Amal El Madade : les pieds dans le plat
LES PIEDS DANS LE PLAT
La cuisine est un pilier de la culture marocaine, réservée aux femmes. À condition qu’elles n’aient pas l’ambition d’en faire un outil d’émancipation et de transgression… Amal El Madade, chroniqueuse culinaire sur le Web et à la radio, a franchi la ligne rouge. Depuis Casablanca, elle invite les Marocaines à s’affranchir des traditions et suggère aux hommes de porter le tablier.
Amal El Madade, 34 ans, reçoit dans l’appartement où elle vient de s’installer avec une colocataire, dans un joli quartier de Casablanca. Niveau de transgression sur l’échelle de la société marocaine traditionnelle qui assigne les jeunes femmes célibataires au domicile de leurs parents : rouge carmin. Le lieu, nouveau, est pour l’instant vierge d’une mémoire collective. Déjà, pourtant, le parfum de l’hospitalité : elle a préparé un quatre-quarts. Dans le salon, accroché au mur dans un caisson de bois, elle a en priorité rangé ses beaux livres de cuisine. Mais l’essentiel est ailleurs. Dans une boîte à gâteaux en fer, rouillée, cabossée, pleine d’une impressionnante collection de photos. Amal, 10 ans, dépassant d’une tête une pièce montée. Amal, 8 ans, soufflant sur les braises du méchoui. Amal, 7 ans, le nez dans le décolleté des cheikhates, ces artistes marocaines rétribuées pour animer les soirées chez des particuliers. Amal à tous les âges, les genoux plantés dans le potager. Déjà gamine, son truc à elle, c’est la cuisine. Le menton au-dessus des casseroles. Les doigts dans la semoule. Le miel aux lèvres.
Papa aux fourneaux
La fillette grandit au rythme des saisons, dans un petit village à l’est du Maroc. « Nous avons vécu à la campagne, entourés
d’animaux domestiques, de poules, de lièvres. On mangeait ce que l’on récoltait ou ce que l’on achetait auprès des agriculteurs », se souvient-elle. Dans la famille d’Amal, contrairement à la plupart des foyers marocains, c’est le père, un universitaire érudit, qui lui transmet le goût de la cuisine. « J’adorais l’observer. Il accommodait les carottes selon l’humeur du jour et ses influences du moment : snackées, moulinées, mijotées, confites, sucrées. Le couteau à la main, il me racontait son travail. J’étais friande de ces moments ensemble. » Pour sa mère, issue d’un milieu plus modeste, la cuisine n’est pas une option pour son enfant. « Pour elle, c’était une activité réservée aux domestiques », explique Amal. Par revanche sociale, elle voulait le meilleur pour sa fille. Et dans sa tête, la réussite ne pouvait passer par ça. Parce que, au Maroc, les femmes cuisinent oui, mais derrière leurs fourneaux. Plus rarement à la tête de grands restaurants.
“J’adorais observer [mon père]. Il accommodait les carottes selon l’humeur du jour et ses influences du moment. Le couteau à la main, il me racontait son travail ”
Amal a 14 ans. Ses parents décident de rejoindre Rabat, la capitale, pour lui permettre d’intégrer un « bon collège ». « Le choc culturel ! J’étais une fille de la campagne débarquée à la ville. » Son temps libre, elle le passe derrière le plan de travail pour confectionner des pâtisseries. Elle se rêve aux commandes d’une brigade, ceinte dans un tablier blanc brodé de ses initiales. Elle n’a pas le temps de confier son projet aux oreilles de son père. « Il est mort l’année de mes 18 ans. C’est mon plus gros chagrin… » Avec lui, elle enterre son enfance et l’avenir qu’elle s’était dessiné. « Mon père, c’est sûr, m’aurait encouragée dans cette voie. Il aurait compris… », affirmet-elle. L’adolescente oublie les fonds de casseroles. Ce sera donc une prestigieuse école américaine de commerce à Rabat, « pour faire plaisir à maman » . Du marketing et de la com. Un anglais parfait pour, plus tard, travailler comme assistante marketing du directeur de la Caisse de dépôt et de gestion du Maroc. Un poste à forte responsabilité. Au micro, le jour de la remise du diplôme, la jeune femme interrompt la cérémonie. « J’ai dit devant toute l’assemblée : “Ce diplôme n’est pas le mien. C’est celui de ma mère. Je souhaite que vous le lui remettiez.” » Itto, émue, a quitté la cérémonie avec « son » Bachelor ; Amal l’a suivie, le coeur lourd, les mains vides. Aujourd’hui, Itto formule des regrets : « Amal a toujours été une artiste. Elle cuisinait, elle peignait, mais comme toutes les mamans, j’avais peur de la jeter dans la précarité. J’étais conservatrice. Pour moi, un bon diplôme, c’était la sécurité. J’ai eu tort. Je lui ai fait perdre du temps… »
De plongeuse à cheffe
Amal a presque 30 ans. Après avoir turbiner quelques années entravée dans son tailleur et chemise blanche, en déséquilibre sur ses escarpins à talons hauts, elle craque. Un midi, au centre culturel russe de la capitale, où elle déjeune, la moutarde lui monte au nez. Pétage de plombs en direct devant son assiette de blinis ! « J’ai demandé au chef du restaurant s’il y avait une place pour moi en cuisine. Il m’a regardée. Il m’avait vue arriver avec un chauffeur. Il m’a lancé : “Oui, mais à la plonge.” J’ai dit : “Je prends.” » Elle plaque son boulot avec chauffeur et démarre. Elle accède au métier par la petite porte. De resto en resto, elle sera plongeuse, commis, puis cheffe. « L’ascension est rapide, sans obstacle véritable. J’étais déterminée et je bossais comme une dingue. » En 2014, elle crée son entreprise de service traiteur à Rabat.
En 2016, Amal cède à la pression familiale et sociétale et finit par accepter de se marier. Elle insiste pour en parler. « Au petit déj, régulièrement, j’entendais ma mère dire, en parlant d’une telle ou d’une autre : “Ce n’est pas une fille bien, mais, elle, au moins, elle est mariée…” Même si tu es féministe jusqu’au bout des ongles, c’est quelque chose qui t’atteint au bout d’un moment. J’étais la déception. Celle qui avait fait des études, mais n’avait pas vraiment de carrière ni de mari. » Elle se résout à épouser l’un de ses meilleurs amis. « Mon entourage insistait : “Amal, pourquoi refuses-tu un mec aussi sympa ? Il t’aime tellement…” Je me suis dit, c’est peut-être le moment de lâcher prise. J’épouse alors cet homme que je respecte énormément. C’est un féministe. Une tronche. Le premier à militer devant le Parlement pour le droit à l’avortement. » Quinze jours pour se marier, neuf mois pour divorcer un an plus tard. « C’était un mec en carton. L’archétype du Marocain qui veut le changement, milite, mais n’a aucun respect pour les femmes dans la sphère privée. Il me voulait à son service. »
Entre-temps, Amal s’est installée à Casablanca. Elle a laissé son entreprise de traiteur pour vivre dans cette ville qu’elle sait ouverte aux initiatives. L’envie de faire autre chose la démange. Elle se rapproche de JawJab, un incubateur marocain de talents sur le Web. Son idée : dépoussiérer la cuisine marocaine engluée dans ses traditions, redonner aux jeunes le goût de cuisiner et lutter contre la malbouffe : « Je n’en pouvais plus de voir mes amis se nourrir le soir, après le travail, de chawarmas [sandwichs libanais, ndlr] achetés dans la rue. Je voulais réunir les gens autour d’un bon plat. »
En 2017, Amal se lance devant la caméra. Les premières vidéos sont timides. Mais Nabil Ayouch, célèbre réalisateur du film Much Loved et créateur du studio JawJab, la repère. Il a un coup de coeur pour la jeune femme. Ensemble, ils vont professionnaliser et tailler les vidéos au cordeau. « Amal m’a été présentée il y a deux ans. Elle est arrivée avec plein d’idées, une passion pour la cuisine et une envie d’en parler différemment. Nous avons travaillé son personnage, avec une volonté partagée de bousculer les codes. Sa fraîcheur, son humour, sa spontanéité ont immédiatement séduit le public », rapporte le réalisateur franco-marocain.
Une bonne dose d’autodérision
Le personnage gouailleur, déluré, looké, maquillé, un peu foutraque, bien dans ses baskets, fait sauter les verrous de la cuisine chérifienne. Devant la poêle à paella posée sur le plan de travail, Amal s’amuse à singer la crevette tropicale tigrée ou la danseuse de flamenco habitée par le sentiment contrarié. « Elle a un féroce sens de l’autodérision, confie son amie journaliste Ayla Amret. Elle n’a aucune gène à assumer qui elle est, ce qu’elle fait et ce qu’elle dit. Elle maîtrise les codes de la tradition et de la modernité. Elle voyage de l’une à l’autre. Ça lui permet d’être accessible au grand public. »
À l’écran, Amal partage ses conseils dans un langage populaire, jamais vulgaire, toujours bienveillant. Une recette, trente minutes montre en main, boulettes kefta comprises, c’est la promesse de Tyab el Qalb (« La Cuisine du coeur »). La sauce a pris très vite, mais le couscous de cinq heures y
“Au Maroc, la cuisine n’est transmise qu’aux filles. Moi, je m’adresse autant aux femmes qu’aux hommes. Ça déplaît ! Vous vous rendez compte, je mets en péril l’équilibre de la société ”
a laissé des plumes. Les plus attachées aux traditions ont crié au blasphème. Sur les réseaux sociaux, certaines ont dégommé, façon ball-trap, la profane. Des insultes. Des volées de noms d’oiseaux empruntées au vocabulaire de la misogynie. « Au Maroc, la cuisine appartient aux femmes. Aux mères en particulier. Et quand elle est transmise, elle n’est transmise qu’aux filles. Moi, je m’adresse autant aux femmes qu’aux hommes. Ça déplaît ! Vous vous rendez compte, je mets en péril l’équilibre de la société ! Si les recettes ne sont pas exécutées dans les règles de l’art, et par les gardiennes du temple ellesmêmes, elles montrent les dents ! Dans ce pays, parfois, le premier ennemi des femmes, ce sont les femmes… », ironise Amal. Cela n’empêchera pas 2M, la deuxième chaîne de télévision généraliste semi-publique marocaine, de racheter le concept pour son site 2M.ma et son application My2M. « C’était ma victoire. Et un message pour ma famille : “Vous avez eu tort de me marier.” Enfin, j’étais heureuse ! »
Liberté de ton
Depuis septembre, les auditeurs de Radio 2M, la station d’infotainment, retrouvent Amal, à 9 h 30, dans une chronique quotidienne nommée Hashtab (« Qu’est-ce qu’on cuisine ? »). Une capsule également filmée, diffusée sur le créneau horaire le plus écouté pour décortiquer, en moins de trois minutes, un plat ou un produit. « La directrice de la radio m’a dit : “Amal, éclatetoi. Parle comme tu l’entends pour faire passer tes messages.” » Youssef Ksiyer, animateur de la matinale, dit de sa collègue et amie : « Elle fait partie de ces jeunes qui vivent leur rêve et refusent de courber l’échine devant les conventions sociales. » Le langage de la chroniqueuse, cru, est celui d’une blédarde qui a débarqué à la ville. « Ce dialecte, on en rigole. Mais personne ne l’a jamais utilisé pour parler de choses sérieuses et s’adresser au plus grand nombre. Je ne joue pas vraiment la comédie. Je suis cette fille, mais aussi la nana raffinée des dîners en ville ! » Amal est le fruit de son histoire et de ses convictions.
Si sa cuisine s’adresse aux deux genres, ses messages sont destinés aux femmes. « À la télé, on n’a pas eu de modèles auxquels s’identifier, de femmes qui osent dire : “J’ai commencé de rien, je me suis battue, regarde où je suis aujourd’hui.” C’est ce que j’essaie de faire. C’est vrai, dans la rue, c’est difficile. Au niveau des lois pour l’égalité, c’est difficile. L’avortement, tous ces sujets fondamentaux, ça reste très compliqué au Maroc. Mais je souhaite déjà aux femmes de mon pays du courage et plus de liberté. Au moins dans leur tête. » La sienne de tête foisonne de projets. Une émission sur le Net pour transmettre le goût des choses aux gamins. Une autre, avec une mamie cordon-bleu, superstar de YouTube, « pour réconcilier les générations » . La cuisine pour cimenter les brèches, c’est son souhait.