Violences policières en Italie : le film qui a brisé l’omerta
Sept minutes d’applaudissements, des larmes et de longues embrassades. C’est l’accueil que la Mostra de Venise a réservé à Sur ma peau, un film signé Alessio Cremonini et distribué par Netflix, qui raconte l’une des histoires de violences policières la plus connue et médiatisée d’Italie : celle de Stefano Cucchi. Le film a fait bouger les lignes dans le pays. Jeune géomètre issu d’une famille de la petite bourgeoisie romaine, avec un passé de toxicomane, Stefano Cucchi avait depuis peu fêté son 31e anniversaire quand, dans la nuit du 15 octobre 2009, il a été arrêté par des carabinieri pour possession de stupéfiants et placé en détention provisoire. Il avait sur lui 20 grammes de hachisch, deux doses de cocaïne et des pastilles qui s’avéreront être des antiépileptiques. Une semaine plus tard, le 22 octobre, son corps sans vie gisait sur la table de la morgue municipale. Deux vertèbres fracturées, le visage tuméfié, un blocage urinaire et 6 kilos en moins depuis sa garde à vue. L’autopsie dit qu’il est mort à 3 heures du matin dans son lit de l’unité spécialement aménagée pour les détenus de l’hôpital Pertini, à Rome. Ses parents n’avaient pas eu le droit de venir le voir depuis six jours.
Des projections dans tous le pays
Sur ma peau, le film qui retrace – à partir du dossier d’enquête – les sept jours de chemin de croix de Stefano Cucchi, magistralement interprété par Alessandro Borghi, a suscité beaucoup d’émoi en Italie, où le procès a repris début octobre. Plusieurs centaines de projections publiques, plus ou moins légales, ont été organisées un peu partout dans le pays. Parfois à même un drap blanc accroché dans les arbres : « Les personnes ont envie de nous témoigner leur soutien par leur présence. Elles veulent se rencontrer pour voir le film ensemble, le partager, en discuter… c’est merveilleux. Des gens nous arrêtent dans la rue pour nous remercier. Ils se sentent parties prenantes de cette bataille », raconte, d’une voix douce et chargée d’émotion, Ilaria Cucchi, la soeur de Stefano. Depuis le 12 septembre, le film est même diffusé sur Netflix.
Depuis neuf ans, elle mène un combat sans relâche pour faire émerger la vérité
sur la mort de son frère. Causette l’a rencontrée lors de la projection organisée début octobre par la mairie de Milan, avec le Festival dei Diritti Umani (des droits humains) et Radio Popolare. Les cinq cents places de la salle se sont arrachées en moins d’un jour. Son regard est clair et droit, à l’image de la détermination qui l’anime depuis neuf ans : « Ce film, je l’aime parce que c’est le fruit de notre sueur et de notre travail. Regardez d’où nous sommes partis : on nous disait que Stefano était mort après une chute dans les escaliers, ils ont essayé de criminaliser la victime, de dire que c’était de sa faute s’il était mort. Plus de 140 officiers publics ont vu Stefano au cours de sa détention. Personne ne l’a aidé, tout le monde a fermé les yeux. Alors que même ma fille, qui était petite à l’époque, avait compris qu’on l’avait passé à tabac quand elle a vu les images. Aujourd’hui, nous avons réussi à démolir le mur de l’indifférence. Ce film provoque une prise de conscience. On se reconnaît dans ce que Stefano a vécu, dans le manque d’humanité du système qui tend toujours à bafouer les droits des plus démunis. Ça a été aussi le cas pour Adama Traoré *, je vois beaucoup de similitudes entre son histoire et celle de mon frère », analyse Ilaria.
Un fim sans concession
La projection fait l’effet d’une claque. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le film ne glorifie pas le protagoniste : « Il est même très dur avec mon frère. Moi aussi, j’ai toujours été très dure avec lui, c’était un vrai casse-couilles, rigole Ilaria. Quand Alessio nous a proposé le projet, j’étais inquiète. J’allais mettre dans les mains de quelqu’un que je ne connaissais pas notre vie, notre douleur et surtout, Stefano, avec tous ses défauts. Finalement, je n’aurais pas pu choisir une meilleure personne que lui. Quand j’ai vu l’interprétation d’Alessandro Borghi, je lui ai dit : “Tu ne le connaissais même pas et tu es identique à lui ! Je revois ses expressions, sa façon de marcher…” On peut toujours reconstruire les faits, mais ce que mon frère a pensé pendant ces sept jours, je ne le saurai jamais. Ce film m’a permis d’en avoir une idée. Mon père le regarde en boucle tous les soirs. Il espère peut-être qu’à force de le voir, le final sera différent… »
Il a fallu attendre neuf ans pour savoir ce qui s’est vraiment passé entre la garde à vue de Stefano et sa comparution immédiate devant le juge, le lendemain, quand son père l’a vu pour la dernière fois et remarqué qu’il avait des hématomes autour des yeux et qu’il boîtait. Il a fallu assister à un premier procès entaché de faux témoignages de la part de la hiérarchie policière, de falsification de documents par des forces de l’ordre et de tentatives d’intimidation auprès de certains témoins. Lequel s’est terminé, en 2016, avec l’acquittement de tous les accusés. Entre temps une nouvelle enquête, ouverte en 2015, met finalement en cause trois carabinieri pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Il a fallu surtout le courage et
“On nous disait que Stefano était tombé dans les escaliers, ils ont essayé de criminaliser la victime, de dire que c’était de sa faute s’il était mort” Ilaria Cucchi
la persévérance d’Ilaria Cucchi, qui, dès le 29 octobre 2009, a choisi de montrer aux caméras la photo du cadavre torturé de son frère et qui n’a jamais cessé de se battre pour la vérité, sillonnant le pays pour raconter son histoire, devenant un symbole des violences policières en Italie. Son combat a poussé d’autres victimes à dénoncer le système d’impunité totale qui règne dans le pays, et la magistrature à changer le protocole kafkaïen qui régit les liens entre les parents de détenus hospitalisés et la prison. Mais elle a aussi essuyé injures et critiques. Cette année, Ilaria a pu fêter deux belles victoires. La première, c’est donc la sortie de Sur ma peau, qui « a rendu sa dignité à [son] frère ». La deuxième, ce sont les aveux, lors de l’ouverture du second procès le 11 octobre, de l’un des trois carabinieri accusés. Celui-ci a confirmé que Stefano Cucchi a bien été roué de coups devant ses yeux par ses deux collègues « parce qu’il refusait de collaborer ». « Il n’y a jamais de confession dans ce genre de procès, explique Ilaria. C’est la bouleversante vérité que nous avons toujours voulu prouver, c’est un pas en avant inespéré. » Le film et sa réception n’y sont sans doute pas pour rien.
“Mur du silence”
Il est difficile de définir l’ampleur des violences policières en Italie. Le Garant national des droits des personnes détenues a des chiffres détaillés sur le nombre de morts en prison (165 en 2009, 131 depuis le 1er janvier). Mais les causes officielles de ces décès sont-elles réelles ? Quand un détenu se suicide dans une cellule anti-suicide, on peut en douter. Par ailleurs, aucune statistique sur le nombre de plaintes déposées contre les forces de l’ordre pour violences n’est disponible. À titre indicatif, l’Association contre les abus en uniforme (Acad) reçoit en moyenne vingt demandes d’aide par semaine, mais seulement 10 % des accusateurs vont au bout de la démarche. « Je suis consciente que tous les agents ne sont pas comme ceux qui ont croisé la route de mon frère, tient à préciser Ilaria, mais sur ces questions, on fait face à un mur du silence. Les carabinieri, qui sont impliqués dans ce procès, pensaient pouvoir agir en toute impunité et ils ne sont pas les seuls. Ils comptaient sur la protection des collègues. Je crois qu’il y a un problème culturel à l’intérieur des forces de l’ordre qui empêche de sanctionner ceux qui commettent des erreurs. Quand je vois à quel point les témoins clés de ce procès ont été menacés, harcelés pour ne pas parler, je comprends que les autres n’osent pas le faire, encore moins les victimes ! Nous avons été contraints d’étaler notre douleur, de la rendre publique, de vivre une deuxième violence, mais c’était notre seule possibilité d’obtenir vérité et justice pour Stefano. Plus on en parle, plus je sens que je contribue à une lutte citoyenne. Un jour, cette omerta qui protège ces bourreaux va tomber. Ce qui vient de se passer, au cinéma et au tribunal, montre que c’est possible. »
“Nous avons été contraints d’étaler notre douleur, de la rendre publique, de vivre une deuxième violence, mais c’était notre seule possibilité d’obtenir vérité et justice pour Stefano ”
Ilaria Cucchi
* Adama Traoré, jeune homme de 24 ans, est décédé par asphyxie lors de son interpellation par les gendarmes dans le Val-d’Oise, en 2016. Une information judiciaire a été ouverte autour des circonstances de sa mort.