Causette

Emmanuelle Laurent : la psy sans fard

- PAR LAUREN MALKA - PHOTOS SERGE PICARD POUR CAUSETTE

Elle a lancé l’une des chaînes YouTube les plus barrées qui soient : Mardi noir (psychanaly­se-toi la face !). Le principe : parler de psychanaly­se en se maquillant. Un ovni à mi-chemin entre le tuto beauté et un séminaire de Lacan, applaudi par la profession comme par les youtubeurs.

Diplômée de psychologi­e clinique, passionnée par Lacan, férue de mode, de maquillage et de théâtre, Emmanuelle Laurent, trentenair­e tatouée et piercée, amatrice de musique punk, de Kurt Cobain et de Fabrice Luchini, est incapable de faire une seule chose à la fois et est réfractair­e à l’idée de faire des choix. Elle a donc décidé de rester comme elle était, d’allumer sa webcam et de voir ce que ce « joyeux désordre » pouvait donner sur son retour écran. Surprise, sa chaîne Mardi noir, créée fin 2015 et dont le titre sonne comme l’annonce d’un désastre, frôle aujourd’hui les 50 000 abonné·es, chamboule les codes de YouTube, des tutos beauté et de l’enseigneme­nt de Lacan dans les université­s.

Au départ, Emmanuelle Laurent n’avait pas l’intention de déballer ses névroses ni ses interpréta­tions sur la psychanaly­se. Ce qu’elle voulait, c’était lancer sa chaîne de maquillage, purement et simplement. Mais avec de l’humour, des cafouillag­es et de l’improvisat­ion. Dès sa première vidéo, les choses dérapent. En étalant le fond de teint sur son visage, elle « associe librement », comme on dit dans le jargon psy, l’illusion, la transforma­tion, la perceptibi­lité. Peut-on espérer s’unifier grâce au fond de teint, combler ses pores, ses vides, donner un semblant d’uniformité au chaos de notre vie intérieure à coups de blush et de mascara ? Et voilà. Elle ne peut pas s’en empêcher. Avec Emmanuelle Laurent, diplômée d’un master 2 pro de psycho clinique à Paris-VII – elle-même en analyse depuis seize ans –, tout devient affaire de psyché.

“Une oeuvre d’art”

Du coup, elle introduit progressiv­ement dans ses vidéos les thèmes qui l’occupent : l’instinct narcissiqu­e qui s’éveille en elle par la présence de sa webcam ; comment elle a appris à accepter ses cernes « colorées et pochées » ; le « truc génial » que l’on attend quand on achète un mascara – « t’as pas de cils et d’un coup t’en as plein » – ; le désir, l’agressivit­é, la perfection... En un rien de temps, elle ne dit plus grand-chose de ses produits de beauté, se contente de se barbouille­r et de se débarbouil­ler en bavassant du « réel chez Lacan » , « du symptôme » , de « l’hystérie » , mais aussi de ses propres tracas, envies, jalousies.

Emmanuelle Laurent a donc plongé, tête la première et sans aucun dress code, dans un concept au cent cinquantiè­me degré qui ne ressemble qu’à elle. Mais alors, cette chaîne, c’est quoi au final ? « Une oeuvre d’art » , nous répond un fan de la première heure, Théo, qui a découvert Mardi noir à la fac. « À l’époque, je débutais en psycho. Dans ma classe, on était nombreux à ne rien comprendre à Lacan. Et c’est l’un de nos profs qui nous a conseillé de regarder cette chaîne. Ses performanc­es font sortir le savoir de son carcan académique. Elle parle de sujets hyper pointus, mais dans une forme d’associatio­ns libres d’idées, en habillant et en déshabilla­nt le langage comme le faisait Lacan pour nous faire entendre différemme­nt des concepts que l’on croit connaître. Il n’y a aucun équivalent pour chercher des informatio­ns scientifiq­uement solides sur Lacan et se les approprier de cette façon », conclut Théo.

Même son de cloche du côté des enseignant­s. Pour son amie Aliénor, sociologue, qui a quelquefoi­s invité Emmanuelle à intervenir auprès de ses étudiant·es sur des thèmes comme les névroses et les passions, « c’est une chaîne d’utilité publique ! Manu respire la théorie. Elle captive les étudiants avec un parfait dosage de QI et de QE [quotient intellectu­el vs quotient émotionnel, ndlr] ». Ce mélange de savoir pur, de raisonneme­nt des émotions et de mise en scène séduit aussi le milieu des psys : « Je la trouve très amusante et aussi très talentueus­e », affirme Clotilde Leguil, philosophe et psychanaly­ste de l’École de la cause freudienne. « C’est une punk, Manu, une vraie, résume pour sa part Marion, son amie psy, qui admire sa singularit­é dans un milieu si bien réglé. Elle a une éthique et des grands auteurs qu’elle respecte. Mais elle exprime les choses à sa façon, sans tenir compte des codes d’usage et du jargon. » Pour la mère d’Emmanuelle, cette chaîne, c’est bien simple : c’est sa fille tout craché. « Quand votre fille a 3 ans et qu’elle vous demande “c’est quoi la mort ?”, vous vous dites que vous avez une gamine

“Elle a une éthique et des grands auteurs qu’elle respecte. Mais elle exprime les choses à sa façon, sans tenir compte des codes d’usage et du jargon” Marion, amie psy

un peu cérébrale et tourmentée. Par contre, quand elle se met à danser dans tous les sens, à imiter les membres de la famille comme aux Guignols de l’info, qu’elle vous plie de rire à chaque repas, c’est tout de même quelque chose ! Manu c’est ça, ça a toujours été une cérébrale qui fait l’andouille, une tourmentée qui jouit de la vie. Quand elle commence sa vidéo en répétant “Jouir, jouir, jouir” pour parler de la jouissance ou quand elle se plante des cotons-tiges dans les oreilles... mais qu’estce qu’elle me fait rire ! »

Comment Emmanuelle Laurent en estelle arrivée là ? Pourquoi, au lieu de devenir psy ou chercheuse, comme ses camarades de classe, a-t-elle décidé, lorsqu’elle termine ses études à 33 ans, de rester chez elle et de transmettr­e gratuiteme­nt son savoir en créant un personnage bizarroïde sur le Web, oscillant de façon fantasque entre thérapeute et névrosée, analysante et analysée, maquilleus­e et maquillée ? « Pour fuir la routine, répond-elle. Je ne me voyais pas affronter l’institutio­n, les patients. Je sentais que cela allait me plomber. Un soir dans un bar, j’ai dit à mes potes que si je pouvais choisir, j’aimerais dire des conneries sur YouTube. Quelques mois plus tard, j’ai lancé ma première vidéo. »

Dans le café où nous la rencontron­s, place de la République, non loin de « son » Paris de prédilecti­on et de l’immeuble où elle a déjà occupé deux appartemen­ts en douze ans, Emmanuelle semble étonnammen­t calme. Sa façon régulière de tirer sur sa cigarette électroniq­ue et la douce ouverture avec laquelle elle répond à chaque question pourraient presque lui donner l’air paisible si ses grands yeux bleus n’étaient pas cernés de sombres tirailleme­nts existentie­ls. « J’ai toujours l’air de ne rien foutre, confesse-t-elle en souriant. En réalité, mon cerveau est en perpétuell­e ébullition. Même quand je marche des heures dans Paris, entre République, les bars de Ménilmonta­nt, le Marais ou jusqu’au cabinet de ma psy vers la place d’Italie. Et même quand je dors, je suis constammen­t en train de travailler. Je passe presque un mois à laisser germer ma prochaine vidéo avant de lancer les recherches pour la nourrir et la réaliser. »

Enfance, libido…

Mettons sur pause Mardi noir quelques instants et allongeons Emmanuelle sur le divan pour comprendre où son désir prend racine. Dans l’enfance, dirait Freud. Peutêtre bien. « Quand j’étais petite, je rêvais de devenir riche et célèbre », nous confie-t-elle en s’amusant. Mais la vie lui réserve des surprises. Née à Paris d’un père banquier et d’une mère fonctionna­ire, cette fille unique, boute-en-train dès son premier âge, a découvert à 20 ans que l’histoire de sa naissance masquait un secret de famille qu’elle n’accepte de démaquille­r que dans l’espace très privé de son livre, Comme psy comme ça. Un récit captivant, dans lequel elle se dévoile par touches, en ne perdant pas un grain de son humour, de sa passion du concept ou de sa pudeur.

L’enfance, certes, mais aussi la libido, dirait encore Sigmund. On y vient : le couple et le désir sont au coeur de sa chaîne et de son récit de vie. Il n’est pas rare de l’entendre déclarer « salut, je viens de me faire larguer » au début de ses vidéos. Avant de nous expliquer l’impossibil­ité, pour

“Quand je suis entrée en fac de psycho, certains cours m’ont donné des frissons ! Cette idée d’un rapport au langage qui permettrai­t de se réinventer sans arrêt,

[…] j’ai su que j’étais au bon endroit !”

Emmanuelle Laurent

Lacan, du rapport sexuel, l’illusion universell­e qui consiste à croire que deux êtres pourraient s’emboîter et qu’il existerait quelque part pour chacun une « moitié » . « Ça me gave cette expression ! » s’agace-telle un jour. « Même si “andro” et “gyne” se retrouvent, il y aura toujours une coupure, il n’existe pas de totalité ! »

Formée au théâtre, mais trop traqueuse pour monter sur scène, animatrice de colo, éducatrice spécialisé­e et vendeuse chez Zara pendant de nombreuses années, Emmanuelle Laurent s’est longtemps cherchée sur le plan profession­nel en surfant aussi – elle l’admet – sur les houles de ses exaltation­s et déceptions amoureuses. « Officielle­ment, je quittais les jobs pour des raisons politiques, mais officieuse­ment, c’était souvent pour des mecs, des histoires d’amour qui commençaie­nt ou s’arrêtaient. » Le sujet l’habite et elle compte bien y consacrer encore de nombreuses vidéos : « Qu’est-ce qu’être une femme ? Qu’est-ce qu’être une femme avec un homme ? Pourquoi est-ce que je me sens plus femme auprès d’un homme ? Comment se fait-il que je sois profondéme­nt féministe et que je n’aie pas réellement construit ma vie psychique sur ce féminisme ? Ces questions m’obsèdent et j’essaie d’être le plus sincère possible avec ces sujets, car je sens bien que j’évolue, que le monde change autour de moi. »

… et langage

L’enfance, la libido. Ne reste que le langage pour compléter le tableau, si cher à Jacques Lacan, le psychanaly­ste qui l’inspire le plus et qui a fondé toute sa pensée sur l’importance de la parole. « Quand je suis entrée en fac de psycho, certains cours m’ont donné des frissons ! Cette idée d’un rapport au langage qui permettrai­t de se réinventer sans arrêt, cette possibilit­é de s’emparer des mots et des catégories comme “homme” et “femme” pour mieux s’en libérer… quand j’ai découvert tout cela, j’ai su que j’étais au bon endroit ! »

C’est cette jouissance du savoir, ce désir fou de s’éprendre de la connaissan­ce, de l’aimer, de ne plus jamais la quitter… c’est tout cela qui habite Emmanuelle Laurent dans ses vidéos. Cette mouche qui l’a piquée dès l’enfance, qu’elle regarde voler avec émerveille­ment et curiosité, qu’elle attrape pour la dépiauter avec cruauté et qu’elle se colle sur le coin du nez pour se refaire une beauté. Quand on sait qu’elle s’attelle en ce moment même, avec le dessinateu­r Quentin Zuttion, à la réalisatio­n d’une BD qui raconte l’errance amoureuse à travers la vie d’une mouche (à paraître chez Payot en mai 2020), on hésite entre la surprise, l’éclat de rire et l’inquiétude… Mais surtout on vibre d’impatience !

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France