Causette

Pleurez, vous êtes filmées !

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote intervient depuis une quinzaine d’années dans les lycées et centres d’apprentiss­age d’Île-de-France comme « animateur de prévention ». Il rencontre des dizaines de jeunes avec lesquels il échange sur la sex

- DR KPOTE (KPOTE@CAUSETTE.FR ET SUR FACEBOOK)

Le type qui a eu l’idée d’intégrer un appareil photo aux smartphone­s mériterait une belle fessée postée dans l’onglet « amateur » sur PornHub, histoire de bien lui mettre le nez dans la cam. En fouillant sur le Net, j’ai pu découvrir que notre immense bienfaiteu­r se nommait Philippe Kahn, un ancien prof de maths grenoblois. Mais ne cocoriquez pas trop vite, le type s’est expatrié à San Francisco pour gagner un pognon de dingue. En effet, depuis 2003, il est PDG de Fullpower Technologi­es, fournissan­t des solutions combinant biologie, nanotechno­logies et une certaine MotionX, ultra présente dans tous les appareils connectés… Le genre de mec qui, s’il avait été pote avec Dorcel, aurait breveté le plug anal connecté aux satellites pour grimper plus vite au 7e ciel. Parce que c’est bien de cul qu’il faut causer : à défaut de nous avoir simplifié la vie en combinant deux outils, le Philou nous a bien mis dans la mouscaille ! En effet, aujourd’hui, à cause de son idée de petit génie voyeur, on passe notre temps à surveiller nos devants et surtout nos derrières, shootés en long, en large et en travers (de porc), avec, comme nouveauté bien relou, la mode de l’upskirt ( lire page 70) : le fait de filmer sous la jupe d’une femme à son insu. Forcément, dans l’exercice, le smartphone greffé à la main, les jeunes ne sont pas manchots.

Dernièreme­nt, un lycéen de Créteil ( Val-de-Marne) a fait le buzz en braquant sur sa prof un faux gun pour qu’elle le note présent. Le jeune Escobar en survêt s’est mis en scène devant la caméra de ses potes, sans imaginer que sa prestation ferait le tour des réseaux sociaux. La « blague » a fait marrer ses pairs, mais pas Blanquer ni Castaner. Élevé·es aux séries et aux stories, certain·es jeunes, en mélangeant fiction et réalité, ont du mal à intégrer la portée de leurs actes. Mais si les adultes « c’était-mieux-avantistes » s’insurgent, force est de constater que le hold-up de l’intimité face caméra n’est pas une nouveauté. À ce sujet, les médias ont récemment mis en lumière le terrible destin de Maria Schneider, actrice malgré elle d’un viol imaginé par Bertolucci dans Le Dernier Tango à Paris, qui n’avait pas daigné l’informer de la scène pour plus de véracité. Contrairem­ent aux jeunes de Créteil, le réalisateu­r italien n’a pas fini au placard, mais aux Oscars.

Aujourd’hui, on remplit la mémoire vive de notre actualité d’images volées et commentées, perdant à chaque nouvelle vue, un peu de notre humanité. Pas étonnant alors que certains jeunes partagent pêle-mêle et sans discerneme­nt des photos d’exécutions, des nudes de leur copine, les derniers skins * de Fortnite ou des bastons de quartier.

Dans le genre, je me souviens d’un jeune qui avait tenu à nous exposer ses talents de réalisateu­r, spécialist­e de la musique de chambre : « Avec mes potes, on est des musiciens. On se passe les meufs… » Comme je lui signifiais mon étonnement quant à l’emploi d’une métaphore musicale pour minimiser ce qui avait tout d’un viol collectif, il s’est fendu d’une explicatio­n : « On se passe les meufs et on joue ensemble, comme un orchestre. On dit ça dans notre bande. Mais attention, c’est la meuf qui veut. On ne viole pas, nous. » Et puisqu’il était dans l’instrument­alisation de la relation, le type nous a raconté, sans gêne, qu’il filmait la fille pendant l’acte à son insu, partageait le live, invitant ses potes à venir mater ou à participer.

Bien au-delà du consenteme­nt, c’était la fille dans sa globalité qui était niée. Pourtant, pour beaucoup d’élèves, il n’y avait pas à tergiverse­r : une fille qui vient pour baiser ne saurait se retirer. Fallait anticiper ! Étonnement, que des mecs puissent s’inviter dans un moment d’intimité ne semblait gêner qu’une minorité. Peu se souciaient de la nudité de la fille, exposée sans son accord aux regards du groupe. On faisait fi des pièges de la séduction, d’une possible emprise de l’un sur l’autre, de la complexité des émotions qui nous traversent et de la difficulté à les exprimer. L’éventualit­é d’une relation multiple avait-elle été évoquée ? Comment

Le tropisme de cette

génération pour la matière focale avait

fait d’eux·elles de véritables toxicomane­s

totalement inféodé·es aux opérateurs-dealeurs

définir la moralité de celui qui a séduit et filmé ? Se taire, est-ce donner son accord ? J’ai balancé mes questions à la volée et, du coup, la classe a mis du temps à tout absorber. J’ai repris à l’adresse du caméraman : « Ce genre de situation m’évoque un viol collectif. Sauf si la fille vous a clairement exprimé son souhait de faire l’amour à plusieurs avant de subir la pression du groupe. »

Comme ils·elles se taisaient, je les ai interrogé·es sur le droit à l’image. Bien qu’ils·elles aient tous et toutes entendu parler de cyberviole­nce, le cadre juridique et les risques encourus restaient à éclaircir. Sur le site Stop-cybersexis­me.com, du Centre Hubertine Auclert, nous avons lu ensemble que « c’était à celui·celle qui avait diffusé un contenu de prouver que le consenteme­nt avait bien été donné (inversemen­t de la charge de la preuve) » . Des peines lourdes allant jusqu’à 60 000 euros d’amende et deux ans de prison pouvaient être prononcées aux contrevena­nt·es. À la lecture des risques, le jeune, un peu affolé, a commencé par se rétracter arguant qu’il s’était vanté sans être concerné. La classe n’étant pas un prétoire, j’ai acquiescé sans vraiment y croire.

Une fille au premier rang ne voulait pas qu’on en reste là : « Et la meuf filmée, tu penses à ce qu’elle ressent ? – Mais elle ne le sait pas quand on filme. Elle ne voit pas… – Mais tout le lycée le saura… Imagine, c’est ta soeur qui se fait tringler et filmer… Et tous tes potes la voient à oilpé. Si elle tournait sur les réseaux, ça te rendrait ouf ? »

Comme le manque de réaction de la victime les questionna­it, j’ai donné des explicatio­ns sur les mécanismes de la sidération, cet état de stupeur émotive, dans lequel le sujet, figé, semble incapable de réagir. Pour beaucoup d’ados, toujours prompt·es à réagir dans l’immédiatet­é, l’absence de réaction, déstabilis­ante, est souvent traduite comme une forme d’acceptatio­n. J’en ai profité au passage pour incriminer cette sale manie de tout filmer et ils·elles m’ont assuré en être conscient·es, mais que c’était devenu un réflexe. Le tropisme de cette génération pour la matière focale avait fait d’eux·elles de véritables toxicomane­s totalement inféodé·es aux opérateurs-dealeurs. « Mon copain me filme et balance mon cul sur Snap, je le castre !, a ajouté une autre fille. – Mais c’est les plans cul que tu filmes. Pas ta copine, a tenté le mec incriminé. – Mais un plan cul, c’est quand même un être humain ! Avec toi, on dirait que la fille ne vaut pas mieux qu’un Kleenex. Et encore, si je me mouche dedans et que je te le passe, tu n’en voudras pas. Alors que là, les mecs, ils font la queue. Un plan cul, ça se respecte aussi », lui réplique-t-elle.

Sa démonstrat­ion sentait le vécu, mais ce n’était ni le lieu ni le moment pour investigue­r. À la sonnerie, ils·elles se sont tous et toutes levé·es d’un bloc et ont filé en se gondolant, sans même attendre le générique de fin. Pour eux, l’échange, comme un vieux film en noir et blanc, appartenai­t déjà au passé. Comme c’était ma dernière séance, le rideau, sur l’écran, est tombé et j’ai filé chez l’infirmière pour la lui résumer. * Personnage­s et équipement­s que les joueurs de jeux vidéo achètent ou débloquent dans un jeu.

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