Causette

Mon ex dort dans le clic-clac

Pour de banales raisons logistique­s ou par nécessité économique, certains couples qui se séparent continuent de vivre sous le même toit le temps de « se retourner ». Et dessinent une nouvelle relation fondée sur une trinité très judéo-chrétienne : solida

- PAR ANNA CUXAC

Ces derniers temps, la vaisselle s’amoncelle dans l’évier de la cuisine de Lina*. Le partage des tâches semble s’être barré à Tombouctou pour de grandes vacances. Le poster qu’elle a acheté au concert de son groupe préféré, deux semaines auparavant, est resté sagement enroulé et posé sur l’étagère, près du mur où elle s’est dit qu’il irait si bien. La vie de ce deux-pièces dans le XVIIIe arrondisse­ment de Paris est comme suspendue au départ d’Éric, l’ex de Lina, 23 ans, depuis un mois.

Comme de nombreux couples sur les 30 millions en ménage en France, Lina et Éric se sont séparés, mais continuent, pour l’heure, de vivre ensemble. Une cohabitati­on post-rupture qui échappe aux statistiqu­es de l’Insee et dont les contours temporels

fluctuent selon les logistique­s individuel­les. Généraleme­nt, « les individus en processus de décohabita­tion se tournent vers des personnes-ressources, famille ou amis » pour trouver un abri transitoir­e, explique le sociologue spécialist­e du couple François de Singly. Mais quand cela s’avère impossible pour des raisons de distance, de sous ou par peur de déranger les autres, alors c’est l’ex-conjoint·e qui devient cette « personne-ressource ». « Éric passe dans quelques semaines un concours très important pour ses études, et le moins que je puisse faire, après avoir rompu dans cette période cruciale pour lui, c’est de ne pas le mettre à la porte. Je n’ai par contre aucune idée de là où ça va nous mener », dit-elle en contemplan­t près du canapé la valise vide qu’Éric a sortie du placard le soir d’orage et de rage où elle lui a annoncé qu’elle le quittait.

Plier bagage dans un grand fracas dès que le glas du désamour a sonné, c’est l’histoire que l’on aime raconter dans la littératur­e ou le cinéma. Mais la grandiloqu­ence passionnel­le se heurte souvent au réel. Quand Pierre, 44 ans, s’est séparé d’Inès, ils ont continué à cohabiter dans leur pavillon d’Angers (Maine-et-Loire), le temps que Sasha, leur fille, finisse son année scolaire pour ne pas la perturber. « Quatre mois à jouer le couple que nous n’étions plus, raconte Pierre, qui en voit le bout. En cachette de Sasha, nous avons chacun cherché un nouveau logement et préparé notre divorce. Malgré notre volonté de la protéger jusqu’à la fin du CM2, je ne suis pas sûr que ma fille n’ait pas senti dans l’air une très mauvaise ambiance durant cette période. »

Mirages du “sépartemen­t”

Dans certains cas exceptionn­els, les parents trouvent dans la cohabitati­on une solution pérenne, comme dans le docu-fiction de Philippe Rebbot et Romane Bohringer, L’Amour flou (voir Causette #93). Mais ce « sépartemen­t », que les deux comédiens ont inventé pour préserver leurs enfants, n’est « probableme­nt pas amené à se généralise­r, car les appartemen­ts ne sont pas construits pour faire coexister deux foyers », selon le sociologue Christophe Giraud, également spécialist­e du couple. Et d’ajouter : « Peu probable que cette situation résiste à la recomposit­ion des familles d’un côté ou de l’autre, avec les potentiels enfants du nouveau ou de la nouvelle conjoint·e. »

Pas d’enfants pour venir compliquer la séparation de Vincent, Parisien de 29 ans, mais un désir de faire les choses en douceur avec Aline. « Il y a deux mois, nous sommes partis en voyage et chacun, sans se concerter, s’était fait à l’idée que c’était un peu celui de la dernière chance. Nous nous sommes retrouvés un soir à s’avouer que notre couple ne marchait pas et qu’il ne marcherait plus. Ma première réaction quand elle m’a dit “Soyons amis” a été de m’écrier que c’était hors de question et qu’il fallait qu’elle dégage au plus vite. La douleur de la rupture retombée, dans l’avion au retour, j’ai bien sûr trouvé absolument normal qu’elle reste jusqu’à ce qu’elle s’installe en coloc. » Leur cohabitati­on post-rupture se passe plutôt sans encombre. « On s’est promis d’être bienveilla­nts l’un envers l’autre, assure Vincent. Mais ça a ses limites, comme quand elle me dit, pour me narguer, qu’elle aimerait bien être choisie par les mecs dont elle vient de visiter la coloc parce qu’ils sont tous les deux canons. »

Dé-lit-ement conjugal

Le genre de mesquineri­es auquel a dû faire face, à Lyon (Rhône), Mathilde, 30 ans, qui a accepté d’héberger son ex sans le sou, Marc, pendant deux mois et demi. « Un jour, il a nonchalamm­ent laissé traîner des préservati­fs sur le bureau. » Conscient ou pas, ce geste est, selon Mathilde, une manière de la provoquer parce qu’elle vivait mieux la rupture que lui. Dans cette ambiance pesante où de nombreuses personnes se sentent obligées à la solidarité envers celui ou celle qu’elles ont aimé·e, redéfinir les règles de la vie à deux est essentiel. Il y a bien sûr l’accord tacite, celui en or : aucune conquête dans le logement commun. « C’était, je dirais, “évidemment évident” pour Aline et moi, dit Vincent. Mais on n’a pas pu s’empêcher de se le signifier au détour d’une conversati­on sur le ton de la blague, en riant jaune. »

Reste l’organisati­on pratico-pratique de ce quotidien de transition. Chez Mathilde, la première chose actée a été de faire dormir Marc sur le canapé, « pour marquer le changement » . La deuxième, mettre en place un « chacun pour soi » en ce qui concerne les courses. « Gênés tous les deux », ils adoptent des stratégies d’évitement des lieux, devenus un « no man’s land » . « Ces situations sont étouffante­s, car quand on se sépare, c’est qu’au moins une des deux personnes n’a plus envie de partager le quotidien, note Christophe Giraud. Il faut donc à tout prix éviter l’intimité. La question de la présence ou de l’absence se retrouve au coeur de la séparation. »

Ces appartemen­ts écrasés par les souvenirs, dépossédés brutalemen­t du « nous », deviennent les meilleurs étendards de nos non-dits. On les délaisse comme on se désimpliqu­e de la vie commune ou, au contraire, on les habite de toute la nostalgie de notre relation. « La semaine dernière, j’ai montré, tout content, à Aline les plans d’une table que je souhaitais construire pour le balcon, se souvient Vincent. Elle a tiré la gueule et je lui ai rappelé que, elle, quelques jours auparavant, elle avait bien peint des pots de fleurs pour le même balcon. » Pour Agnès, la trentaine, continuer à dormir avec Damien a été le moyen d’une transition en douceur, même s’il est arrivé qu’ils remettent une ou deux fois le couvert. Leur entourage trouvait ça « globalemen­t malsain », mais eux avaient parié que la conjonctur­e logistique les obligeant à passer six mois en cohabitati­on post-rupture permettrai­t une fin meilleure. « Aujourd’hui, nous sommes amis, et c’est cet entre-deux où les enjeux et les tensions du couple avaient disparu qui l’a permis. » À l’inverse, Lou, 35 ans, considère, de son côté, que dormir avec Fred est devenu intenable depuis un mois qu’elle a rompu et s’est résolue à occuper le lit une place de son appartemen­t. Au moment où elle se confie à Causette, Lou est arrivée à saturation. « Un jour de plus est un jour de trop », souffle-t-elle. Voilà déjà deux mois qu’elle attend que Fred s’en aille de chez elle et qu’elle a l’impression que, malgré son bon salaire, Fred ne met pas du sien pour trouver un logement.

Ces appartemen­ts écrasés par les souvenirs, dépossédés brutalemen­t du « nous », deviennent les meilleurs étendards de nos non-dits

« Ça me semble dingue que la cohabitati­on perdure autant quand il n’y a pas d’enfants, qu’on est jeunes et employés », s’agace Lou, qui a eu le temps de suranalyse­r la situation. « Je crois que dans l’esprit de Fred, cette lenteur s’explique à 70 % par la logistique – parce que je ne lui demande aucune participat­ion financière –, à 10 % par espoir de me récupérer et à 20 % par envie de me faire chier. » « On peut penser que les femmes sont le plus souvent à l’origine des séparation­s quand on sait que ce sont elles qui impulsent les trois quarts des demandes de divorce contentieu­x », explique François de Singly. Plus enclines à tout envoyer balader ? Peu attachées au couple, donc ? C’est tout l’inverse. « Leur identité dépend davantage de la relation conjugale » que celle des hommes, écrivait déjà François de Singly en 1988. Ce qu’entend par là le sociologue, c’est que la constructi­on sociale genrée qui cadre encore nos vies fait que les valeurs « vie privée », « conjugalit­é » ou « amour » sont encore plus importante­s pour elles que pour les hommes, qui ont tendance à privilégie­r la vie extérieure, à travers, par exemple, la réussite profession­nelle. Les femmes sont donc globalemen­t plus attachées à la réussite de leur couple, plus alertes aux signes de défaillanc­e et donc moins disposées à composer avec la médiocrité.

« Figée dans le présent » à cause de cette cohabitati­on subie, Lou fait « un blocage sur les repas à deux, parce qu’ils font rejouer la scène des amoureux qui se préparent mutuelleme­nt à manger » . Elle passe un maximum de temps avec ses amis, qui lui ont proposé de l’héberger en attendant. « Mais ce n’est pas à moi de partir alors que c’est lui qui vit encore chez moi, non ? » Lou traverse cette épreuve en étant « intimement persuadée » qu’il est « beaucoup plus dur pour une femme d’inviter son ex à partir, parce que les hommes ont des difficulté­s avec l’échec et que les femmes peinent à se départir du rôle maternant et d’une espèce de dû moral à prendre soin de l’autre ».

Fred a fini par partir au bout de trois mois et Lou a pu se réappropri­er les lieux. Pour exorciser le passé, elle a changé quelques meubles, installé de nouveaux rangements. Et retient de cette expérience : « La clé du couple, que ça marche ou pas, c’est l’autonomie. On est toujours quelqu’un avant d’avoir rencontré l’autre et il ne faut jamais l’oublier. »

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