Causette

Entre béton et bitume

- PAR CATHY YERLE

Ma ville n’est ni grande ni petite. Elle a une mairie, une église, une poste, un cinéma, une piscine, un stade, deux collèges, huit écoles, deux banques, huit kebabs, un château en ruine, un fort avec des espions dedans, des pavillons, des petits immeubles et quatre grosses cités. Et aussi, une immense forêt naturelle, sauvage et interdite à l’humain parce qu’elle a poussé sur d’anciennes carrières de gypse qui ont transformé le sol en gruyère. Sur la carte, ça fait comme un gros poumon. Tout vert. Moi, j’habite près d’une petite place où trône un bel arbre. L’été, il fait de l’ombre aux vieux et aux clochards ; à l’automne, les enfants le prennent en photo pour le sempiterne­l travail sur le changement de saison et de couleur de la nature ; en décembre, il devient notre arbre de Noël avec sa guirlande qui clignote, et les voisin·es viennent s’assoir sur le banc, dessous, bien emmitouflé·es, pour papoter, fumer et regarder passer le temps.

Souvent le matin, je pars courir dans ma ville, je sillonne le long des ruelles, je fais le tour du gros poumon, j’y vois du ciel, des feuilles, des oiseaux et en rentrant, je m’arrête sous le bel arbre de ma place pour y faire quelques étirements.

Il paraît que ma ville est en plein essor. D’ailleurs, partout des maisons, des immeubles sont démolis et d’autres, tout neufs, poussent comme des champignon­s. De Paris. Ce sont des nouvelles sortes d’immeubles, des barres rectangula­ires toutes blanches avec des volets très gais. Orange, violet, vert. Et au dernier étage, des lofts avec terrasse et baies vitrées. Plus on monte, mieux c’est. Plus c’est cher. Alors, pour que beaucoup de gens aient envie de venir habiter ces allégories de notre société, ma ville et sa copine, la région, ont décidé d’offrir à tous ses chers et chères concitoyen·nes, des loisirs. Pas des petits loisirs de rien du tout, comme sous l’arbre de ma place, mais une immense base de loisirs, pleine d’essor, pile dans le gros poumon vert.

C’est comme ça que les tronçonneu­ses ont pilonné la forêt beaucoup moins vierge pour le coup. Et abattu des arbres. Plein d’arbres. Des habitant·es ont résisté, argumenté, disant que si on coupait dans notre poche à oxygène, les nouveaux bébés qui naîtraient dans nos pavillons, nos cités, nos nouvelles boîtes rectangula­ires, auraient des bronchioli­tes perpétuell­es, des petits yeux rouges et de la morve verte au bout du nez. Beurk !

Depuis, pour ne pas assister au massacre, je cours au stade. Sur du gazon en plastique. Tout autour, il n’y a pas d’arbres, mais quatre poteaux métallique­s. Avec, au bout, des caméras. Qui me regardent tourner en rond comme un hamster en collants noirs, au son des pelleteuse­s et des marteaux-piqueurs qui fabriquent nos loisirs, plus loin, dans la forêt déflorée. Madame la maire, elle dit que les caméras, c’est pour nous protéger, même si je vois bien qu’il n’y a aucun risque de se prendre une branche sur la tête ou de se faire attaquer par un écureuil.

Et pourtant, hier, quand je suis rentrée de ma course, rouge comme une fraise des bois, je me suis sentie fortement agressée : le bel arbre de ma place était à terre. Abattu. Lui aussi gagné par l’épidémie. Je suis restée là, les jambes coupées, avec tous mes voisin·es anéanti·es. Amputé·es. Nous avons regardé partir notre géant tronçonné dans la camionnett­e de « la voirie et des espaces verts ». Et ce matin, en lieu et place, une prothèse métallique avait poussé. Un poteau, comme au stade. Et tout en haut, un gros oeil, qui observe le quartier et ses nouveaux immeubles.

Cette année, nous n’aurons pas d’arbre de Noël. Joyeux essor !

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