Causette

Une verrue sur le poilu

- PAR CATHY YERLE

Ma jeune soeur est la femme la plus inventive et généreuse que je connaisse. Elle ne loupe jamais la moindre occasion, anniversai­re, commémorat­ion, pour organiser des fiestas. Ce soir, 10 novembre, c’est sa fête des sorcières. Elle dit que c’est pour célébrer l’armistice à sa façon, mais aussi pour contrer Halloween et ses citrouille­s qui riment avec « couilles », alors que « sorcière » c’est plus joli, ça rime avec « ovaires ». Ce sera donc une soirée déguisée. De filles. Moi, je me fais l’avocate des pauvres diables : « Tu te rends compte, Soso, que tu pratiques la ségrégatio­n ? – Et alors ? Tu crois que ça les a gênés, les garçons, pendant des siècles, l’entre-soi ? T’as déjà vu un match de foot mixte ? »

Mon grand frère, il dit toujours qu’elle est trop. Trop féministe, trop délurée. Et qu’elle a la langue trop bien pendue. Sûrement parce qu’il n’est pas souvent invité aux fêtes de Soso.

Je me suis décidée pour un faux nez avec verrue retenu par un élastique qui me cisaille les joues, un chapeau noir pointu, le balai d’Harry Potter de mon fils et j’arrive en jouant le jeu, courbée comme Mémé Estelle, en espérant être dans le ton.

La porte s’ouvre. Instantané­ment, je sais que j’ai fait fausse route. Une magnifique créature en justaucorp­s violet ultra brillant, une énorme touffe de fourrure à paillettes en lieu et place du pubis, le visage peint en vert agrémenté de longs faux cils argentés m’aplatit contre elle en me criant dans l’oreille : « Je t’aime, ma soeur ! Tu bois quoi ? »

Je me retrouve sur mon balai, le chapeau de traviole, avec un verre rempli d’un liquide pétillant, au milieu d’une pièce bondée de monstresse­s où je ne reconnais personne. J’essaie de sourire, mais l’élastique me gêne, alors j’avale les bulles et cherche des yeux un endroit où atterrir. Le canapé. Dessus, deux filles déguisées en Femen couronnées de fleurs me font une place. Je lie connaissan­ce en racontant que, moi aussi, j’adore le topless, que de mon temps, on en faisait beaucoup sur les plages, qu’on était quand même beaucoup moins prudes que maintenant et que... Elles me regardent comme un dinosaure.

Aux alentours de minuit, Soso souffle la sonnerie aux morts dans la trompette de notre grand-père. Nous sommes le 11 novembre. Elle entame alors un discours solennel, debout sur la table, dans son justaucorp­s improbable. « Levons nos verres à toutes les femmes qui ont subi la guerre et sa cohorte de malheurs, d’injustices, qui sont mortes de chagrin, de faim ou de honte. Aux infirmière­s, aux cantinière­s. Aux prostituée­s des bordels militaires. Et à toutes celles qui en ont assez de voir ces gars porte-drapeaux, porte-médailles, fleurir des stèles à la gloire d’hommes transformé­s en steaks hachés parce que d’autres hommes en avaient décidé ainsi. Alors pour la commémorat­ion d’une des plus grosses boucheries du XXe siècle, je nous invite à continuer notre sabbat autour du monument de notre cher village, pour qu’on n’oublie pas que la guerre est résolument paritaire parce qu’elle détruit le monde, à égalité. »

La meute des sorcières s’est levée comme une seule femme, je n’ai pas suivi parce que, à force d’être restée courbée, un balai entre les jambes, j’avais réveillé mon nerf sciatique. Mais un peu plus tard, aux aurores, j’y étais. Pour immortalis­er discrèteme­nt d’un cliché les employés municipaux, affolés, essayant de déshabille­r le soldat de pierre vêtu d’un justaucorp­s violet, avec sa couronne de fleurs sur la tête et une touffe pailletée en guise de moustache. Et quand madame la maire est arrivée pour constater le crime, j’ai bien vu qu’elle souriait. Dans sa barbe.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France