Causette

Étudiant·es en médecine : le théâtre pour apprendre l’empathie

Distants, insensible­s, trop techniques… Plus leur discipline se perfection­ne, plus les médecins se voient reprocher par les patient·es leur manque d’écoute et d’empathie. À Montpellie­r, la faculté de médecine utilise le théâtre pour sensibilis­er les étudi

- PAR ALEXIA EYCHENNE - PHOTOS ALEXANDRA FRANKEWITZ/TRANSIT POUR CAUSETTE

« Madame Hernandez ? » D’un pas raide, le docteur Tran s’approche du lit de sa patiente, 50 ans, hospitalis­ée pour un cancer du sein. Les nouvelles ne sont pas bonnes : des cellules malades ont migré dans son corps, son traitement est désormais impuissant. Ça, madame Hernandez l’ignore encore. Le docteur doit lui annoncer. Tee-shirt et baskets, le look du jeune homme détonne dans un moment si solennel. Mais sa voix se fait grave quand il tire une chaise près d’elle et se lance : « Nous avons réalisé un scanner pour apprécier l’étendue des métastases, afin de voir… » La patiente gémit, toute en douleur rentrée : « J’en peux plus d’avoir mal. Faut que vous me donniez quelque chose de plus fort. » « On a fait un bilan pour savoir comment ont évolué les métastases…, poursuit le soignant d’un ton égal. On propose l’arrêt du traitement curatif pour un traitement palliatif qui consiste… »

« Merci, on va arrêter là ! » D’une voix forte, le professeur Marc Ychou, directeur de l’Institut du cancer de Montpellie­r (Hérault), interrompt leur tête-à-tête dans un demi-sourire. « Madame Hernandez » se redresse d’un bond. En fait, c’est une comédienne… en pleine forme. Le futur docteur Tran est étudiant en médecine. Dissipée, l’ambiance mortifère de l’hôpital : nous sommes à l’École nationale supérieure d’art dramatique (Ensad) de Montpellie­r. Cet après-midi d’automne, quinze futur·es médecins se préparent, lors de jeux de rôle face à trois acteurs et actrices, aux annonces les plus éprouvante­s qu’ils auront un jour à délivrer : une maladie grave, une récidive ou un passage en soins palliatifs. L’exercice se déroule sous le regard croisé de Marc Ychou et d’un metteur en scène, Serge Ouaknine. « Tu récites un discours médical, reproche le premier au futur docteur Tran. Ce sont des mots que l’on utilise entre nous, inappropri­és face à une patiente qui souffre. Il faut lui dire qu’on ne va pas la laisser comme ça, que la chimio ne fait plus d’effet, mais qu’il y a des traitement­s pour lui éviter de souffrir. » « Prend-lui la main, encourage Serge Ouaknine. L’intimité avec le patient vous fait peur, mais c’est aussi ce qui peut vous sauver... »

Une “équation délicate”

Depuis 2013, ce cours de théâtre d’une demi-journée est obligatoir­e pour les étudiant·es de quatrième année de la fac de médecine de Montpellie­r. Une première en France. Lors de leur rencontre, il y a une quinzaine d’années, Marc Ychou et Serge Ouaknine ont vite perçu la parenté entre leurs discipline­s. « Les médecins sont tellement formés aux sciences et aux techniques qu’ils en oublient l’importance de la relation humaine, regrette le premier. Le manque de temps, dû au manque de médecins, aggrave encore cela. » Or, le déficit d’écoute du corps médical nourrit la défiance à son égard. « Erreurs techniques mises à part, la plupart des plaintes sont liées à des problèmes de communicat­ion avec l’équipe médicale », assure-t-il.

Manifester de l’empathie envers son patient, tout en conservant sa distance clinique, relève d’une « équation délicate ». La résoudre est affaire de sensibilit­é, de vocabulair­e, mais aussi de postures. « Un médecin est en représenta­tion, explique Marc Ychou. Une grande partie de la communicat­ion passe par le non-verbal. » C’est là que Serge Ouaknine entre en scène. « Avec le progrès, l’avènement de l’imagerie et des analyses médicales, le médecin est devenu un intermédia­ire entre la technique et le patient, décrit-il. On me sollicite pour travailler le sensible et l’indicible. Parce qu’elle repose sur le geste, le silence et la distance, la mise en scène permet ça. » Le travail des comédiens trouve ici tout son sens, car « le rôle de l’artiste est de poser les questions existentie­lles : la douleur, la perte et la mort ». Dans l’Antiquité, le théâtre d’Épidaure n’accueillai­t-il pas les prières au dieu médecin Asclépios ? Brecht, Tchekhov ou Boulgakov, rappelle-t-il, ont tous étudié la science d’Hippocrate.

“L’intimité avec le patient vous fait peur, mais c’est aussi ce qui peut vous sauver...”

Serge Ouaknine,

metteur en scène

En début de séance, chaque étudiant·e pioche un scénario. Claire, la vingtaine, déchiffre le sien : « Reçoit parents avec enfant chez qui on a fait une IRM pour des céphalées persistant­es. On a décelé une tumeur qu’il va falloir opérer. La guérison est possible, mais il y a des risques de séquelles… » Rires nerveux dans l’assistance : seule une minorité d’élèves a déjà été témoins de cas aussi douloureux lors d’un stage. « Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai réalisé des exercices pratiques que sur des mannequins », constate Claire.

Un quart d’heure plus tard, ils et elles endossent leur rôle chacun leur tour. Les autres écoutent en arc de cercle, épaules contre épaules, visages en clair-obscur sous les projecteur­s. L’apprentiss­age de la juste présence commence à la poignée de main que le médecin adresse au patient-comédien, qui l’attend dans la salle d’attente fictive. Certain·es la rejouent deux, trois fois. Interdits, les mains molles, les bustes penchés à plus d’un mètre de distance, comme si le médecin avait peur du patient… « Prenez le temps de l’accueillir, martèle Ouaknine. Ce premier contact est déjà une parole. » Quand Éva, l’une des étudiantes, commence à dérouler son diagnostic derrière son bureau de consultati­on, le metteur en scène lui appuie sur le menton pour ralentir son débit, l’inciter à articuler et à puiser dans les graves. Sa voix se fait plus douce, rassurante, ses phrases plus intelligib­les.

Gérer l’émotion

Au tour de Claire de se jeter à l’eau. Face à elle, jouée par les comédien·nes, une famille au complet : le père, la mère et leur fille de 10 ans. Pour retarder l’annonce de la maladie, puis l’occulter, il et elles bavardent, ne prennent ni Claire ni ses paroles au sérieux. L’étudiante est dépassée par leur énergie ostentatoi­re, qui masque mal leur angoisse. Elle parle vite sans parvenir à retrouver leur attention. « Tu aurais pu faire un dessin à la petite fille pour lui faire prendre conscience de la situation », conseille Marc Ychou, après coup. « Tu peux la faire venir à côté de toi pour quitter la relation frontale qui est celle du pouvoir », complète Serge Ouaknine. « J’ai senti que je galopais, admet Claire, à la sortie de la séance. J’ai encore tendance à me laisser submerger par l’émotion. » À la pause, Marie souffle aussi. Cette étudiante de 23 ans, qui se verrait bien généralist­e, vient de faire face à une patiente si malmenée par la vie qu’elle a pris l’annonce de son cancer du sein avec désinvoltu­re. Marie n’a pas réussi à créer une intimité suffisante avec elle pour s’assurer qu’elle reviendrai­t la voir et accepterai­t ses soins. « C’est déstabilis­ant, mais très utile de nous y confronter maintenant, estime-t-elle. Il m’est arrivé, en stage à l’hôpital, de ressentir un malaise en accompagna­nt des médecins qui n’étaient pas intéressés par l’histoire des patients, comme s’ils étaient seulement pressés de passer à la chambre suivante… »

En quatre heures, Quentin Gratias s’est fondu dans la peau d’une dizaine de malades ou de leurs proches, improvisan­t des bribes de leurs vies. « On veut faire comprendre aux étudiants qu’il n’y a pas deux patients pareils, et que c’est à eux de s’adapter », glisse ce comédien diplômé de l’Ensad, familier de ces ateliers depuis trois ans. Une fois, c’est un homme qui, à l’annonce d’une récidive, conteste la légitimité du médecin et demande à « voir quelqu’un d’autre ». Une autre, un quadra terrorisé par une énième chimio, dont la voix se brise, après un silence glaçant : « Je veux pas y retourner, docteur… » « Métastase ? Je ne connais pas le mot », lance aussi le comédien à un étudiant au verbiage trop hermétique. C’est aussi Quentin Gratias qui, dix minutes avant la fin de la séance, joue « monsieur Georges », 35 ans, admis aux urgences la veille pour douleurs abdominale­s. Un élève, cheveux en brosse et surchemise, lui annonce de but en blanc un cancer du pancréas – l’un des plus redoutable­s : « La bonne nouvelle, c’est qu’on le diagnostiq­ue à temps ! » Marc Ychou soupire : « Tu ne peux pas lui annoncer comme ça, sans rien savoir de lui. Tu vas transforme­r sa vie. Il arrive que dans ce genre de cas, des gens rentrent chez eux et se suicident. Quelle est son histoire ? Est-ce qu’il vit seul ? À qui va-t-il pouvoir en parler ? Votre métier de médecin, c’est la prise en charge globale du patient. » Une mission d’autant plus cruciale que la technologi­e ne cesse de grignoter du terrain sur les autres prérogativ­es des médecins. « Bientôt, prévient le professeur, dans un dernier avertissem­ent, l’intelligen­ce artificiel­le donnera le diagnostic à votre place… » En attendant, la médecine peut être… plus humaine.

“On veut faire comprendre aux étudiants qu’il n’y a pas deux patients pareils et que c’est à eux de s’adapter”

Quentin Gratias,

comédien

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