Causette

La Pepite

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En ce temps-là, je n’imaginais pas qu’écrire pouvait à ce point ouvrir la focale de la vie. Je choisissai­s sous la douce mais ferme contrainte maternelle les ouvrages les plus minces de la bibliothèq­ue familiale pour en avoir fini au plus vite. C’est ainsi que ma main s’emplit d’une drôle de rue, la rue du Havre, tracée au cordeau par un styliste au nom de coureur cycliste, Guimard. Non pas Cyrille comme le serial sprinter qui battit jadis le grand Eddy Merckx. Mais un certain monsieur Paul à qui, au nom de l’amitié, Antoine Blondin avait offert un titre à un autre de ses romans, Les Choses de la vie.

Je ne l’ai pas senti aussitôt, mais page après page, alors que se nouait l’intrigue dans un style cristallin, pas un mot plus haut que l’autre et surtout pas un mot plus bas que l’autre, Guimard m’a littéralem­ent happé dans le filet de son écriture. Ça ne payait pas de mine, c’était même à première vue inoffensif, cette manière de tisser les destins l’air de rien. Trois destins. Celui d’un pauvre hère planté devant les vitrines des boutiques chics à la sortie de la gare Saint-Lazare, tentant de placer des billets de loterie aux amoureux de la chance. Celui de François, qui émergeait chaque matin à la même heure du flot grisâtre de voyageurs. Celui de Catherine, qui passait devant le marchand de bonne fortune onze minutes plus tard. Et c’est là que Paul Guimard me ligota à son livre en lecteur-otage consentant. Ce qu’il racontait relevait du tour de magie. Il prenait plaisir à rapprocher ces vies qui n’avaient rien à faire ensemble, puisque, à cette époque (qu’on ne saurait imaginer) où la SNCF était à cheval sur les horaires, onze inexorable­s minutes séparaient François de Catherine.

C’était compter sans Julien Legris qui en savait long sur les méandres et les surprises de l’existence. Sinon quelle nécessité, hormis celle de glaner quelques pièces, l’aurait poussé à vendre des super-bancos au printemps, à vêtir des habits de père Noël en décembre ! Je ne savais pas vraiment ce qu’était un roman avant de lire Rue du Havre. J’ignorais surtout le pouvoir des « il était une fois » et du marionnett­iste à stylo qui tire, mêle et démêle les fils. Démiurge et magicien, le romancier avait tous les droits, comme celui de pulvériser onze minutes dans le train-train de deux êtres. Afin que le coeur de l’un batte contre le coeur de l’autre.

Chaque matin, pour me rendre au travail, je remonte la petite rue du Havre pour tomber sur les pendules arrêtées de Saint-Lazare. Et c’est comme si, précisémen­t, les années n’avaient pas passé depuis ces soirées d’adolescenc­e où, croyant sacrifier à une corvée, j’avais vu s’ouvrir devant moi les portes du « tout est possible », quand l’existence devient romanesque, quand le romanesque devient plus vrai, plus fort, plus urgent, plus intense que la plus folle des existences. Merci, monsieur Paul, vous m’avez appris que Les Choses de la vie se passent au coin de la rue, du Havre ou d’ailleurs, et que les mots sont des bons chiens qu’on apprivoise pour arriver à bon port.

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 ??  ?? Rue du Havre, de Paul Guimard. Éd.Gallimard/Coll. Folio, 160 pages, 4,85 euros.
Rue du Havre, de Paul Guimard. Éd.Gallimard/Coll. Folio, 160 pages, 4,85 euros.

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