Le discours et la méthode
Lire une enquête journalistique et voir en même temps les conditions de sa production : la chose est assez inédite pour être soulignée. C’est ce qui s’est passé lors de la sortie d’Inch’Allah, sur l’islamisation en Seine-SaintDenis, ouvrage dirigé par les investigateurs « stars » du journal Le Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, et rédigé par cinq étudiant·es du Centre de formation des journalistes (CFJ). Concomitamment, LCP a diffusé La Plume dans la plaie, documentaire de Stéphane Jobert sur le making of du livre. Le résultat est éloquent. On y observe avec stupéfaction deux journalistes chevronnés étouffer tranquillement le feu des questions – légitimes – de jeunes reporters en formation, sous la couverture de leurs a priori.
Car si les auteurs d’ « Un président ne devrait pas dire ça… » ne sont visiblement pas allés sur le terrain, ils ont en revanche des idées bien arrêtées sur le « 9-3 », comme ils disent. Le terme, avec ce qu’il contient de condescendance, est employé trente-trois fois dans le livre. « Je ne sais pas ce qu’on cherche », s’inquiète une des étudiantes au cours du documentaire. Pas grave, Davet et Lhomme savent ce qu’il faut trouver. Il s’agit, explique dans le doc Gérard Davet, d’aller regarder « le mauvais côté de la Seine-Saint-Denis ». Le sujet est défini, il va s’agir d’y faire coller la réalité quitte à y aller au chausse-pied. Cela aboutit, dans l’ouvrage, à des chiffres invérifiables : « 700 000 musulmans sont répertoriés en Seine-Saint-Denis, sur une population totale de 1,6 million d’habitants. […] Une donnée démographique essentielle, aux conséquences évidentes », nous explique-t-on gravement. Sauf que ces chiffres sont avancés par Fadela Benrabia, préfète déléguée à l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis, qu’elle « a entendu [de la bouche de] Philippe Galli, l’un de ses prédécesseurs à la préfecture de Bobigny, […] au sortir d’une réunion ». Pour la fiabilité des chiffres, on repassera.
Et quand bien même les deux mentors rabâchent à leurs ouailles qu’il faut des « faits », certains sont approximatifs, voire erronés. Non, le maire du Raincy ne s’appelle pas « Jean-Marie » Genestier, mais Jean-Michel. Un « détail », balaieront sans doute les auteurs. Admettons qu’il s’agisse d’une coquille. Mais non, la Seine-Saint-Denis n’est pas « le département le plus pauvre de France », mais de France métropolitaine, un saut sur le site de l’Insee suffit à le vérifier. Et quand les faits sont un peu bringuebalants, mais servent la thèse, on les met quand même. Prenons un exemple : ce rapport de… 2004 *, dont l’auteur lui-même, Jean-Pierre Obin, souligne qu’il ne peut « prêter à généralisation et à dramatisation excessive », sert de base à un chapitre entier sur l’islamisation des établissements scolaires. Au fil du livre, les suppositions abondent : « C’est invérifiable » ; « L’information est impossible à vérifier » ; « Difficile d’évaluer le phénomène. » Pas grave, on en parle quand même.
Fabrice Lhomme enjoint les jeunes journalistes à le suivre « les yeux fermés ». Et malgré leurs réserves initiales, c’est ce qu’ils finissent par faire. À ce titre, leur description du marché de Saint-Denis est éloquente. Les oeillères fournies par leurs mentors déforment leur vision. À les croire, il n’y a que « tapis de prière » ou « foulards bariolés [qui] attendent de couvrir la chevelure des femmes » … Rien sur les centaines de stands de maraîchers, volaillers, traiteurs, de ce marché qui est l’un des plus grands d’Île-de-France… La description se clôt par cette phrase un peu grotesque : « Nous levons les yeux, imaginant presque la silhouette d’un muezzin. » Tremblez, braves gens, le grand remplacement est en marche !
Nos demandes d’interview des étudiant·es sont restées lettre morte. Et pendant ce temps-là, les auteurs courent de plateaux de télévision en studios de radio, promouvant une vision partiale et partielle d’un département qui n’avait vraiment pas besoin de cela. À lire Inch’Allah, on a surtout envie de se dire : « What the fuck ? »
* « Les signes et manifestations d’appartenances religieuses dans le milieu scolaire ». Rapport au ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, présenté par Jean-Pierre Obin en juin 2004.