“Gilets jaunes” : les mères célibataires se manifestent
Dans son discours aux Français du 10 décembre, en réponse à l’acte IV des « gilets jaunes », Emmanuel Macron a évoqué la colère profonde et la détresse des mères célibataires. Le mouvement a permis de rendre visible leur quotidien fait de précarité, de pr
Dimanche 6 janvier. Sur la place de la Bastille, à Paris, une ronde s’est formée autour de la colonne de Juillet. Des femmes joyeuses et déterminées, tous âges confondus, arborent sur leur gilet jaune des pancartes complices : « Je suis ton amie », « ta collègue », « ta filleule », « ta tante ». Enroulée dans un drapeau bleu-blanc-rouge, l’une des manifestantes a choisi : « Je suis ta maman. » Pour que ses enfants soient fiers d’elle, dit-elle, au cas où elle passerait à la télé. Elle s’appelle Estelle. Des enfants, elle en a deux, une fille et un garçon, qu’elle élève seule. D’habitude, elle ne les quitte pas d’une semelle, comme pour exorciser sa peur que les services sociaux ne les lui retirent. Une vraie louve. Mais aujourd’hui, c’est spécial : « Les “gilets jaunes” sont mon troisième enfant », lance Estelle, qui est au RSA. Elle habite chez sa mère dans l’Essonne, à Morsang-sur-Orge, malgré des relations à couteaux tirés. La semaine, il lui arrive de se rendre sur le rond-point de la Croix-Blanche à SainteGeneviève-des-Bois, aux abords de la plus grande zone commerciale d’Île-de-France : « C’est pacifique, on emmène les enfants. Il y a beaucoup de femmes dehors. » Ce matin-là, elle s’est connectée sur une page Facebook du groupe Femmes Gilets jaunes, impatiente de découvrir le point de rendez-vous de la manifestation communiqué à 9 h 30 tapantes par les organisatrices. Puis elle a sauté dans le RER C avec Titi, son amie d’enfance, sa « cousine » comme elle l’appelle avec affection, direction Saint-Michel. Là, elles ont croisé des Corréziennes auxquelles elles ont emboîté le pas.
« Je galère », prévient-elle d’emblée avec son franc-parler. On veut bien la croire. Une scolarité interrompue en classe de troisième, aucun diplôme, pas même le brevet des collèges, un premier enfant à 25 ans, puis un deuxième, des petits boulots, un compagnon ingérable et pour finir… la solitude. « Le père était là sans être là, il rentrait le soir bourré. Maintenant, il est en prison et parfois je craque. On fait le travail de deux personnes et on n’est pas reconnues. » Elle a été vendeuse au MacDo, intérimaire chez Manpower et ailleurs,
femme de ménage. Mais elle ne regrette pas ses salaires maigrichons, amputés du prix de son Pass Navigo, ni les horaires impossibles qui empêchent d’être disponible quand l’école téléphone. Quant aux discours sur ceux qui profitent des aides sociales, ils la mettent hors d’elle. Ses courses, elle les fait au Secours populaire, les vacances, elle ne sait pas ce que c’est, les malaises à force d’insomnies font partie de son quotidien… « On dort très mal, mais on refuse de se faire hospitaliser parce qu’on a peur qu’on nous juge sur notre état de santé et qu’après on nous prenne nos enfants », explique-t-elle. Estelle a un toit sur la tête, mais pour combien de temps ? Si la crainte que sa mère les mette à la porte se révèle fondée, elle risque de se retrouver à la rue au printemps. « On fera le 115, j’ai déjà connu l’hôtel avec mes enfants, entre les trois mois et les un an et demi de ma fille », lâche-t-elle bravache, parmi la foule des manifestantes qui rejoignent la place de la République au chant de « Emmanuel Macron, on va te chercher chez toi ». Sur les bords, les hommes ont accepté de ne pas se mêler au cortège. En retrait, ils se contentent d’assurer la sécurité et de faire la circulation. Elle parle de l’espoir qu’ont fait renaître en elle les « gilets jaunes », de l’impression de faire enfin « quelque chose de bien », avec une verve exubérante.
Des vacances ? Une fois en seize ans
Plus timide, Tishia, dite Titi, pèse ses mots. Préparatrice de commandes à Auchan, cette intérimaire a cinq enfants à charge, âgés de 6 à 15 ans. « Ma mère vient m’aider quand je travaille le matin. » Elle les lui confie dès 6 h 30 pour pouvoir se rendre sur son lieu de travail. En attendant mieux, ils sont installés depuis huit ans dans un logement temporaire, dont la durée d’occupation est censée se limiter à trois ans. Pour couronner le tout, son aîné est scolarisé en Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté), une section adaptée aux élèves qui présentent des difficultés graves et persistantes. « Je bataille, je bataille, je bataille…, soupire-t-elle. La justice n’oblige pas assez les pères à assumer leurs responsabilités. » Depuis la naissance de son premier enfant, en 2003, Titi est partie une seule fois en vacances en… 2016. Elle a choisi l’Espagne, destination la moins chère qu’elle ait trouvée : « On a fait un crédit pour payer la location de l’appartement et de la voiture. » Ce qu’elle espère aujourd’hui ? Un peu d’aide : « Je ne parle pas seulement de l’aspect financier, mais si l’accueil du matin dans les écoles pouvait commencer plus tôt, ce serait déjà bien. » Derrière, on aperçoit des rangées de policiers qui rappellent à ces mères à bout de nerfs qu’elles ne peuvent pas se permettre de se laisser encercler et de finir au poste.
Les « gilets jaunes » comptent environ 45 % de femmes dans leurs rangs, souvent issues des classes populaires (d’après une enquête menée par un collectif de chercheurs). Et celles qui organisent les manifestations de « citoyennes » le dimanche, à Paris, revendiquent leur statut de « maman ». « Nous sommes sept mamans à prendre de notre temps pour que tout se passe de manière pacifique », indique ainsi Christine Alix sur Facebook. Rien d’étonnant, explique la sociologue Isabelle Coutant : « Dans les mouvements liés aux conditions de vie et à la survie au quotidien, les femmes ont toujours été très représentées. La place qu’elles y occupent a d’ailleurs peut-être contribué à donner cette tonalité sociale aux revendications des “gilets jaunes”. » De fait, la
“Dans les mouvements liés aux conditions de vie et à la survie au quotidien, les femmes ont toujours été très représentées”
Isabelle Coutant, sociologue
gestion du budget du foyer repose en général sur les mères – et a fortiori sur celles qu’on affuble du doux nom de « maman solo », qui sont aussi les plus exposées à la pauvreté. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee, 2016) estime en effet que 34,8 % des personnes vivant dans une famille monoparentale sont pauvres et que, dans plus de 80 % des cas, le parent célibataire est une femme. Ces foyers, dont la proportion est passée de 9,4 % en 1975 à 23 % en 2014, « disposent du niveau de vie médian le plus faible (14 650 euros par an). Leurs membres sont quatre fois plus souvent pauvres que les personnes vivant dans un ménage composé d’un couple avec un ou deux enfants », précise l’Insee. Ils vivent dans des conditions de logement plus fragiles que les couples avec enfants, sont moins souvent propriétaires, et seulement la moitié des mères occupent un emploi à temps complet, alertait déjà l’Insee dans une grande enquête couvrant l’ensemble du territoire en 2008.
En enfilant leur gilet jaune, des mères isolées ont propulsé au coeur de l’actualité politique et sociale leurs conditions de vie. C’est le cas d’Ingrid Levavasseur, aidesoignante, mère de deux enfants, figure emblématique des « gilets jaunes », qui sera à la tête d’une liste de « gilets jaunes » pour les européennes. « Ce mouvement a rendu visibles des femmes invisibles. Une pancarte aperçue dans une manifestation, qui montrait des fantômes colorés, illustre bien ce phénomène », relève Bleuwenn Lechaux, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université de Rennes-2. « Ce qui se passe dans la sphère privée est devenu dicible, poursuit-elle. Les manifestations ont permis le passage de la honte à des sentiments comme la colère, mais aussi la fierté, la solidarité, la sororité. » En septembre 2018, juste avant qu’éclate le mouvement, Marlène Schiappa s’était saisie de ce dossier : la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes a en effet lancé une étude de terrain, en partenariat avec Jérôme Ballarin, président de l’Observatoire de l’équilibre des temps et de la
parentalité en entreprise, Christine Kelly, présidente de l’ex-Fondation K d’urgences, et Leslie Sawicka, fondatrice du magazine Parole de mamans, dont les résultats seront communiqués l’été prochain. L’objectif : disposer de données incontestables sur la multitude des situations existantes, évaluer les dispositifs de soutien et établir des préconisations pour accompagner les pères et les mères célibataires. Celles-ci « constituent une catégorie sociale particulièrement discriminée. Elles représentent pourtant plus de huit familles monoparentales sur dix, c’est énorme ! Mais qu’il s’agisse de l’accès à l’emploi, au logement, à un mode de garde, elles doivent sans cesse faire face à des obstacles et lutter au quotidien pour conjuguer leur vie personnelle et professionnelle », soutient son cabinet. Les récents événements lui ont donné raison : « Marlène Schiappa a pu échanger sur des plateaux ou dans les locaux de son ministère avec certaines des nombreuses mères seules qui sont sur les ronds-points. Leur colère est sincère et ne doit pas être passée sous silence », insiste le secrétariat d’État.
Gwen ne manifeste pas, mais elle est de tout coeur avec les « gilets jaunes ». Enfin, « pas ceux qui veulent le retour de la peine de mort, hein ! » lance-t-elle en riant. Après une séparation, le choc est brutal pour celle qui est alors chômeuse en fin de droits, avec un petit garçon de 18 mois à charge et une maison encore en construction. Des amis, qui ont monté une boulangerie autogérée à Montreuil (Seine-Saint-Denis), lui proposent un travail à temps partiel de vendeuse. L’ancienne iconographe accepte pour parer au plus pressé. L’avantage, c’est que la boutique est située à deux pas de chez elle. L’inconvénient, c’est qu’elle est payée 1 057 euros net par mois. Un budget très insuffisant qui le devient plus encore le jour où elle décide de quitter ce job pour préparer un concours de l’Éducation nationale. Avec 850 euros de chômage et 350 euros de pension alimentaire, rembourser 700 euros de prêt immobilier, payer les factures de gaz, d’électricité, d’eau, d’Internet et de téléphone, les taxes foncières et d’habitation, la cantine et le centre de loisirs, vire au casse-tête. Alors quand, en plus, il faut chausser le petit dont les pieds grandissent à vitesse grand V, c’est la cerise sur le gâteau. « Lorsque ton gamin est invité à un anniversaire, tu ne peux pas faire de cadeau, quand tu es conviée à dîner, tu ne peux pas apporter de bouteille de vin… du coup, tu déclines et tu finis par t’isoler. Pour le mariage d’un copain, une cagnotte a tourné plusieurs fois, j’ai fini par l’appeler pour lui dire que je ne pouvais rien donner. On vit une humiliation permanente », explique-t-elle. Récemment, elle a décroché un CDD plutôt bien payé dans un établissement culturel, mais qui ne sera pas reconduit. Elle s’est donc autorisée à regarder les vitrines. « C’est les soldes et je me suis rendu compte que ça faisait quatre ans que je n’avais pas acheté un truc. Aller chez le coiffeur, ça n’existe plus. Si j’arrive à économiser, c’est pour offrir la trousse de ses rêves à mon fils… »
Jusqu’à présent invisible, ce quotidien fait de privations est pourtant celui de très nombreuses mères célibataires. Et ce n’est pas forcément plus simple quand
“Les manifestations ont permis le passage de la honte à des sentiments comme la colère, mais aussi la fierté, la solidarité, la sororité”
Bleuwenn Lechaux, chercheuse en sciences politiques à l’université de Rennes-2
leurs enfants grandissent. On pourrait imaginer qu’Aurore, dont la fille a 17 ans, est tirée d’affaire. Pas du tout. « Elle a plus de besoins. Elle mange davantage, il faut lui payer ses sorties, ses clopes, ses habits, même si elle n’est pas exigeante… » Passée d’agent technique des écoles de la commune de Paris à animatrice périscolaire, elle continue de gagner 1 500 euros net. Une fois déduites l’allocation logement et l’aide accordée par la Ville de Paris aux familles monoparentales, il lui reste encore 400 euros à payer pour son loyer. Le père décédé et le beau-père parti, tout repose sur ses épaules depuis six ans. Au début, ce fut la descente aux enfers, entre les coupures d’électricité et les menaces d’expulsion. Elle a accumulé les crédits jusqu’à constituer un dossier de surendettement à la Banque de France. Depuis, elle s’en sort cahin-caha avec l’aide de l’entourage et de son nouveau compagnon, qui habite ailleurs. Mais en milieu de mois, elle est déjà à zéro. Et c’est pire encore en période de fêtes. « Comme j’ai fait des cadeaux, mon frigo est vide et je n’ai pas payé EDF. Mais j’ai négocié pour que ce soit intégré à l’échéancier dans quatre mois. »
La première trouille des mères monoparentales ? Se voir retirer la garde de leurs enfants. Face à des organismes sociaux qui peuvent être sourcilleux, la pression de la perfection s’exerce tous les jours sur elles : avoir un travail, mais en même temps accompagner ses enfants dans leur scolarité, tout porter sur son dos et prendre soin de sa santé… « Heureusement, j’ai une énergie de dingue, je suis un vrai pitbull quand il s’agit de sauver mes enfants, assure Salima, qui vit à Rueil-Malmaison (Hautsde-Seine). Au tribunal, on me menaçait de m’enlever mes gosses si j’étais sans emploi, alors que le père ne faisait rien de ses dix doigts ! » Elle a déniché un poste d’assistante administrative dans un syndicat patronal situé rue du Havre, à Paris, payé 1 400 euros net, « une misère ». Aujourd’hui, elle entend encore le juge expliquer que « monsieur » est exempté de pension alimentaire en attendant qu’il ait « meilleure fortune ». Des petites phrases qui restent en travers de la gorge quand on est partie pour échapper aux coups, comme Salima, qui monte en ce moment une association baptisée Une loi, une victoire, contre les violences faites aux êtres humains. Difficile d’admettre que l’autre s’en sorte à si bon compte pendant qu’elle se démène. Assurer demande d’être « stakhanoviste », confirme Louise, qui cumule plusieurs boulots et a parfois l’impression de « gérer une PME ».
Pour certaines, c’est la dégringolade dans l’échelle sociale qui est dure à encaisser. Virginie*, aide-éducatrice à mi-temps dans une crèche, avait l’habitude de vivre dans un pavillon et de ne manquer de rien. « Quand j’étais en couple, on ne roulait pas sur l’or, mais on y arrivait sans l’aide des autres ». Désormais, elle traque les promos du Super U, achète de la viande bientôt périmée qu’elle met au congélateur, se fournit en vêtements au « bric-à-brac » le plus proche de son village de Loire-Atlantique… « Les premiers mois, je mangeais peu, je ne me resservais jamais pour qu’ils aient assez, mais mon fils de 7 ans a fini par percuter… Il se rend compte que je me saigne aux quatre veines et ça fait mal. » Virginie ravale un sanglot. Car, malgré tous ses efforts, elle doit en plus compter sur la solidarité de voisin·es comme cette femme qui lui loue un appartement là où les bailleurs privés lui claquaient la porte au nez. Sans parler des organismes sociaux qui ne s’appuient pas sur ses revenus fiscaux actuels, mais sur ceux du couple, deux ans auparavant.
Un toit à tout prix
Trouver un logement décent pour accueillir ses petits : à moins de rester dans les lieux de son ancienne vie, le parcours du combattant commence souvent par là. Entre les frais d’agence, la caution, le premier loyer et le coût d’un aménagement, ça ressemble à l’ascension de l’Himalaya. Dans son joli village provençal aux loyers exorbitants, Cécile a pris l’appartement dont personne ne voulait. Pour 660 euros, elle occupe avec ses deux fils un F2 sous les toits, irrespirable l’été, sans vue sur le ciel et bas de plafond. « Ceux qui font plus de 1,65 mètre doivent se baisser pour passer d’une pièce à une autre ! En ce sens, j’ai été chanceuse de mesurer moins de 1,60 mètre ! » positive-t-elle. Le prix est imbattable, donc elle s’est fait une raison : « Comme je ne m’y sens pas très bien, je suis tout le temps dehors, je prépare mes cours et corrige les copies des élèves au café. » En quittant son compagnon, cette professeure de français stagiaire a tout laissé derrière elle. La maison, mais aussi les meubles. « Je ne voulais pas vider les lieux, pour ne pas chambouler mes deux fils, mais aussi par culpabilité vis-à-vis de leur père, comme c’est moi qui partais. » Avec un salaire qui s’élève à 1 550 euros, elle n’a eu d’autre choix que d’écumer les annonces du Bon Coin. Pour l’heure, elle donne des cours dans un collège pas trop loin de chez elle, quoique tout est relatif : le trajet lui prend au moins trente minutes en voiture le matin. L’an prochain, affectée en REP+ dans les quartiers nord de Marseille, à plus de deux heures de route aller-retour, ce sera une autre paire de manches. Pour dormir la nuit, elle essaie de ne pas trop se projeter. Mieux vaut vivre au jour le jour quand on est une mère célibataire…
* Le prénom a été modifié.
“Mon fils de 7 ans a fini par percuter… Il se rend compte que je me saigne aux quatre
veines et ça fait mal”
Virginie, aide-éducatrice à mi-temps