Causette

Tri sélectif

- PAR CATHY YERLE

Je la guette depuis des jours. Je tends l’oreille, espérant le coup de frein strident, suivi du petit bruit sec du clapet de la boîte aux lettres. Je suis inquiète. Pour la carte postale de Mamie, ma feuille de paie et Causette, qui n’arrivent pas, et pour toutes ces factures que je n’ai pourtant pas très envie de payer. Mais aussi pour elle car, depuis des années, je la vois affronter sans jamais manquer un rendez-vous, la pluie, le vent, la neige.

J’envisage le pire. Elle a peut-être été ensevelie sous des centaines de lettres quand son lourd vélo jaune a chuté sur les crottes du pitbull de madame Duclos, de la cité d’en face. Je l’imagine, son mètre soixante étalé sur le bitume, ses fesses musclées dans le caca, sa casquette ornée du petit oiseau dans la rigole, son bras coincé sous le guidon et son mollet tout rond sous la pédale. Si, aujourd’hui, elle ne passe pas, j’irai à elle.

Je suis donc partie au tri postal de ma ville. Accéder au tri, c’est comme participer à Fort Boyard. Après l’épreuve de l’interphone muet, de la grosse grille bleue qui refuse de coulisser et du sas à ouverture magnétique qui coince, je suis arrêtée par une paroi transparen­te ornée d’un guichet piqueté de petits trous, genre parloir de prison. De l’autre côté, escaladant les murs, une multitude de casiers et, dans chacun, une explosion de courriers de toutes tailles. J’avais imaginé un endroit grouillant de vie, de gens bleus à casquette s’agitant dans tous les sens. Mais non, personne.

Je pousse timidement un « ouh ouh », qui fait réagir un corps, là-bas au fond, entre deux casiers. Je la reconnais. Ma factrice. Elle fait une drôle de tête sans sa casquette, elle a l’air toute patraque. Je l’embrassera­is volontiers, tellement je suis soulagée de la retrouver, mais avec le Plexiglas, ce n’est pas possible. Je plaque ma bouche aux petits trous et lui postillonn­e toute mon anxiété : que je n’en peux plus de l’attendre depuis des jours, que je ne reçois plus mon courrier, que c’est grave et que... Je vois deux grosses larmes débouler sur ses joues. Elle me répond en reniflant qu’elle ne peut rien pour moi, qu’elle est enfermée là parce qu’elle a attrapé le burn-out, que c’est comme une épidémie ici et que, du coup, elle n’a plus le droit de faire la tournée, que ce sont des intérimair­es qui s’y collent, mais qu’ils ne connaissen­t rien au métier, ni au quartier.

Elle me dit que, pourtant, c’était son projet de vie, le plan des rues, le nom des gens, les rencontrer, que quand elle avait passé le concours de factrice, c’était une vraie profession, une mission. Et puis la direction avait « ouvert le capital ». Elle n’avait pas bien compris ce que ça voulait dire, parce qu’elle avait trop la tête dans le guidon. Mais très vite, elle s’était rendu compte qu’il fallait pédaler plus pour gagner pareil, distribuer autant en moins de temps, se répartir les quartiers de celles et ceux qui partaient à la retraite ou qui étaient touché·es par l’épidémie et n’étaient jamais remplacé·es. Comme Nicolas, qui s’était pendu dans sa cave parce qu’il ne supportait plus de se faire enguirland­er par les chefs et par les gens mécontents. Jusqu’au jour où elle s’était aperçue qu’elle pédalait en pleurant. Alors, de peur qu’elle fasse une bêtise dans la cave, le médecin du travail avait préconisé de la laisser au tri, le temps qu’elle arrête de pleurer.

J’aurais bien voulu la délivrer, mais, écrasée par ma « toute-impuissanc­e », j’ai juste balbutié qu’il fallait qu’elle se remette vite en selle et qu’elle me manquait. Et je suis repartie sans mon courrier.

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