Misère sexuelle : les femmes aussi
Célibataires ou en couple, les filles aussi connaissent la disette du plumard. Et pas toujours de leur plein gré. Au risque de décevoir Michel Houellebecq, les hommes n’ont pas le monopole de la misère sexuelle.
Comme nous l’ont doctement expliqué Catherine Millet, Catherine Deneuve et toutes leurs copines dans leur désormais historique « Tribune des 100 », dans Le Monde, si certains hommes se frottent dans le métro, c’est parce qu’ils sont dans une grande misère sexuelle. Les pauvres chéris. Au-delà de son ineptie, cette assertion nous rappelle à quel point, dans l’imaginaire collectif, seuls les hommes pourraient être victimes d’un manque cruel et subi d’activité sexuelle. « Malgré les études montrant que les femmes ont une libido égale à celle des hommes et les statistiques sur le nombre d’entre elles qui auraient envie de faire l’amour plus souvent, on continue de penser que les femmes ont des petites envies passagères ou se contentent de réagir au désir masculin », remarque Maïa Mazaurette, auteure et journaliste, spécialiste des questions de sexualité. Autre malentendu : les femmes n’auraient qu’à claquer des doigts pour que les hommes, assoiffés de sexe bien sûr, répondent à leur désir. « Depuis l’adolescence, on nous enseigne qu’ils n’ont pas de sentiments et sont prêts à baiser n’importe qui, constate la réalisatrice Ovidie. Ce qui n’est évidemment pas le cas de tous. »
Abstinence choisie ou subie
Et voilà comment on ferme les yeux sur cette réalité pourtant mise en évidence, dès 2008, dans la dernière grande enquête sur la sexualité menée en France sur douze mille personnes : quand les hommes sont 6,6 % à déclarer n’avoir pas eu de rapport sexuel depuis au moins un an, les femmes sont 10,8 % dans la même situation. Et ce pourcentage monte à 22,3 % chez les femmes de plus de 50 ans. Janine MossuzLavau, politologue et sociologue, qui a enquêté à deux reprises sur la vie sexuelle des Français, en 2000 puis en 2017, rappelle que « ces périodes d’abstinence sexuelle sont parfois choisies. Certaines femmes, jeunes ou âgées, n’ont plus de désir. D’autres souhaitent se reconstruire après une rupture. Mais il y a aussi l’absence de relations sexuelles subie, liée par exemple à la classique usure du couple ou à un célibat qui se prolonge » , explique-t-elle.
C’est au bout de deux années sans sexe que Laurence, 37 ans à l’époque, a commencé à flipper. « Je m’étais fait larguer par mon copain après une relation de quatre ans et le manque physique était vraiment difficile à vivre, raconte-t-elle. À la vue d’une scène un peu chaude dans un film, ça me chatouillait dans le bas-ventre. Mais je ne rencontrais pas d’hommes disponibles. J’ai commencé à me demander si je n’allais pas finir ma vie sans sexe. »
Isabelle a 58 ans et vit sur l’île d’Oléron depuis quelques années. Au fil du temps, elle se rend compte que cet environnement n’est pas du tout propice aux rencontres. Pour elle qui avait l’habitude de vivre une sexualité régulière et épanouissante, faite de relations longues ou éphémères, la déconvenue est de taille. « Au bout de six mois sans relations sexuelles, je me suis demandé ce qui se passait, se souvient-elle. Je ne suis pas isolée ; je fais bien dix ans de moins que mon âge. Mais l’idée m’a effleurée que, peut-être, je vieillissais et que je ne plaisais plus. » Les mois passent et l’envie de faire l’amour devient, aux dires d’Isabelle, « obsessionnel » . « J’ai commencé à envoyer des signaux très clairs, parfois sur le ton de l’humour, aux hommes que je croisais au café du bourg, se souvient-elle. Mais ça n’a pas fonctionné. » Résultat : deux ans et demi sans sexe et, aujourd’hui, une lancinante envie de quitter l’île.
Le “dernier tabou”
On pourrait croire que vivre en couple épargne de la misère sexuelle. Et pourtant... L’enquête de 2008 dénombrait 1,3 % d’hommes et 2,5 % de femmes vivant en couple ou entretenant une relation
“Certaines femmes n’ont plus de désir. Mais il y a aussi l’absence de relations sexuelles subie, liée à l’usure du couple ou à un célibat qui se prolonge ”
Janine Mossuz-Lavau, politologue et sociologue
privilégiée, mais n’ayant pas eu de rapports sexuels depuis un an ou plus. Cette situation serait, aux yeux de Janine MossuzLavau, le « dernier tabou » lié à la sexualité dans notre société. En effet, quand désir et plaisir sont valorisés à l’excès dans les publicités et les magazines, comment oser dire que l’on dort à l’auberge du cul tourné depuis un bail ?
C’est ce qu’a vécu Éloïse pendant presque quatre années. « À 30 ans, j’ai entamé une liaison dans laquelle les relations sexuelles avec mon ami étaient satisfaisantes mais sans plus, raconte-t-elle. Cependant, j’étais intellectuellement et sentimentalement très attachée à lui. Il a eu rapidement des troubles de l’érection et les rapports se sont espacés. La première année, nous avons essayé quelques jeux sexuels, mais ça n’a pas fonctionné. Nous n’avions pas les mêmes désirs en fait. » Au début, Éloïse s’interroge sur sa capacité à communiquer avec son partenaire et prend à son compte la souffrance qu’il ressent. Puis la colère l’emporte. « Je lui en voulais d’être centré sur son problème érectile, admet-elle. À force de frustration, j’ai fini par ne plus ressentir de désir du tout. Ni pour lui ni pour qui que ce soit. Je me sentais vide. »
Avec le recul, Clémentine* n’en revient toujours pas d’avoir, elle aussi, mis sa libido sous cloche pendant cinq années. Elle a 30 ans quand elle rencontre son futur mari. La première partie de jambes en l’air est déjà un échec. « Il m’a présenté son absence d’érection et son éjaculation précoce comme un problème temporaire, se rappelle-t-elle. Mais ça a continué comme ça à chaque rapport. » Clémentine reste aux côtés de son compagnon en espérant que les consultations avec un sexologue, puis un psychologue les sortiront de leur « double misère sexuelle » : l’impuissance pour lui et l’absence de rapports pour elle. « J’avais quand même le sentiment d’être une mal baisée, concède-t-elle. J’avais des douleurs au bas-ventre et j’étais d’une humeur désagréable. Un jour, je me suis rendu compte qu’il n’y avait plus que mon esthéticienne et mon ostéopathe qui me touchaient. »
Certains s’étonneront que ces femmes n’aient pas quitté leur partenaire. Éloïse et Clémentine évoquent toutes les deux les sentiments très forts qui les unissaient, au moins au début, à leur compagnon. L’enquête de 2008 sur la sexualité en France confirme d’ailleurs que les personnes en couple sexuellement inactives « dissocient beaucoup moins la sexualité des sentiments » que celles qui ont une vie sexuelle active. Ainsi, 62 % des inactifs désapprouvent totalement le fait d’avoir des rapports sexuels avec quelqu’un sans l’aimer, contre 44 % des actifs. En outre, comme Ovidie le rappelle, une femme « est plus valorisée si elle reste en couple, même si elle n’y est pas épanouie sexuellement. D’ailleurs, si elle quitte son compagnon pour cette raison, elle rencontrera moins de compassion qu’un homme » . Clémentine ne la contredira pas. Le jour où elle a finalement décidé de divorcer et d’en expliquer les raisons, il s’est trouvé quelques mâles de ses amis pour s’écrier : « Tu ne vas pas le quitter pour ça ! » Eh bien si.
Masturbation et sites de rencontre
Alors comment assouvissent-elles leur désir pendant ces périodes ? Antoinette, 57 ans et aucune relation sexuelle au compteur depuis onze années, se déclare en riant « championne du monde de masturbation » : « Malgré mon éducation austère, je la pratique depuis l’âge de 15 ans. Elle remplit très bien son office, du moment que je pense en même temps à un ancien amant dont j’ai une nostalgie phénoménale. » Laurence, elle, s’est accommodée, un temps seulement, de la masturbation après la rupture avec son ami. « Mais je finissais en pleurs, se
“Je suis championne du monde de la masturbation. Je la pratique depuis l’âge de 15 ans. Elle remplit très bien son office ”
Antoinette, 57 ans, abstinente depuis onze ans
remémore-t-elle. Même si on gagne à tous les coups en se caressant, j’avais besoin d’un partenaire avec qui échanger du plaisir. » L’onanisme n’a donc pas toutes les vertus compensatrices. L’enquête de 2008 établit d’ailleurs que les personnes privées de relations sexuelles y ont moins recours que celles sexuellement actives.
Rompre la disette sexuelle sur un site de rencontre alors ? Pas si facile. François Kraus, directeur du pôle Genre, sexualités et santé sexuelle à l’Ifop, reconnaît que « l’anonymat des sites favorise une sexualité récréative » . Pourtant, force est de constater que les femmes ne retirent pas autant de satisfaction que les hommes des rapports sexuels obtenus dans ce cadre. Dans une étude réalisée par l’Ifop en 2015 auprès de deux mille personnes, la proportion de femmes déçues après un premier rapport sexuel avec quelqu’un rencontré sur un site ou sur une application était beaucoup plus élevée (45 %) que celle observée avec un partenaire en général (30 %). Tandis que le taux de satisfaction des hommes était, lui, quasi identique dans les deux cas (75 % et 78 %)…
Une norme limitante ?
Pour Maïa Mazaurette, la misère sexuelle est en partie liée à une vision limitante de la sexualité, vue comme incontournable et réduite à la pénétration. « Plus nous adoptons une définition étroite du sexe, plus les frustrés sont nombreux », écrivait-elle l’année dernière dans un billet sur Lemonde.fr. Aux yeux de Clémentine, ce n’est d’ailleurs pas l’absence de rapports complets qui a tué son couple, mais l’incapacité de son mari à inventer autre chose avec elle. « Je suis persuadée que nous aurions pu avoir une sexualité épanouissante s’il avait accepté qu’elle ne soit pas dépendante de son érection » , précise-t-elle. Mais, comme le soulignent les auteures du « Baromètre santé 2016. Genre et sexualité », les trajectoires affectives et sexuelles continuent de s’inscrire « dans un contexte normatif genré, structuré autour de l’opposition “sexualité féminine affective/besoins sexuels masculins” ». Comment changer la donne ? « C’est à nous d’arrêter de nous contenter de peu, affirme Maïa Mazaurette. Le jour où toutes les femmes diront : “Alors pour ton cunnilingus de deux minutes suivi du missionnaire et de la bifle, tu peux te jeter dans la Seine”, ça ira beaucoup mieux. Les hommes de la nouvelle génération sont aux deux tiers prêts à entendre ça et à troquer des jouissances de deux secondes misérables contre une conversation salutaire suivie de copines plus heureuses et d’orgasmes bien meilleurs. » Une résolution qu’Éloïse a faite sienne. « Ces quatre années de quasiabstinence sexuelle sont devenues un facteur de force, explique-t-elle. Elles m’ont appris à respecter mon désir et à ne pas laisser traîner les incompréhensions. Quand il y en a, on en parle et on cherche des solutions. » * Le prénom a été modifié.
“Le jour où toutes les femmes diront : ‘Alors pour ton cunnilingus de deux minutes suivi du missionnaire et de la bifle, tu peux te jeter dans la Seine’, ça ira beaucoup mieux ”
Maïa Mazaurette, auteure et journaliste spécialiste des questions de sexualité