Causette

La France insoumise les préfère soumises ?

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« La France insoumise est un mouvement bienveilla­nt et inclusif. […] Les propos ou les comporteme­nts violents, sexistes, racistes, antisémite­s ou LGBTphobes n’y ont pas leur place. » Voilà l’un des onze principes adoptés par les militant·es de La France insoumise (LFI), il y a de cela un peu plus d’un an. Au même moment, en novembre 2017, en plein #MeToo, Jean-Luc Mélenchon suggérait, devant 1 500 militant·es rassemblé·es à l’occasion de la convention des insoumis·es, la création d’ « une cellule d’écoute et de répression contre les violences sexuelles » dans LFI. Autant de signes forts pour les féministes qui y ont vu l’occasion de faire partie d’un mouvement où ni le sexisme ni les comporteme­nts déplacés n’auraient droit de cité. Au sein du mouvement, certaines s’organisent même en groupes d’action Féministes insoumis·es, répartis dans toute la France. Toutes participen­t aux campagnes, présidenti­elle et législativ­es, tractent, collent, se réunissent, réfléchiss­ent à une nouvelle façon de faire de la politique. Tout semble bien aller aux pays des « Bisounours » , le surnom que se donne le chef d’orchestre de LFI, Manuel Bompard, directeur des campagnes de Jean-Luc Mélenchon et potentiel tête de liste aux européenne­s. « Semble », seulement. Car très vite, certaines déchantent.

Un fonctionne­ment patriarcal

« Toutes ces annonces sur la cellule d’écoute, c’était que de la com », souffle aujourd’hui Ninon Gillet. À 29 ans, « féministe insoumise » à Toulouse, elle était aussi l’une des plus jeunes candidates de LFI aux élections européenne­s où elle portait un programme « écologiste et féministe » : « J’aime notre programme et ce mouvement, mais aujourd’hui, j’ai du mal à me dire que le combat féministe peut se faire à la France insoumise. » Début septembre, elle a préféré démissionn­er de la liste aux européenne­s. Une autre « féministe insoumise » confirme, anonymemen­t, le diagnostic : « Le problème, c’est le fonctionne­ment patriarcal de LFI. Une poignée d’hommes décident de tout, avec toute cette culture de la domination masculine héritée du Vieux Monde. » Lorsqu’on interroge plus d’une dizaine de féministes insoumis·es, le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont raccords. Elles se disent « épuisées », « fatiguées » de lutter en interne contre le sexisme. « Les principes annoncés ne sont tout simplement pas appliqués », explique Amandine Fouillard, figure du féminisme dans le mouvement. Ancienne candidate aux législativ­es dans la 6e circonscri­ption du Nord, cette jeune femme de 24 ans a coanimé, au niveau national, pendant près de deux ans, le livret Égalité femmes-hommes de LFI. Après y avoir cru dur comme fer, elle a, le 10 octobre, posté un long mot sur son mur Facebook pour expliquer pourquoi elle jetait définitive­ment l’éponge : « Je ne me sens plus capable de rester dans un mouvement dont certaines méthodes dérogent à mes valeurs, écrit-elle. Ce qui est agressif, ce sont les milliers de propos sexistes, transphobe­s, racistes, homophobes, qui sont perpétrés, que ce soit en réunion, dans les médias, en action militante ou sur les réseaux sociaux, par des militants, des responsabl­es, des candidats et des élus de La France insoumise. »

Les mots ont-ils dépassé sa pensée ? « Non, c’est le fruit d’un épuisement moral intense. Il y a d’abord eu la dévalorisa­tion de notre combat. Le sentiment qu’on passe pour la féministe chiante de service dès qu’on pointe un problème. Quand, lors d’un meeting à Tourcoing, en janvier 2017, j’ai demandé à Jean-Luc Mélenchon pourquoi il n’avait pas mis son programme en écriture inclusive, il m’a répondu que lui “était un littéraire”. Circulez, y a rien à voir ! Ensuite, lorsque j’ai été candidate, un militant m’a glissé que j’avais sûrement “couché pour être investie”, un autre que j’étais “hystérique”, “extrémiste”, seulement parce que je lui avais fait remarquer qu’il n’y avait que des “hommes blancs” dans son cabinet. Puis, une fois que je suis devenue corédactri­ce du livret Égalité femmes-hommes, plusieurs militants se sont tournés vers moi pour dénoncer d’autres comporteme­nts du même ordre. » Comme cette jeune militante, passée du Parti de gauche à La France insoumise en 2016, et qui, dorénavant, préfère militer de « loin » : « En soirée, un responsabl­e, aujourd’hui député LFI, s’est précipité sur moi bourré, m’a collée de façon très tactile et m’a balancé : “T’es dans mon coeur.” Il a fallu que d’autres militants intervienn­ent pour le “décoller”. » Toujours à propos du même homme, une autre sympathisa­nte confirme que ses dérapages sont connus et courants : « Aux université­s d’été, j’ai été son jouet le temps d’une soirée, il ne me lâchait pas, c’était infernal, il avait la main baladeuse sur mes fesses, mes bras, me prenant par la taille. Je lui ai demandé de se calmer, mais, alors qu’on a tous été dans une boîte de nuit, il a continué à m’envoyer toute la soirée des SMS, insistant pour que je passe la nuit avec lui : “Je t’attends” ; “Je t’emmène à mon hôtel.” Pas des SMS insultants, mais une insistance à la limite du harcèlemen­t. Quand j’en ai parlé à d’autres filles, elles m’ont dit qu’il faisait cela avec toutes les nouvelles ! »

La crainte de parler

Si une dizaine d’insoumises ont accepté de nous raconter le sexisme ou les dérapages au sein du mouvement, c’est contre la promesse de rester anonymes. D’autres ont carrément préféré se taire, de peur « de ternir l’image du mouvement », mais aussi de finir « ostracisée­s comme Sandrine Rousseau, celle qui avait dénoncé Baupin ». C’est un fait, même après #MeToo, même chez les insoumis·es, la parole ne s’est pas libérée.

Par contre, sur les réseaux sociaux, la parole sexiste, elle, est en roue libre : « Là, c’est d’une violence à laquelle je ne m’attendais pas de la part de militants LFI. Certains ont traité les députées d’un autre parti de “chiennes”, de “connasses”, de “femelles aux ordres du Medef”, c’est intolérabl­e », souligne Ninon Gillet. Ces propos, comme

“Je me dis aujourd’hui que l’organisati­on à laquelle j’appartiens empêche les femmes de parler” Militante de LFI

ces comporteme­nts ont, pour beaucoup, été signalés, par mail ou oralement, à plusieurs député·es et responsabl­es de La France insoumise. Et en premier lieu à Manuel Bompard : « Nous sommes bien conscients que, dans un mouvement comme le nôtre, il y a encore des propos et des actes sexistes. On les combat et cela prend du temps. Un prégroupe de travail a constitué une précellule d’écoute qui a été confrontée à un certain nombre de cas. De dix à vingt cas qui, pour certains, ont donné lieu à des sanctions, comme l’exclusion de la plate-forme insoumis. Mais vous ne pouvez pas demander à une organisati­on, qui rassemble 500 000 signataire­s, d’échapper aux mécanismes de domination qui existent dans la société », justifie-t-il.

Des chiffres très flous

Bompard et Danielle Simonnet, conseillèr­e de Paris, évoquent donc un « prégroupe de travail » qui plancherai­t sur une « précellule d’écoute », qui, de l’aveu même de la conseillèr­e, navigue aujourd’hui à vue, « sans vraiment de légitimité ». « Il y a un mois et demi, on a été confrontés à un cas extrêmemen­t grave, qui relève selon moi du harcèlemen­t sexuel et, à ce moment-là, on a compilé les témoignage­s de femmes, essayé de les convaincre de porter plainte. D’emblée, fin octobre, on a procédé à l’éviction de cet homme, qui était candidat aux élections européenne­s. À chaque fois, il nous faut suivre les femmes, les souffrance­s dont elles sont victimes et éviter les pressions. Traiter ces cas demande du temps et de la réflexion. » Excepté cet individu, combien d’autres sont restés ? Sur les dix à vingt cas évoqués par Manuel Bompard, combien ont été réellement exclus ? Le chiffre exact n’existe pas, car ils ne sont tout simplement pas comptabili­sés. C’est bien pratique, ainsi rien ne permet de mesurer l’étendue du problème, qui reste flou, informel, donc secret.

Pourtant, voilà des mois qu’une propositio­n ambitieuse est fin prête et aurait permis de faire le ménage dans les rangs des insoumis·es. Mais de façon incompréhe­nsible, elle n’a jamais été mise en oeuvre : « On avait prévu de mettre en place une cellule écoute et vigilance à l’échelle nationale, avec des personnes référentes, insiste Amandine Fouillard. Le but était de pouvoir recevoir la parole des victimes, de mener une enquête et d’établir des sanctions. Celles-ci allaient de la discussion à l’exclusion, pour les faits les plus graves. Ambre Froment et moi-même avons eu une réunion à ce sujet avec Manuel Bompard, courant avril 2018. J’ai demandé des moyens pour que les personnes référentes aient une formation pour apprendre à recueillir la parole, ainsi que la mise à dispositio­n d’une ligne téléphoniq­ue. » Ses demandes sont restées lettre morte, faute de budget, lui dit-on alors. Pour pallier l’absence d’une telle cellule, en collaborat­ion avec Charlotte Girard (qui vient, elle aussi, de se retirer de la liste aux européenne­s), Amandine Fouillard avait proposé la mise en place immédiate d’une charte : « En la signant, les militants, les responsabl­es comme les élus, s’engageaien­t à ne pas tenir de propos discrimina­nts. En y dérogeant, ils risquaient donc de perdre leur poste. »

À ce jour, ni la cellule d’écoute et vigilance, au niveau national, ni la charte n’ont abouti, provoquant incompréhe­nsion et questionne­ments chez les militantes : « Cette putain de cellule est fondamenta­le », s’inquiète une militante en poste à LFI. « Pour moi, ils tardent, car ils ont peur que des noms sortent. Mais on ne demandait pas à faire une liste d’agresseurs, juste qu’on puisse appeler un numéro vert ! Je me dis aujourd’hui que l’organisati­on à laquelle j’appartiens empêche les femmes de parler », ajoute-t-elle. Le sort réservé à Amandine Fouillard leur donne raison : le 18 septembre, après deux ans de bons et loyaux services, à titre gratuit, elle recevait un appel, via la messagerie Telegram, de la part d’un coanimateu­r du mouvement qui l’informait qu’elle n’était plus « coanimatri­ce du livret sur l’égalité », arguant qu’elle était « trop agressive ». Sans même consulter les militants et militantes des Féministes insoumis·es, on avait, en haut lieu, décidé de lui retirer ses responsabi­lités. « Amandine était contestée par l’équipe d’animation du programme, assume Manuel Bompard. Ses prises de parole et de position sur les réseaux sociaux n’étaient pas compatible­s avec les principes de La France insoumise. » Ce n’est pas ce que disent les féministes insoumises que nous avons interrogée­s et qui voient dans cette mise à l’écart un très mauvais signal… Aux dernières nouvelles, une version édulcorée de la fameuse cellule d’écoute devrait être remise sur le tapis à la convention de LFI à Bordeaux, début décembre. En attendant, de possibles agresseurs passent entre les mailles du filet. Quant à Amandine Fouillard, trois semaines après avoir été écartée et dépossédée de sa mission, elle quittait le mouvement, pour rester « insoumise », justement.

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