« Désobéir, c’est choisir », interview de la metteuse en scène Julie Berès
La metteuse en scène Julie Berès a recueilli les témoignages de jeunes femmes issues de l’immigration. Elles évoquent la radicalisation, la misogynie et le racisme qu’elles subissent au quotidien dans un spectacle fort et édifiant, intitulé Désobéir.
Créée en novembre 2017 dans le cadre de la quatrième saison des « pièces d’actualité » initiée par Marie-José Malis, directrice du Théâtre de la Commune, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), Désobéir, pièce de Julie Berès, ne devait durer qu’une soirée. Mais devant l’engouement massif pour ce « spectacle documentaire », il entame une grande tournée à travers la France. Ces portraits de jeunes femmes réalisés à partir de témoignages d’habitantes d’Aubervilliers et des communes alentour questionnent leur place dans la société. On suit avec émotion leur combat contre le poids de la tradition, le sectarisme, tout en partageant leurs rêves et leur désir d’émancipation… Pour Julie Berès, le théâtre est une tribune, un endroit où l’on peut se poser les bonnes questions. Avec sa compagnie, Les Cambrioleurs, fondée en 2001 à Brest (Finistère), elle a développé un programme d’actions culturelles en milieu scolaire et universitaire, dans les maisons de retraite, les prisons et les hôpitaux. Ses créations, en prise avec le réel, sont régulièrement programmées au Théâtre de Chaillot, à Paris, et sur de nombreuses scènes nationales. Désobéir ne fait pas exception.
La pièce commence par le témoignage d’une jeune fille en jilbab (vêtement qui couvre la tête et l’ensemble du corps à l’exception des pieds, des mains et du visage)…
Le point de départ de ce spectacle était la radicalisation. À partir d’un témoignage réel, je souhaitais montrer comment une jeune femme choisit de se radicaliser pour se construire, puis comment elle se libère… Et montrer aussi qu’il existe plein d’autres modèles de construction possible. Avec mes collaborateurs, Kevin Keiss et Alice Zeniter, nous avons collecté, grâce à l’aide d’associations, de nombreux témoignages de jeunes filles entre 18 et 25 ans en voie de déradicalisation. Je les ai enregistrées pour comprendre le processus. Quand elles se radicalisent, elles sont, en général, dans un moment de grande fragilité, de doute sur l’existence, sur leur identité, la valeur de la vie. Et puis elles rencontrent, souvent sur Internet, un homme qui leur dit : « Je comprends ta souffrance, elle est normale ; et ta lutte et ta colère, tu peux en faire quelque chose, et nous, on a besoin de toi. » Pour elles, au départ, c’est d’un romantisme absolu.
La collecte de ces témoignages a-t-elle été difficile ?
Oui, très difficile. Ces jeunes femmes ne révèlent pas leurs vraies identités et il y a beaucoup de secrets autour d’elles. J’ai fait la connaissance d’une jeune fille partie en territoire islamiste et qui a réussi à revenir. Je pensais qu’elle allait suivre le processus de création et, finalement, elle a disparu du jour au lendemain. Elle n’a pas assumé le fait de donner son témoignage. Cela m’a mise en colère. C’était très
compliqué ! Je me disais : « Qu’est-ce que l’on va dire à la jeunesse d’Aubervilliers ? » Et puis mon sujet a commencé à s’élargir. J’ai laissé tomber l’idée de faire un spectacle uniquement sur la radicalisation. Je me suis intéressée à d’autres jeunes femmes issues, pour la plupart, de la troisième génération de l’immigration. Par ce spectacle, je tente de comprendre comment autant de jeunes se disent qu’ils n’ont pas leur place dans cette société. Je raconte l’échec de la société française, les inégalités, le racisme…
Avec l’aide de l’association Femmes sans voile d’Aubervilliers, la Brigade des mères de Sevran, les élèves de l’option théâtre du lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, l’association 1 000 Visages, le dispositif 1er Acte… vous avez pu gagner la confiance de ces jeunes filles. Elles vous ont livré ce qu’elles avaient sur le coeur…
Elles nous ont raconté leurs détresses, leurs solitudes… La double misogynie à laquelle ces jeunes femmes sont confrontées est terrifiante ! Celles qui vivent dans un milieu familial très traditionnel n’ont pas les mêmes droits que leurs frères. L’extrême autorité du père et des frères est considérée comme une valeur. C’est même une fierté et l’éducation passe par ça ! Je parle de toutes formes de traditions, pas de la religion. Et il y a la misogynie plus pernicieuse d’une France qui dit que le problème des femmes est réglé alors qu’il y a une disparité de salaires, de postes, un plafond de verre présent à peu près dans tous les domaines.
Les quatre comédiennes ont grandi à Aubervilliers. Charmine Fariborzi est d’origine iranienne, Hatice Ozer est franco-turque, Lou-Adriana Bouziouane est d’origine algérienne et Séphora Pondi est issue d’une famille d’immigrés camerounais. Comment les avez-vous choisies ?
Parmi toutes les jeunes femmes que j’ai rencontrées, j’ai décidé de construire le spectacle avec quatre d’entre elles. Elles ont accepté de nous raconter comment elles se sont construites dans un monde où cela reste plus violent d’être une femme. Elles ont un humour extraordinaire et sont assez exemplaires. Chacune a trouvé un territoire de résistance : Charmine avec la danse, Séphora et Lou avec la littérature et Hatice avec le théâtre et les beaux-arts. Elles ont connu des moments très durs : la précarité extrême, la violence des pères, des frères… J’apprécie leur capacité à dénoncer des choses, mais en ayant dépassé un certain niveau de colère. Il n’y a plus de haine. Grâce à une grande spiritualité et tolérance, chacune à sa façon a dit non ! Non à la tradition, à des injonctions sociales qui auraient pu les tirer vers le bas. Elles sont courageuses et témoignent à visage découvert. C’est une mise à nu. Mais la mise en scène évite tout effet de téléréalité, le public ne sait pas quand c’est leur propre témoignage ou celui d’autres jeunes femmes. Cela crée une ambiguïté.
L’écriture de cette pièce a duré un an. Comment avez-vous procédé ?
On a conservé les témoignages qui nous ont le plus touchés, on a travaillé sur la transversalité des thèmes en restant très proche du langage de ces jeunes femmes. C’était très important. Alice, Kevin et moi, on a voulu disparaître. Ce fut surtout un travail de montage, comme en vidéo. À partir de ce matériau, on a inventé une forme fictionnelle, onirique…
Il y a des moments drôles et ironiques : lorsque les filles revisitent avec leur gouaille L’École des femmes, de Molière, ou quand elles disent qu’elles mouillent devant un beau mec et qu’à lui on ne demande pas de se voiler…
Ce sont leurs mots, elles parlent comme ça dans la vie ! Chacune, à sa manière, raconte, de façon crue ou non, son rapport au mariage, à la sexualité, sa lecture du Coran, sa vision des religions, sa position sur le voile pour apporter la contradiction, car il n’y a pas de réponse unique.
Des parties dansées ont été chorégraphiées en collaboration avec Jessica Noita…
Dans la vie, elles font des battle, c’est une façon de s’affronter, de se connaître. Je n’ai jamais vu des échauffements comme ça dans mes équipes ! Charmine, elle, enseigne le popping [contraction et décontraction des muscles en rythme, ndlr]. Elle nous raconte en dansant des fragments d’histoires vécues : les renvois des lycées « pour attitude pathologique d’indiscipline chronique » , les menaces avec un couteau face à un père violent, les séjours en pédopsychiatrie… Et sa performance est incroyable !
Leurs familles sont-elles venues voir la pièce ?
Pour l’instant, leurs pères n’ont pas été invités. Elles m’ont dit qu’ils ne peuvent pas entendre leurs propos. Seule la mère de Charmine est venue et elle a été très touchée par le spectacle.
“Chacune, à sa manière, raconte, de façon crue ou non, son rapport au mariage, à la sexualité, sa lecture du Coran… ”
Julie Berès, metteuse en scène