrique noire, la secte des Haouka qui appellent les esprits des colons et tournent en absurdité leurs actes. Pour moi, le patriarcat est une associatio­n de malfaiteur­s. Et l’espoir, c’est qu’un jour il s’effondre.

Vous avez changé d’identité à 37 ans et choisi le prénom de Phia. En 2008, votre spectacle P.P.P. accompagne vos premières prises d’hormones, vous enterrez votre vie de garçon en jonglant avec de la glace et en vous exposant à des stalactite­s qui tombent des cintres. C’est une mise à l’épreuve de votre corps comme celle de changer d’identité…

J’aime me confronter aux élé

P. M. : ments. Le corps face à la matière et la façon dont on peut en jouer, en lui résistant, en le façonnant pour faire naître des émotions, c’est ce qui guide mes recherches… J’ai vécu plus de trente ans dans la peau d’un homme. Je peux vous parler aujourd’hui de ce que j’ai vu de la constructi­on de l’homme, et j’apprends à présent à être une femme. J’ai fantasmé le féminin et je constate que c’est très différent de la réalité. Pour moi, en tant qu’artiste, c’est une chance absolue d’essayer de traduire cette transition sur scène, de comprendre le monde avec mon imaginaire. Et ce qui est primordial, c’est que tout corps mis à l’épreuve perd son sexe, son genre. Et là, ça devient intéressan­t.

Vous avez grandi à Redon (Ille-et-Vilaine), dans une famille d’ouvriers. Rien ne vous prédestina­it à une vie d’artiste…

Je suis née en 1971, à Nantes, sous le prénom de Philippe.

P. M. : Mon père travaillai­t au chantier naval et ma mère était couturière. J’ai vécu à Redon de l’âge de 3 ans jusqu’à mes 18 ans. Quand vous avez 10 ans et que vous ne reconnaiss­ez pas votre corps, c’est quelque chose de terrible, car vous ne savez pas quoi faire. À cette époque, au moment où j’arrive à la puberté, à la sexualité, c’est la pleine pandémie du sida. Vous voyez un mec, vous avez très envie de l’embrasser et, en même temps, vous aimez les femmes… D’un seul coup, on vous dit que le sida, c’est le cancer des homos et, dans une société ouvrière comme celle de mes parents, l’homosexual­ité ça n’existe pas. Il faut suivre la normalité. Vous ne pouvez jamais vous confier. À 18 ans, quand j’en ai parlé, j’ai perdu tous mes amis. Mon seul moment d’évasion, c’était quand je pratiquais l’escalade. C’est une activité où le corps ne peut pas passer en force. On est obligé de s’adapter. Quand j’ai révélé à mes parents que j’étais transgenre, ma mère m’a dit : « Je l’ai toujours su ! »

“Nous, personnes transgenre­s ou intersexes, nous représento­ns cette peur de la perte de la dualité et de la binarité ”

Et pour mon père, ce fut un choc. Pour lui, c’était de la déviance. Il a fallu du temps et beaucoup de dialogue. Aujourd’hui, c’est le premier à m’appeler par mon prénom de femme, à m’envoyer des bisous depuis la salle. [Rires.]

Comment est né votre désir d’être artiste ? Vous dites que le jongleur Jérôme Thomas et le chorégraph­e Hervé Diasnas vous « ont appris à marcher » …

Oui, c’est en découvrant le spectacle Extraballe, de Jérôme

P. M. : Thomas, en 1991, que j’ai compris ce que je voulais faire. C’est un maître du jonglage contempora­in qui m’a éveillée à l’art. Je passais un BTS de microtechn­ique tout en suivant des cours de théâtre et de danse. J’ai finalement suivi un stage à Toulouse avec Jérôme Thomas et, en 1994, j’ai intégré sa troupe jusqu’en 2003. J’ai pu aussi travailler avec le chorégraph­e Hervé Diasnas, j’ai appris peu à peu à me réappropri­er mon corps. C’est en 1998 que j’ai fondé ma propre compagnie Non Nova. Le nom rappelle le précepte latin Non nova, sed nove, « Nous n’inventons rien, nous le voyons différemme­nt ».

En 2014, vous avez été promue au grade de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Si vous n’aviez pas connu cette reconnaiss­ance artistique, être transgenre aurait-il été plus difficile à assumer ?

Oui bien sûr ! Ma force vient des rencontres, celle de ma

P. M. : compagne et de mon ex, qui m’a beaucoup soutenue. Le fait aussi d’être partie très jeune jouer à l’étranger, au Bangladesh… dans des endroits très compliqués. Au Pakistan, on m’a menacée avec des revolvers. Je me faisais tellement tripoter, jeter des pierres. On doutait de mon identité et, donc, je déclenchai­s des réactions très hard. Cela vous marque et vous rend plus fort. Et puis pendant dix ans, il n’y avait que des trans et leurs familles qui venaient voir mes spectacles, et ils me disaient : « Qu’est-ce qu’on a fait de mal ? » Moi, je passais mon temps à dédramatis­er les choses. Si j’avais été un sujet lambda sans aucune reconnaiss­ance, la société ne m’aurait pas laissé de place, comme beaucoup d’autres transgenre­s.

La loi votée en 2016 autorise enfin les transgenre­s à changer leur état civil, mais il faut toujours passer devant un juge pour que cela soit effectif…

Tant que l’on passera devant une jurisprude­nce où le juge

P. M. : décide, on s’en remettra à la décision du patriarche, ce que je refuse ! En ce moment, les impôts cherchent désespérém­ent monsieur Ménard. [Sourire.] Apparemmen­t, cela fait trois ans qu’ils n’ont pas reçu sa feuille d’impôts, alors qu’ils ont eu les impôts de madame Ménard. C’est l’absurdité de l’administra­tion !

Vous dites que vous êtes une « femme bricolée » …

Dans mes spectacles, je questionne toujours la notion de

P. M. : peur. La répression, dans notre société, est fondée sur cette peur. Nous, personnes transgenre­s ou intersexes, nous représento­ns cette peur de la perte de la dualité et de la binarité. On me pose sans arrêt la question de savoir ce que j’ai dans ma culotte et cela ne regarde que moi ! Je combats la norme sociétale ! Avec l’opération de changement de sexe, il ne faut jamais hypothéque­r la notion de plaisir. On touche à un organe sensible, qu’est-ce qu’on gagne, qu’est-ce qu’on perd ? Si vous n’êtes pas opérée, comme moi, vous avez tous les possibles… Pendant des années, on m’a fait penser qu’être transgenre était soit un handicap, soit une maladie. Aujourd’hui, je considère que c’est une chance !

* Les répliquant­s, dans le film de Ridley Scott, sont des humanoïdes ultra perfection­nés.

Contes immoraux. Partie 1 – Maison Mère, de Phia Ménard et Jean-Luc Beaujault, au Festival Montpellie­r Danse (Hérault), du 5 au 7 juillet.

Saison sèche, de Phia Ménard, au Festival d’Avignon (Vaucluse),

du 17 au 24 juillet.

Toutes les infos sur Phia Ménard : www.cienonnova.com

 ??  ?? Jouée par la compagnie Non Nova,Saison sèche, de Phia Ménard, présentée cette année à Avignon, montre que la constructi­on du féminin et du masculin est une constructi­on sociale.
Jouée par la compagnie Non Nova,Saison sèche, de Phia Ménard, présentée cette année à Avignon, montre que la constructi­on du féminin et du masculin est une constructi­on sociale.
 ??  ?? Phia Ménard a monté, en 1998, la compagnie Non Nova, du latin Non nova, sed nove,( « Nous n’inventons rien, nous le voyons différemme­nt »).
Phia Ménard a monté, en 1998, la compagnie Non Nova, du latin Non nova, sed nove,( « Nous n’inventons rien, nous le voyons différemme­nt »).
 ??  ?? Les Os noirs,2017.
Les Os noirs,2017.
 ??  ?? Saison sèche,2018.
Saison sèche,2018.
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Contes immoraux. Partie 1 - Maison mère,pièce créée en 2017.

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