Zéro de conduite
En accord avec ma fille ado chérie, nous avons décidé d’anticiper son entrée dans la vie d’adulte en l’inscrivant à la conduite accompagnée. Après qu’elle aura brillamment réussi son code et passé l’étape des premières leçons en auto-école, je serai donc sa guide. Je me fais une joie de ces futurs moments de transmission mère-fille dans l’habitacle douillet de ma voiture, ma Titine. Ce dimanche matin, l’émotion me submerge quand je vois mon bébé s’installer au volant. Je lui explique d’une voix docte les différentes pédales, la boîte de vitesses. Elle répond légèrement agacée par un : « C’est bon Maman, j’ai déjà pris vingt leçons ! » qui me propulse illico à la place de la morte. Elle démarre. Parfaitement. Et commence à glisser souplement dans les rues, attentive mais détendue. Puis nous nous arrêtons pour tester le fameux créneau dont je m’apprête à lui révéler mon secret, mais ma fille est terriblement douée et mon secret le reste. La leçon finie, je décide donc de reprendre le volant pour rentrer, en lui expliquant que nous sommes pressées, que nous allons devoir prendre un bout d’autoroute et que c’est dangereux. Mais elle ne veut pas céder. Moi non plus. Elle fait mine de démarrer, je tire le frein à main d’une poigne de fer. Elle me fusille de ses beaux yeux de rebelle et m’assène : « C’est pour ça que vous m’énervez, vous, les féministes “old school” ! Il faut toujours tracer la route comme vous l’entendez ! »
Transformée instantanément en tyrannosaure, je tourne sept fois la langue dans ma bouche, histoire de ne pas, en plus, me faire traiter d’hystérique et je réponds que le féminisme n’a rien à voir là-dedans, que je suis la première à vouloir que ma fille conduise sa vie comme il lui plaira, mais, qu’en l’occurrence, il s’agit de MA voiture. « Ah ! tu vois. Il faut que tu ramènes tout à toi. C’est grâce à TA Titine que je peux conduire, à TON soutif brûlé que je peux avorter et prendre la pilule ! »
Je rétorque d’une voix, en plein dérapage plus ou moins contrôlé, que pour la combustion du soutien-gorge, il faut qu’elle regarde dans le rétroviseur, parce que c’est à sa grand-mère qu’elle doit adresser les remerciements, que le mouvement féministe de ma « old » époque c’était Ni putes, ni soumises. La perfide ricane que ça ne l’étonne pas que je sois contre la prostitution, que même Mamie était plus moderne que moi quand elle criait torse nu : « Notre corps nous appartient », et elle ajoute qu’elle est sûre que je crois que l’intersectionnalité, c’est le croisement de deux rues.
J’embraye sur les chapeaux de roue en postillonnant : « Ma cocotte, l’intersectionnalité, c’est comme les bonus et les malus de l’assurance de ta voiture, quand tu POURRAS t’en payer une ! Les malus, c’est femme, pauvre, racisée, homosexuelle, handicapée, et les bonus, homme, blanc, riche, hétérosexuel et… »
C’est à ce moment que mon fiston, qui passait par là à vélo, frappe à la vitre en criant, hilare : « Alors, les fifilles, on se crêpe le chignon ? » Heureusement, la fessée vient d’être abolie parce que la furie cisgenre, blanche et réactionnaire, qui dormait en moi, est maintenant extrêmement vexée. Mais ma fille, bien plus prompte, sort de la voiture et poursuit son frangin d’une foulée de géante en hurlant une bordée d’insultes digne des plus grands chauffards. Ce à quoi l’ignoble provocateur répond en s’enfuyant : « Femme au volant, mort au tournant ! »
Et voilà comment, en regardant mes enfants s’envoler, j’ai enfin pu reprendre mon volant volé.