Guerre des gangs à Londres : mourir à 15 ans
Alors que les rixes entre ados se multiplient à Paris et en banlieue, les quartiers déshérités de Londres subissent depuis plusieurs années des vagues de violence similaires où des bandes de gosses s’affrontent à coups de couteau ou de revolver. Chaque m
Quand Junior Smart a rendu pour la première fois visite à cette gamine d’une quinzaine d’années, elle était allongée sur le lit d’un hôpital londonien. Quelques heures plus tôt, elle débarquait aux urgences, un couteau de cuisine enfoncé dans le ventre. Les médecins l’ont sauvée in extremis, mais la lame a brisé ses chances d’avoir un jour un enfant. « En entrant dans sa chambre, je lui ai dit : “Tu as une chance incroyable d’être vivante”. Elle m’a lancé : “Je suis une soldate, moi. Je survivrai à tout”. Elle ne se rendait pas compte de la violence subie. C’était une composante de sa vie. » Le coup de couteau venait d’une rixe avec une bande de filles. « Une histoire de garçons », dit en soupirant Junior Smart avec un triste sourire, de sa voix douce au débit chantant. Né au sud de Londres, ce Britannique de 42 ans promène sa frêle silhouette d’hôpitaux en commissariats, d’écoles en services de justice pour mineurs. Partout où des adultes, désemparés par la violence subie ou commise par des jeunes gens, l’appellent à la rescousse. Depuis douze ans, il est à la tête du SOS Gangs Project, un dispositif destiné à enrayer la criminalité dans laquelle est engluée une frange de la jeunesse londonienne. Un projet imaginé en prison, où il a été incarcéré pour trafic de drogue. Et un travail de longue haleine pour lequel il active tous les leviers : école, famille, logement… « Dans le cas de cette jeune fille, nous avons trouvé des fonds pour la changer de quartier et lui faire réintégrer le lycée, se souvient Junior Smart. Il y a eu des périodes sensibles, comme les vacances. Si elle s’ennuyait, où allait-elle traîner, pour voir qui ? » Après un an de suivi sans relâche, il la croit sur de bons rails, même si rien n’est jamais acquis.
Entre vengeance et désespérance
La demande auprès de SOS Gangs Project va crescendo. « La violence à Londres s’aggrave. Les jeunes semblent y être de plus en plus insensibles », observe Junior Smart, dans ses locaux du quartier de Camberwell, au sud de Londres. La capitale est secouée par une vague de criminalité nourrie de guerres entre gangs. Surtout dans les quartiers pauvres du Nord-Est et du Sud, qui dessinent une balafre en courbe sur la carte de la ville. Le trafic de drogue apparaît souvent en toile de fond, mais il est aussi question de défendre son bloc d’immeubles contre les « ennemis » de la rue d’en face. Un mauvais regard ou une provoc dans un rap relayé sur YouTube suffisent à justifier des meurtres. C’est West Side Story expurgé de tout romantisme. « On appelle ça les trois R : revenus – ceux de la drogue –, respect ou revanche », glisse Claire Van Helfteren, médiatrice chargée de pacifier les relations entre adversaires pour le compte de la police. Certains observateurs mettent le regain de violence sur le dos de la fermeture de maisons de quartier due au plan d’austérité des années 2010. D’autres accusent les réseaux sociaux : les bagarres filmées circulent à la vitesse de l’éclair, attisant humiliations et envies de vengeance, sur fond de désespérance. « Quand je dis aux jeunes que, s’ils continuent, ils finiront morts ou en prison, ça n’a aucun effet puisqu’ils sont convaincus de ne pas avoir d’avenir », déplore Claire Van Helfteren. Mi-septembre, le cap des cent morts a été franchi pour 2018. Plus du tiers des victimes avaient moins de 25 ans. Les autorités s’inquiètent des attaques au couteau, en hausse de 21 % en 2017, au point d’atteindre 37 443 agressions, mortelles ou non, en Angleterre et au Pays de Galles.
Des familles en deuil
Cet après-midi d’octobre, une maison d’Islington, un borough (arrondissement) du nord de Londres, accueille des mères endeuillées. Michelle McPhillips, 53 ans, camoufle son chagrin sous une voix puissante. Elle dit reconnaître les autres parents de victimes à l’éclat qui s’est éteint dans leurs yeux. Son fils, Jonathan, avait 28 ans quand il est mort, en 2017, d’un coup de poignard sous le coeur. Il a voulu venir en aide à un gosse assailli par un groupe armé de machettes. À ses côtés, Philippa Addai, visage enfantin, a perdu Marcel, 17 ans, en 2015. Son fils rentrait avec ses copains quand ils ont croisé un gang hostile au leur. Marcel n’a pas couru assez vite, ils l’ont poignardé plus de dix fois. Jennie Appleton est la mère de Stefan, tué la même année, à 17 ans. Son agresseur en avait 16. Il lui a planté dans le corps un couteau « zombie », modèle à lame crantée inspiré des films gore. Même les familles
“La violence à Londres s’aggrave. Les jeunes semblent y être de plus en plus insensibles”
Junior Smart, de SOS Gangs Project
épargnées par ces drames n’échappent pas à la psychose. Tracy Prescott, une quadra énergique, a créé le mouvement Enough is Enough (trop, c’est trop) après la mort de Marcel, un ami de son fils. « Ç’aurait pu être le mien », tranche-t-elle. Il y a quelques semaines, le fils de Tracy s’est fait entailler le bras par d’autres jeunes. « Un avertissement, croit-elle savoir. Parce qu’il marchait à Islington et qu’il vient de Hackney », le quartier voisin. À Londres, capitale éparpillée façon puzzle entre super riches et poches d’affolante pauvreté, ce phénomène est invisible aux yeux des foyers aisés. « La situation ne changera que le jour où l’enfant d’un député sera tué », assène Michelle.
Le gang, c’est la famille
Junior Smart ne connaît que trop bien les rouages de la violence. « Mon parcours est très semblable à celui des jeunes que j’accompagne », assure-t-il. Il fut un temps où lui non plus ne sortait jamais sans un couteau glissé dans la chaussette, « comme on prend son téléphone ou son parapluie ». « À 14 ans, j’avais été agressé à l’école. J’avais besoin de me protéger. » Nous sommes à la fin des années 1990. Père absent, mère handicapée, Junior Smart décroche. Il trouve refuge au sein d’une bande de gamins à problèmes. « Je ne dirais pas que j’étais dans un gang, mais dans un groupe d’amis. L’un d’eux était avec moi quand ma mère est morte. C’est ce que me disent les jeunes : “Le gang, c’est ma famille.” » Au décès de sa mère, Junior Smart se retrouve seul avec sa soeur et une montagne de dettes. Ses « amis » lui promettent de l’argent rapide. Il deale crack et cocaïne. En 2001, il est condamné à dix ans de prison. La détention agit comme un électrochoc : Junior Smart décide de « reprendre sa vie en main », effaré de voir des prisonniers remis en liberté et de retour à l’ombre une semaine plus tard. « Je me suis dit qu’il fallait agir sur ce qui permettait aux gangs de prospérer, sur le fossé qu’ils comblaient. » À sa sortie, cinq ans plus tard, par le jeu des remises de peine, il propose à une association, St Giles Trust, un programme dans lequel des repentis aideraient les jeunes à fuir les gangs.
“Quand je dis aux jeunes que, s’ils continuent, ils finiront morts ou en prison, ça n’a aucun effet puisqu’ils sont convaincus de ne pas avoir d’avenir”
Claire Van Helfteren, médiatrice
Ils sont aujourd’hui plusieurs dizaines à ses côtés. Le fait qu’ils aient intimement connu la violence les aide à gagner la confiance des gamins, puis à leur prouver qu’une autre vie est possible. Junior a récemment été appelé par la police d’une ville côtière pour un ado de 14 ans arrêté avec une grosse quantité de drogue. Les inspecteurs soupçonnent alors le jeune homme d’être prisonnier d’un réseau de « county line », un système par lequel les dealers de Londres forcent des mineurs à acheminer la marchandise vers des zones reculées du pays. Le gosse refuse de parler jusqu’à ce que Junior, en tête-à-tête, lui fasse comprendre qu’il sait ce que c’est d’être contraint de jouer les « mules ». Troublé, l’ado déballe tout : l’identité des donneurs d’ordres, leurs réseaux de distribution… Les mois suivants, Junior ne le lâche plus. Il lui rend visite plusieurs fois par semaine, fait la médiation avec ses parents désemparés, le remet sur la voie du lycée. Il l’espère aujourd’hui « stabilisé ».
La boxe plutôt que le poignard
À 18 ans, Chima Duru fait partie de ces ex-gamins « à risque » qui ont repris les rênes de leur vie. Ce soir d’automne, ses épaules musculeuses ondulent sur le ring du Double Jab, un club de boxe de New Cross, au sud-est de Londres. Géant blondinet de 30 ans, Michael Harris, le patron des lieux, croit aussi aux vertus des « role models » pour détourner la jeunesse de la violence. Il a grandi à deux pas de New Cross, l’un des quartiers les plus brutaux de la ville. Tagué au pochoir à l’entrée du club, un poignard barré porte la mention « Jab don’t stab » (« boxe au lieu de poignarder »). Dans une salle surchauffée, une quinzaine de boxeurs enchaînent les duels. Beaucoup ont été orientés par des services sociaux ou judiciaires pour apprendre, par la boxe, à canaliser leur violence et à se projeter dans une vie apaisée. « Une fois qu’ils se sont mis à aimer ça, ils n’ont plus envie de se battre hors du ring, assure Michael. Je les préviens que si j’entends quoi que ce soit sur eux, je ne les laisse plus passer la porte. » Les bastons, les copains armés, le climat de tension permanent entre rivaux, Chima a « connu tout ça » avant d’être contraint par la justice à enfiler des gants de boxe. « Au début, ça ne m’intéressait pas, mais ça faisait partie du deal », raconte-t-il en épongeant la sueur sur son front. Alors Chima s’est entraîné, a vu son niveau progresser. Après deux mois, « j’ai commencé à sentir que la boxe m’apportait une discipline et une hygiène de vie au point de ne plus pouvoir m’en passer », se souvient-il. Deux ans plus tard, il collectionne les médailles et se construit un avenir de boxeur professionnel.
« Il faut faire en sorte que les jeunes visualisent le chemin qui les mènera là où ils veulent aller. Et leur montrer que la route consiste d’abord à travailler dur. » Carrure de coach sportif, voix enjouée du grand frère, Sayce Holmes-Lewis, 35 ans, sillonne
“Je me suis dit qu’il fallait agir sur ce qui permettait aux gangs de prospérer”
Junior Smart, SOS Gangs Project
aussi les cités HLM pour tenter de corriger les erreurs d’aiguillage. Lui a grandi à Aylesbury, immense complexe bétonné à quelques encablures de New Cross et de Camberwell. Avant de créer Mentivity, un programme d’accompagnement des jeunes jugés vulnérables, il a connu l’attraction des bandes. Entre 11 et 14 ans, il était un « Peckham boy », les loubards locaux de l’époque. En ce temps-là, le gang ne commettait guère plus que des chapardages. Mais Sayce Holmes-Lewis s’est senti sur une pente glissante. Après s’être extrait du groupe, il a enduré un an de harcèlement de ces ex-camarades. Le foot l’a aidé à trouver sa voie, l’amenant à sortir de sa cité, à voyager au fil d’une petite carrière de joueur pro. À chaque retour, il montre aux jeunes ses photos de vacances « pour qu’ils voient que le travail apporte des récompenses ». « Comme beaucoup d’entre eux, je suis noir et issu d’un quartier difficile. Ils s’identifient plus facilement à mon parcours. »
Rencontrer et parler avec les jeunes
En intervenant dans les écoles, lors de tête-à-tête ou au détour d’un match du club de foot de Mentivity, il a pour mission de multiplier les points de rencontre avec les ados pour engager des conversations et les aider à « faire les bons choix ». L’un de ses programmes se déroule au centre Damilola Taylor, MJC au nom d’un enfant de 10 ans tué d’un coup de couteau à deux pas de là, en 2000. À l’époque, ce meurtre commis par deux garçons à peine plus vieux avait eu l’effet d’un séisme. Depuis début 2018, Sayce a pourtant encore fait le deuil de trois jeunes hommes qu’il épaulait. L’un d’eux, tué à 17 ans, s’appelait Rhyhiem Barton. Sayce suivait depuis ses 8 ans ce gosse turbulent, indomptable, mais qui l’avait bluffé par son potentiel. « Je me revoyais à son âge, bataillant avec pas mal de problèmes. Son père, comme le mien, avait quitté la maison. Il ne supportait pas l’autorité. » En 2016, Rhyhiem avait subi une première attaque, la lame avait frôlé son coeur. Un an plus tard, des ados l’avaient pourchassé avec des machettes. Mais avec l’aide de Sayce, Rhyhiem avait décidé de rompre avec ses mauvaises fréquentations. Au club de foot, le père d’un joueur l’avait invité à faire un stage dans son cabinet d’architecture. Il en était revenu conquis. Un séjour en Jamaïque, son pays d’origine, avait achevé de lui « remettre les idées au clair ».
Cela n’a pas empêché Rhyhiem de mourir au pied de son immeuble, un samedi soir de mai, au retour d’une session de foot avec Sayce. Ce dernier savait Rhyhiem en délicatesse avec un gang qu’il avait provoqué dans un clip de rap, des mois plus tôt. « Tous les gamins commettent des erreurs, mais ceux d’ici le payent parfois de leur vie », souffle-t-il. Pour garder espoir et une raison de se battre, Sayce s’accroche toutefois à l’idée que son histoire aurait pu bien finir. « Le matin de sa mort, il m’avait dit à quel point il était heureux de laisser son ancienne vie derrière lui. C’est cela que je veux retenir, l’exemple d’un jeune qui voulait changer son destin et était sur le point de réussir. »
“Tous les gamins commettent des erreurs, mais ceux d’ici le payent parfois de leur vie”
Sayce Holmes-Lewis, de Mentivity