Causette

Luz et son bureau des légendes

- PROPOS RECUEILLIS PAR HUBERT ARTUS

Cabu, Charb, Tignous, tous les « Charlie » sont encore là sous les traits de Luz. Dans Indélébile­s, le dessinateu­r, rescapé du 7 janvier 2015, se souvient de ses vingt-trois années passées dans l’hebdo satirique (19922015). Une série de moments choisis comme un hommage à cette belle aventure humaine, journalist­ique, humoristiq­ue et politique.

Il a passé des années à croquer l’actualité. C’était dans Charlie Hebdo. Et puis il y a eu la tuerie du 7 janvier 2015. Ce jour-là, il était arrivé en retard. Quelques mois après, il avait quitté la rédaction, désireux d’épouser une autre temporalit­é. Depuis, il dessine ses cauchemars, comme dans Catharsis (2015) ou dans ce nouveau livre, Indélébile­s. Un album où, cette fois, ils côtoient aussi ses rêves, ses bons souvenirs et ses traumas. Charlie revit dans cet hommage aux morts et aux vivants. Son bureau des légendes à lui.

Désormais, Luz est placé sous haute protection policière. Il ne peut donc plus dire quoi que ce soit de son quotidien, de là où il vit ni de là où il sera demain : ce ne serait dès lors plus une info, mais un renseignem­ent. Pourtant, en ce mois d’octobre 2018, Luz n’a plus les traits tirés et apparaît plus serein qu’on ne l’aurait imaginé. Ce trou noir du 7 janvier 2015, il n’en parlera pas autrement qu’en l’appelant « le 7 ». Aujourd’hui, Luz n’a pas perdu la capacité d’en rire. Plus jaune, mais aussi plus grand.

“J’avais envie de raconter quelque chose que je n’avais jamais lu nulle part sur Charlie ”

CAUSETTE : Ce livre est un grand hommage à Cabu, présent de bout en bout…

Cabu, c’est une conscience graphique. LUZ : Il n’est pas seulement celui qui m’a aidé, le premier à qui j’ai montré mes dessins, mais aussi celui vers qui je me tournais en cas de doute. En plus, il est incroyable à dessiner : d’habitude, je commence toujours par les yeux, puis le nez et le reste. Mais pour dessiner Cabu, je commence par les cheveux et après les lunettes, puis le nez. C’est le seul, et ça l’a toujours été. Cabu, à la différence de tas d’autres personnes que j’ai dessinées, c’est un personnage que j’aime. En vingt-trois ans de Charlie, j’ai dessiné beaucoup plus de cons que de gens chouettes. [Rires.] Au contraire, pour ce livre, j’ai vécu un an et demi avec eux, avec Charlie, avec des gens que j’aime. C’est un peu une « reconstitu­tion de ligue dissoute ». [Rires.]

Pourquoi, justement, cette « reconstitu­tion » ? Pour transmettr­e ?

Aujourd’hui, tout le monde sur Terre LUZ : sait que Charlie Hebdo existe. Ce n’était pas le cas avant le 7. Une image s’est créée… qui ne correspond pourtant pas à la réalité de ce que j’ai vécu, moi, pendant les vingttrois ans que j’ai passés dans cette rédaction… J’avais envie de raconter quelque chose que je n’avais jamais lu nulle part sur Charlie. J’ai fait ce livre avec le même esprit, exactement, que celui dans lequel on travaillai­t : on faisait des reportages que personne ne faisait. Personne ne pouvait raconter cette vérité-là. Je me suis donc senti légitime pour faire ce bouquin.

Qu’est-ce qui faisait le sel de cette rédaction de Charlie ?

Mais plein de choses ! Une, parmi LUZ : d’autres : le choix de la Une. Pour un journal de dessinateu­rs, c’était quelque chose de très particulie­r. La Une, c’était la figure de proue du numéro. On avait tous une semaine de travail, de reportage, on était parfois épuisés. On se mettait tous autour de la table et chacun dessinait, cherchait dans son coin (enfin, devant sa feuille). Dès que l’un avait fini, il scotchait son dessin au mur, et là les têtes se levaient. On regardait, on rigolait ou pas, on se disait « ça, c’est fait », on continuait, et ainsi de suite. Venait le moment où on se disait « celui-là peut faire la Une » ou « va falloir essayer de dépasser ça », mais sans compétitio­n ou concours d’ego ni d’orgueil mal placé. C’est sur la Une que le sentiment de collectif était le plus dense, en fait. J’avais besoin de montrer cette effervesce­nce : évidemment, ça me manque.

Vous êtes placé sous haute protection policière. Comment le vivez-vous ?

Je dirais qu’on s’habitue à tout. C’est LUZ : un truc étrange : comme si une troisième oreille m’avait poussé dans le dos, je ne la regarde pas toujours. Mais je ne peux ni ne veux vraiment rien vous dire de plus…

À quoi vous êtes-vous raccroché, aux moments les plus durs ?

Le terme « se raccrocher » donne LUZ : l’impression de quelqu’un qui est dans le vide. Je ne me sens pas forcément dans le vide. Disons que je tasse la terre autour de moi afin de rester le plus solide, de ne pas plier. La nostalgie n’a jamais été mon truc et ne l’est toujours pas. En revanche, j’ai découvert la mélancolie. Toutes les pages du livre qui sont en couleurs traitent de cette mélancolie. Et ça, c’est nouveau pour moi. Je me demandais comment la traiter. Et finalement, c’est passé par un peu de couleurs et du gros pinceau. Du dessin très vite fait. Alors qu’avant, le dessin vite fait, intuitif, avait, pour moi, toujours été lié au reportage.

Lisez-vous des auteurs comme Roberto Saviano ou Philippe Lançon, eux aussi menacés ou rescapés ?

Non. Le Lambeau, je l’ai acheté, LUZ : mais je ne le lirai pas tout de suite. Juste après le 7, j’ai eu une période où je lisais du fantastiqu­e, peut-être pour éviter de me confronter à la réalité, notamment Lovecraft. J’ai aussi eu une fascinatio­n pour La Chute, de Camus, et même pour André Gide. Puis ma femme a acheté le premier Vernon Subutex, de Virginie Despentes ( je me suis aperçu, plus tard, que ce livre était paru le 7, comme Soumission, de Houellebec­q d’ailleurs), et j’ai lu la trilogie. C’est génial. Mais personne n’a souligné à quel point Vernon Subutex parlait de la choralité, du vivre-ensemble et, au fond, du « paumés ensemble ». Mais putain, c’est exactement la société que l’on est en train de vivre ! C’est un livre où les personnage­s se défont petit à petit de leur individual­ité, mais sans perdre leur identité. C’est vraiment un roman sur l’identité. Car on doit accepter l’idée d’être paumés ensemble, si on veut vivre ensemble. Même si on risque parfois de s’engueuler ou de se taper.

Et chez vous, une envie d’écrire ?

Je vous le dis à vous : oui, ça me titille. LUZ : Je travaille là-dessus en ce moment. Un projet perso, qui est entamé. J’y reprends « Ginette », la boule au ventre que j’avais dans Catharsis [Luz y dessinait cette « boule » sous la forme d’une excroissan­ce dans son ventre et allait jusqu’à lui donner un prénom, ndlr]. J’ai envie de lui donner corps… dans le corps de quelqu’un d’autre. Imaginer un type qui discute avec sa déprime, qui est une excroissan­ce de lui, mais qu’il est seul à voir. Je n’ai pas eu besoin des trucs de « développem­ent personnel » pour la gérer, cette boule, sachant très bien que mon bonheur n’est pas dedans, mais dehors, dans mon entourage. Du coup, je connais bien cette boule, cette déprime qui, elle, est à l’intérieur. Et j’ai envie de parler de cette nouvelle copine. [Grand éclat de rire.]

“La nostalgie n’a jamais été mon truc et ne l’est toujours pas. En revanche, j’ai découvert la mélancolie”

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 ??  ?? Indélébile­s, de Luz. Éd. Futuropoli­s, 320 pages,24 euros.
Indélébile­s, de Luz. Éd. Futuropoli­s, 320 pages,24 euros.

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