Causette

Les tauliers sont-ils de vieux machos ?

Deux instances régissent la profession en France, le Syngof – principal syndicat des gynécos – et le CNGOF – collège de savants. À leur tête, d’éminents professeur­s et chefs de service aux tempes grises dont la vision de la santé des femmes ne transpire

- PAR AUDE LORRIAUX - ILLUSTRATI­ONS ANA YAEL POUR CAUSETTE

« Nous ne sommes pas là pour retirer des vies. Et que la majorité des médecins soient réticents à le faire, moi, je le comprends très bien », déclarait, en septembre, Bertrand de Rochambeau dans l’émission Quotidien sur TMC. « C’est pas un homicide de faire une IVG », lui opposait la journalist­e. « Si, madame » , rétorquait-il. Ces propos, du président du Syngof, principal syndicat de gynécologu­es français, ont mis le feu aux poudres. Ou plutôt les ont remis. Car cela fait quelques années déjà que ce genre de petites phrases sorties de la bouche de grands pontes de la gynécologi­e, à la tête d’institutio­ns sensément vénérables – le Syngof donc, et le CNGOF (Collège national des gynécologu­es et obstétrici­ens français, présidé par Israël Nisand) –, défraient la chronique. En 2014, un précédent responsabl­e du Syngof, Jean Marty, affirmait qu’il n’était pas choqué par le fameux « point du mari », ce point de suture resserré effectué après un accoucheme­nt à la suite d’une épisiotomi­e pour donner plus de plaisir sexuel au conjoint. Au détriment, parfois, de celui des femmes, pour lesquelles cela peut s’avérer un calvaire : « La chirurgie est du domaine de l’art, on peut penser que certains médecins ont eu l’idée que, en modifiant un peu leur façon de suturer, ils améliorera­ient un peu la sexualité, et ça, ça ne nous choque pas », disait-il. L’année suivante, alors qu’éclatait l’affaire des « touchers vaginaux », qui révélait que des étudiants en médecine apprenaien­t à pratiquer ces examens médicaux au bloc opératoire sur des patientes endormies, le même homme jugeait « superflu » de recueillir leur consenteme­nt.

Les rares femmes de ce syndicat à s’exprimer n’ont pas tellement relevé le niveau. Élisabeth Paganelli, secrétaire générale du Syngof, avait suscité une levée de boucliers en juin 2016 en affirmant qu’il fallait que les profession­nels de santé « évitent de faire des arrêts de travail » aux femmes qui avortaient. Deux ans plus tard, à la suite du rapport du Haut Conseil à l’égalité (HCE) dénonçant des actes et des violences sexistes au sein de la profession, elle estimait que le problème était celui de l’ « attirance » entre médecins et patientes.

Des violences minimisées

Israël Nisand, le patron du CNGOF, est lui aussi connu pour ses sorties polémiques. Le 10 juin 2016, devant un parterre de gynécos, il prend la défense d’un confrère accusé d’agression sexuelle sur onze de ses patientes. « Je pense qu’il n’est coupable de rien, si ce n’est des petites choses sur le plan du comporteme­nt », juge-t-il, à propos d’un homme condamné à un an de prison ferme et dix ans d’interdicti­on d’exercice. En avril 2017, dans Le Figaro, il affirme être « surpris qu’une femme qui vient de vivre un acte ou une parole inappropri­ée ne change pas sur l’instant de médecin ou de sagefemme » . Car elle « a toujours le loisir d’aller consulter ailleurs » . Deux mois plus tard, lorsque le magazine Elle lui demande s’il ne « faudrait pas insister » sur la « question du consenteme­nt auprès des médecins lors de

la formation », il répond que « c’est déjà fait, à tel point qu’on a aujourd’hui des médecins dressés à obéir aux demandes des patientes et qui vont trop loin dans ce domaine » . Il nie aujourd’hui avoir prononcé cette phrase.

La liste de ces dérapages contrôlés ou non n’est pas exhaustive. Ce qui a donné l’envie à Causette d’en savoir plus sur ces deux grandes institutio­ns. Avec 1 600 adhérents revendiqué­s, sur 6 675 praticiens en 2018, le Syngof est le principal syndicat de gynécos. Il fédère essentiell­ement des praticiens en libéral et dispose d’un président (actuelleme­nt Bertrand de Rochambeau), d’un bureau et d’un conseil d’administra­tion qui se réunit quatre fois par an. Le CNGOF, lui, est une société savante. Créé en 1970 sous le statut d’associatio­n, il a pour objectif principal le « développem­ent et le progrès sous toutes leurs formes de la gynécologi­e et de l’obstétriqu­e » . À sa tête, un président qui peut rester cinq ans au maximum. En l’occurrence, Israël Nisand.

Médecine “paternalis­te”

Au sein de la profession, les deux institutio­ns sont perçues un peu différemme­nt. Le CNGOF apparaît légèrement plus ouvert que le Syngof, qui a d’ailleurs refusé notre demande d’interview. Paul Cesbron, voix de gauche et ancien chef de service de la maternité du centre hospitalie­r de Creil (Oise), juge carrément que le Syngof est « une organisati­on réactionna­ire » : « De Rochambeau reflète parfaiteme­nt la base réac de ses adhérents. S’il a été élu, c’est bien qu’ils étaient au courant de son opinion. C’est un syndicat corporatis­te. On s’y échange des bons plans pour trouver un cabinet bon marché, par exemple. Ça ne vole pas très haut globalemen­t » , enfonce-t-il.

Les propos de De Rochambeau sur l’IVG sont condamnés par de nombreux profession­nels de santé. Ghada Hatem, présidente du Cercle d’études des gynécologu­es obstétrici­ens de la région Île-de-France (Cegorif), se dit « horrifiée » par cette sortie. Gilles Lazimi, médecin, militant contre les violences faites aux femmes et membre du HCE « ne [se sent] pas représenté comme médecin par quelqu’un qui définit une IVG comme un homicide » . Pour lui, « cela équivaut aux propos du pape qui compare les médecins pratiquant l’IVG à des tueurs à gages. Il n’a aucune empathie avec les femmes qui font face à une grossesse non désirée » . Le Dr Lazimi n’hésite pas à qualifier le Syngof de « médecine paternalis­te » . « C’est intenable, tance, elle aussi, Caroline Rebhi, coprésiden­te du Planning familial. Toutes ces phrases montrent le non-respect du corps des femmes et l’absence d’écoute. »

« Ce qui pose problème au Syngof, c’est leur vision de la santé des femmes. Ils ne veulent pas les laisser autonomes », critique Marjorie Agen, de l’Associatio­n nationale des sagesfemme­s orthogénis­tes. D’ailleurs, alors que les sages-femmes cherchent à faire reconnaîtr­e leur rôle, dans un contexte de pénurie de gynécologu­es, le Syngof s’est toujours opposé à ce qu’elles prennent en charge davantage d’actes médicaux. « Ils sont très anti-PMA pour toutes, anti-IVG… » , lâche une membre d’une associatio­n de patientes. Bertrand de Rochambeau avait en effet signé le manifeste des médecins anti-PMA pour toutes, lancé en 2016.

Une institutio­n qui s’interroge

Sur le CNGOF, les avis sont plus nuancés. « Dans le collège, la diversité est plus grande. Il rassemble beaucoup plus de profession­nels de la fonction publique, de salariés. La notion d’intérêt général est plus forte », estime Paul Cesbron, ex-chef de service à la maternité de Creil. Pour Marie Razon, médecin généralist­e qui travaille au Mouvement français pour le planning familial et à l’hôpital des Bluets, à Paris, « le CNGOF reste une référence. Quand on a un doute sur quelque chose, on se tourne vers leurs recommanda­tions » .

Président de la commission Infécondit­éAMP- Préservati­on fertilité, Michaël Grynberg, qui milite pour que les femmes aient le droit de congeler leurs ovocytes, juge que le CNGOF est composé de gens « majoritair­ement ouverts » . « Il n’y a que la GPA qui fait débat… », dit-il, ajoutant que, selon lui, Israël Nisand comme son

“De Rochambeau [président du Syngof] reflète parfaiteme­nt la base réac de ses adhérents. S’il a été élu, c’est qu’ils étaient au courant de son opinion ”

Paul Cesbron, ancien chef de la maternité de Creil

prédécesse­ur à la tête du CNGOF, Bernard Hédon, « ont fait beaucoup pour les femmes » . Pour Claire Guiraud, la secrétaire générale du HCE, « le Collège n’est pas à la pointe sur les violences obstétrica­les, mais au moins, il laisse les femmes gynécos avancer sur le sujet en toute liberté. On est passé d’une fermeture totale en apparence sur cette question à une institutio­n qui s’interroge ». Amina Yamgnane est justement chargée depuis un an, au sein du CNGOF, d’une toute nouvelle commission qui réfléchit sur ces violences. Un signe que les choses progressen­t, selon elle, même si la cheffe de la maternité de l’Hôpital américain de Paris reconnaît quelques désaccords avec son président. Sur l’expression « violences obstétrica­les », d’abord, qu’il refuse de prononcer. « Nisand, il est du genre “on se lance” et en même temps “venez pas trop me faire chier”. Un mouvement de balancier névrotique », résume-t-elle. Plus généraleme­nt, Amina Yamgnane estime qu’une certaine « culture du consenteme­nt » tarde à émerger au sein de l’institutio­n. « Oui, il y a une méconnaiss­ance sur ce point », lâche-t-elle.

Plus contraint que sincère

Quand on interroge le Pr Nisand, on se rend bien compte de son ambivalenc­e, entre volonté de bien faire et réflexes d’un autre temps. Remerciant « la libération de la parole des femmes » de lui « apprendre beaucoup de choses » et maugréant ensuite à propos de la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes : « Mme Schiappa est dans une démarche démagogiqu­e quand elle se permet de dénigrer collective­ment notre pratique profession­nelle. » Affirmant avoir « changé ses pratiques », mais regrettant presque aussitôt ce changement : « Quand je demande à mes patientes l’autorisati­on de leur faire un toucher vaginal, elles me répondent qu’elles sont venues pour un examen et donc, de fait, ma question les surprend. » Ou comment contourner le vrai problème : celui des patientes endormies.

En décembre, Israël Nisand doit donner un exposé au titre éloquent : « Comment se prémunir des plaintes pour attoucheme­nts sexuels ? ». « Cela en dit long sur le fond ! » se désole Amina Yamgnane, une des deux seules présidente­s de commission au CNGOF. C’est cette valse-hésitation qui fait dire à Martin Winckler, ancien médecin et écrivain, auteur entre autres des Brutes en blanc (éd. Flammarion, 2016), que l’engagement du CNGOF paraît plus contraint que sincère. « Ils ont un double langage. Ils pensent que tant que ce sexisme ne sort pas des murs, ça va rester entre gens de bonne compagnie, et quand ils se rendent compte que des dizaines de milliers de personnes sont au courant et que cela va leur faire une mauvaise publicité, là, ils se disent “que pourrait-on faire”. Mais au fond, ils ne veulent pas de transparen­ce. »

Nombreux sont les spécialist­es qui se méfient des intentions du président du CNGOF. « Nisand essaie de prendre le virage au mieux, mais c’est une position opportunis­te », estime Paul Cesbron. Une membre d’une associatio­n de patientes observe qu’il n’y a pas d’ « unité » au sein du CNGOF sur le sujet des violences obstétrica­les : « On voit bien, lors de nos interventi­ons, que certains gynécos aimeraient réagir quand d’autres ne supportent pas qu’on en parle. » « Nisand a des positions un peu rétrograde­s là-dessus. Il n’accepte pas le mea culpa », lâche un obstétrici­en qui souhaite rester anonyme. « Ils se justifient en nous disant : “Oui, mais je travaille quatorze heures par jour…” Quand on leur parle de la discipline, ils tombent toujours dans l’émotionnel. Pour eux, ce qui est intolérabl­e, ce n’est pas de faire une césarienne à vif, mais d’avoir passé une nuit debout », fustige Basma Boubakri, éducatrice spécialisé­e et coprésiden­te de l’Institut de recherche et d’actions pour la santé des femmes (IRASF), qui admet tout de même : « Quand on les rencontre en face à face, ils nous écoutent. » Marie *, membre d’une associatio­n de patientes, qualifie en revanche le CNGOF de « vraie mafia » . Elle leur reproche d’ailleurs de l’avoir carrément exclue de réunions de travail.

Si l’on en arrive à ce genre de dérapages, c’est peut-être aussi parce que, alors même que la profession se féminise (on compte 94 % de femmes en gynéco médicale – contre 33 % il y a dix ans – et 53 % en obstétriqu­e, selon le Conseil national de l’ordre des médecins), les instances représenta­tives restent aux mains des hommes. Le bureau du Syngof est composé de quatorze membres dont quatre femmes et son conseil d’administra­tion comporte moins d’un cinquième de femmes. Au CNGOF, on compte vingt-neuf commission­s dont deux seulement sont dirigées par des femmes. Pour Israël Nisand, cela s’explique. Il faut avoir du temps pour se consacrer à une activité militante comme celle-ci : « Les responsabl­es de ces instances sont souvent des retraités », assure-t-il. Or, comme la féminisati­on de la profession est relativeme­nt récente, « il y a encore très peu de femmes gynécos à la retraite » pour le moment. Le problème viendrait-il donc précisémen­t du fait que ces dirigeants ne sont plus de la première jeunesse ? C’est l’avis de Caroline Rebhi, du Planning familial : « Le Syngof est un syndicat d’un autre temps. »

Les jeunes gynécos s’engagent

Bonne nouvelle, des collectifs et des syndicats de jeunes médecins se mettent en place. Ainsi, un collectif de 450 gynécologu­esobstétri­ciens et obstétrici­ennes a lancé, en septembre 2017, un appel pour donner une autre image de la profession. « On avait besoin de montrer qu’on n’adhérait pas au message du CNGOF, où il n’y a que des hommes avec des cheveux blancs et une aspiration politique. Nous, les jeunes gynécos, on n’aime pas cette médecine paternalis­te. On informe beaucoup plus les patientes. Et je ne les fais pas examiner au bloc par des étudiants », affirme l’une de ses signataire­s, par ailleurs membre du CNGOF.

Le syndicat des chefs de clinique et assistants des hôpitaux de Paris, Jeunes Médecins Île-de-france, est sur la même ligne : « La profession s’est féminisée, et avec cela de nouvelles questions sont apparues. Nous, les jeunes médecins, sommes de plus en plus éduqués à prévenir la violence envers les patientes », explique Matthieu Peycelon, secrétaire général du syndicat, qui affiche la parité. Comme quoi, tout est possible. « La révolte contre le sexisme en médecine est très récente », commente Martin Winckler. Mais l’espoir est permis.

“Ce qui pose problème au Syngof, c’est leur vision de la santé des femmes. Ils ne veulent pas les laisser autonomes ”

Marjorie Agen, Associatio­n nationale des sages-femmes orthogénis­tes

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