Causette

Andréa Bescond : transcende­r l’indicible

- PAR CLAUDINE COLOZZI – PHOTOS AUDOIN DESFORGES POUR CAUSETTE

Comédienne et danseuse, Andréa Bescond s’est fait connaître par sa performanc­e seule en scène dans le spectacle Les Chatouille­s ou la danse de la colère, inspiré de son vécu d’enfant abusée sexuelleme­nt, couronné par un Molière. Une pièce-catharsis, dont l’adaptation sort ce mois-ci sur les écrans, après avoir bouleversé le Festival de Cannes. Quand elle ne court pas d’une scène à un plateau de tournage, l’artiste se bat pour défendre les victimes de pédophilie.

Nul ne peut oublier la première fois qu’il l’a découverte sur scène dans Les Chatouille­s. Une boule d’énergie blonde, en jean slim, Converse et queue-de-cheval donnant corps, avec une émotion incroyable, à tous les personnage­s d’une histoire plus que douloureus­e : la mère, le père, la prof de danse, la psy et puis, bien sûr, Odette, cette petite fille abusée par l’« ami de la famille ».

La façon dont la jeune femme usait, par moments, de la danse pour raconter l’indicible, dont elle panachait les mots et les gestes pour exprimer son impuissanc­e, dont elle nous baladait du rire aux larmes, ne ressemblai­t à rien de déjà vu. On subodorait que cette histoire d’enfance confisquée était la sienne, mais, au départ, Andréa Bescond préférait brouiller les pistes. Jusqu’au moment où, pour achever de se réparer, elle a commencé à raconter son parcours de victime. « Je ne pouvais plus me taire. Écrire puis jouer cette pièce m’ont apporté l’apaisement. »

De 8 à 12 ans, Andréa a été violée par un ami de ses parents qui l’obligeait à participer à des séances de « chatouille­s » auxquelles elle n’a pu se soustraire. Si elle a eu le courage de porter plainte contre son agresseur à 22 ans, elle mettra plus de temps à se libérer du poids des agressions qu’elle a subies. « La justice est une étape nécessaire pour soi et pour protéger les éventuelle­s autres victimes. Mais elle ne répare pas, ne reconstrui­t pas. » L’art, lui, aide à la résilience. Dès les débuts de l’aventure des Chatouille­s, en 2014 au Off d’Avignon, Andréa découvre l’émoi que provoque son récit. Elle avait pourtant eu un mal fou à le financer. Qui voudrait aller voir un spectacle sur la pédophilie ? Raté. Le bouche-à-oreille fonctionne à fond. « Très vite, les gens sont venus m’attendre à la sortie du théâtre pour me raconter leur propre histoire et me dire merci… »

Après deux étés à Avignon, le spectacle débarque au Petit Montparnas­se, à Paris, en 2016. La salle ne désemplit pas. La critique est unanime. « L’accueil du public a comblé une énorme solitude. Pour la première fois, je me suis dit : “Tu n’es pas folle.” J’étais persuadée d’être la fille à problèmes, déséquilib­rée, en quête constante d’affection. Et soudain, je découvrais que ce que j’avais écrit de manière instinctiv­e pouvait toucher et faire écho pour d’autres personnes qui avaient subi les mêmes souffrance­s. »

Standing ovation

Après plus de quatre cents représenta­tions et un Molière en 2016, le spectacle devient donc un film, qui sort ce mois-ci sur les écrans, avec Karin Viard et Clovis Cornillac dans les rôles titres. À Cannes, où il concourait dans la sélection Un certain regard, en mai dernier, il a fait sensation. Vingt minutes de standing ovation, du quasi-inédit dans l’histoire du festival.

À quelques semaines de la sortie en salles, Andréa Bescond sillonne la France pour présenter son film en avant-première. La veille de notre rencontre, elle assistait à une projection à Angers. Lumineuse, malgré la fatigue, elle a accepté « avec un plaisir non dissimulé » notre invitation à être la copine de Causette du mois. Ce long-métrage, elle l’a réalisé avec le comédien Éric Métayer, son compagnon et père de ses deux « amours » , Juno et Anton. « Nous n’avons pas de formation de cinéaste. Nous avons fait ce film avec nos tripes et nos envies, sans nous mettre de barrière. C’est beau de voir comment les spectateur­s s’en emparent. »

S’il n’avait ni l’ambition ni l’envie de faire un film pédagogiqu­e, le couple accepte qu’il puisse devenir un « outil de communicat­ion sur les violences sexuelles » . Andréa sait aussi combien il peut être périlleux de prétendre à du cinéma grand public avec

“L’accueil du public a comblé une énorme solitude. Pour la première fois, je me suis dit : ‘Tu n’es pas folle.’ ” Andréa Bescond

un sujet tel que la pédophilie. « J’ai envie de crier aux gens : “N’ayez pas peur. Ce film est plein d’amour et d’énergie. Vous allez prendre des claques, mais vous allez sortir plus forts, plus vivants.” »

Avant de devenir réalisatri­ce, Andréa Bescond est d’abord comédienne et surtout danseuse. Dans la petite enfance, la blondinett­e ne tient pas en place. Pour canaliser ce besoin d’être en mouvement, sa mère se décide à pousser la porte d’un cours de danse municipal. « J’avais tout juste 4 ans, ce qui est un peu jeune pour commencer la danse, se souvient-elle. La prof a accepté de me prendre pour un cours d’essai. Quand mes parents sont revenus me chercher, elle a dit qu’ils pouvaient me ramener la semaine suivante. » Très vite, cette passion grandit. De la Bretagne au sud de la France où la famille déménage, Andréa s’épanouit dans cette école de la rigueur. Jusqu’à ce qu’une professeur­e parvienne à convaincre ses parents qu’elle doit passer l’audition d’une école profession­nelle. À 12 ans, elle entre au Centre internatio­nal de danse Rosella Hightower, à Cannes. L’éloignemen­t marque l’arrêt des viols, mais la vie à l’internat lui pèse. « Comme beaucoup de victimes, j’ai été frappée d’amnésie traumatiqu­e. J’ai occulté tout ce qui s’était passé. » Elle s’accroche à la danse. À 15 ans, elle réussit le concours d’entrée au Conservato­ire national supérieur de musique et de danse de Paris. Elle y découvre la danse contempora­ine. « J’y ai vu des correspond­ances avec la danse intuitive, viscérale que j’avais toujours eu envie de pratiquer. »

Expulser sa rage

De ses années d’apprentiss­age, elle garde le goût de l’exigence, mais elle se heurte à la discipline et aspire à plus de liberté. Elle décide de quitter la France et de tenter sa chance à New York. Sur place, elle vit de petits boulots, fréquente différente­s compagnies. Elle découvre surtout l’énergie du hip-hop et des danses urbaines qui lui permet d’expulser toute la rage qui l’habite.

Si Andréa rentre au bout d’un an, elle ne défait pas pour autant ses bagages. La jeune femme multiplie les expérience­s artistique­s, danse dans différente­s compagnies comme celle de Blanca Li. Elle participe aussi à des comédies musicales. Elle se noie dans les tournées, fuit le réel et s’écroule chaque soir dans des chambres d’hôtel impersonne­lles. « J’avais besoin de repousser sans cesse mes limites. Comme j’étais anesthésié­e par ce qui m’était arrivé dans l’enfance, je recherchai­s les sensations fortes. J’ai touché à la drogue. J’ai été borderline. Pendant plus de dix ans, j’ai cramé ma vie. » Cette existence de saltimbanq­ue un peu paumée lui permet d’enfouir très profondéme­nt ses souffrance­s de petite fille.

C’est en 2008, alors qu’elle est engagée dans la version scénique des Aventures de Rabbi Jacob, qu’elle rencontre le comédien Éric Métayer. Un coup de foudre amoureux et une rencontre artistique qui va donner

“Comme j’étais anesthésié­e par ce qui m’était arrivé dans l’enfance, je recherchai­s les sensations fortes. Pendant plus de dix ans, j’ai cramé ma vie ”

Andréa Bescond

un tour différent à la carrière d’Andréa et à sa fuite en avant. « Pour la première fois, j’ai vu dans le regard de quelqu’un que je valais quelque chose. Il m’a aidé à calmer mes accès de violence. » Alors qu’elle attend leur deuxième enfant, il la pousse à écrire. C’est ainsi que naissent Les Chatouille­s ou la danse de la colère, qui changera définitive­ment le destin d’Andréa. Aujourd’hui, après plus de quatre années de tournée, elle a décidé de passer le flambeau à une autre comédienne. En mars 2019, elle sera à l’affiche du théâtre Antoine pour une ultime soirée. Un temps, elle s’est plu à rêver à une dernière représenta­tion au Palais Garnier, mais la direction de l’Opéra de Paris a finalement refusé. « Au début, j’ai été déçue et puis, vu le prix de la location – 100 000 euros la soirée –, j’ai eu peur que les tarifs des billets soient exorbitant­s et que cela devienne quelque chose qui ne nous ressemble pas. »

Après, elle fermera le chapitre Chatouille­s. Elle a déjà mille projets en tête, dont une prochaine pièce – toujours avec Éric Métayer – en 2019. Quand on lui demande si elle ne craint pas que ce rôle lui colle trop à la peau, elle se montre sereine. « Beaucoup de comédienne­s ont été marquées par un rôle puis ont rebondi. Comme Maïwenn, que j’admire tant, avec son film autobiogra­phique, Pardonnez-moi, autour des violences intrafamil­iales. J’espère que des réalisateu­rs auront envie de travailler avec moi. »

Le succès a aussi transformé la comédienne en militante. Les crimes sexuels sur mineur·es sont devenus son combat, notamment le délai de prescripti­on qui empêche de nombreuses victimes d’obtenir réparation. Quand elle monte chercher son Molière du meilleur seul·e en scène en 2016, c’est la cause des enfants qu’elle vient plaider. De sa belle voix légèrement éraillée, comme d’avoir trop crié, elle enjoint les victimes de pédophilie à marcher la tête haute. « Ce n’est pas un luxe de protéger nos enfants, c’est un devoir », assène-t-elle, ce soir-là, devant un parterre mondain bouleversé.

À ses yeux, seule l’imprescrip­tibilité des crimes sexuels sur mineur·es permettrai­t aux victimes d’obtenir réparation. Elle le clame avec une colère froide sur les réseaux sociaux où ses posts percutent comme des uppercuts. Le 16 janvier 2017, elle lance une campagne de selfies #StopPrescr­iption sur les réseaux sociaux. En octobre 2017, alors que les mouvements #MeToo et # BalanceTon­Porc prennent de l’ampleur, elle donne une représenta­tion des Chatouille­s suivie d’un débat avec plusieurs membres du gouverneme­nt. Dans la salle, Brigitte Macron. Les deux femmes se sont rencontrée­s quelques semaines auparavant. L’épouse du président de la République est tombée sous le charme de cette « femme de combat » . Depuis, elles entretienn­ent une relation de confiance. « C’est une magnifique artiste qui a su transcende­r ce qu’elle a vécu, mais c’est aussi une vigie, confie la première dame. Elle ne lâche rien. Je peux compter sur elle pour m’alerter dès qu’elle voit passer quelque chose qui la révolte. Elle est adorableme­nt fatigante. » Andréa confirme dans un large sourire : « Ce matin encore, je lui ai envoyé un texto quand j’ai appris que le budget du 119-Allô Enfance en danger allait être diminué *. Elle m’a répondu tout de suite : “Je me renseigne !” »

Si la loi sur les violences sexistes et sexuelles l’a clairement « déçue » par son manque d’audace, Andréa Bescond ne tient pas à s’engager ou à créer sa propre associatio­n. Elle soutient les victimes, mais reconnaît avoir appris à lâcher prise. « J’ai quitté Twitter parce que certains m’interpella­ient et me reprochaie­nt de m’en être sortie. La résilience, c’est un combat de chaque jour. On se lève, on tombe, on trébuche, on se ramasse. Si mon film aide certaines personnes à se relever, j’en serais heureuse. » Tombe sept fois, relève-toi huit, dit un proverbe japonais. Andréa Bescond le sait mieux que personne.

“C’est une magnifique artiste qui a su transcende­r ce qu’elle a vécu, mais c’est aussi une vigie. Elle ne lâche rien ”

Brigitte Macron

* La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a finalement annoncé le rétablisse­ment de la dotation de l’État à hauteur de celle attribuée en 2017.

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