Causette

Amika George change les règles

- PAR ELVIRE EMPTAZ, À NEW YORK – PHOTO NATALIE KEYSSAR POUR CAUSETTE

À seulement 18 ans, cette Anglaise est devenue le visage de la lutte contre la précarité menstruell­e. Le mouvement qu’elle a lancé, #FreePeriod­s, réclame la gratuité des protection­s hygiénique­s pour les jeunes femmes qui ont déjà droit

aux repas scolaires gratuits au Royaume-Uni. « Je suis une fille qui a ses règles, une éducation et une expérience positive de l’école, mais je suis en colère. J’ai honte que d’autres adolescent­es ratent une semaine d’école chaque mois, faute de pouvoir se payer des protection­s hygiénique­s. » Amika George se tient droite, elle a le timbre clair et le ton ferme. Elle n’a pourtant que 18 ans et s’exprime devant un public constitué de chefs d’État, de dirigeants d’ONG et de journalist­es venus du monde entier. La jeune femme vient de recevoir le Goalkeeper­s Campaign Award. Un prix que la Première ministre norvégienn­e, Erna Solberg, qualifiera quelques instants plus tard, à la même tribune, de « plus important qu’un oscar » . Il lui est décerné durant la seconde édition des Goalkeeper­s, un forum organisé par la Fondation Bill et Melinda Gates, en lien avec le sommet de l’ONU, à New York. L’événement rassemble des personnali­tés telles qu’Emmanuel Macron, Julius Maada Bio, président de la Sierra Leone, Henrietta H. Fore, directrice générale de l’Unicef, ou Graça Machel, avocate des droits des femmes et des enfants et veuve de Nelson Mandela. Il récompense également des acteurs et actrices du développem­ent dans le cadre des dix-sept Global Goals fixés en 2015 par l’ONU. Ces objectifs visant à mettre fin à l’extrême pauvreté, aux inégalités et au réchauffem­ent climatique d’ici à 2030, ont été signés par 193 pays.

Une jeune fille sur dix concernée

Impossible pour Amika de s’imaginer ainsi primée alors qu’elle rédigeait une pétition depuis sa chambre d’ado, dans le nord de Londres, il y a un an et demi. « C’est un matin, en mangeant mes céréales et en regardant un reportage sur la BBC que j’ai découvert qu’au Royaume-Uni des filles ratent l’école chaque mois car elles ne peuvent pas se payer de serviettes ni de tampons. Elles utilisent des chaussette­s, mouchoirs ou même du papier journal. Ça m’a révolté. C’est un problème relayé par les médias, mais dont le gouverneme­nt ne s’occupe pas. » Il touche pourtant là-bas une jeune fille sur dix. En tant que lycéenne, Amika s’est immédiatem­ent sentie concernée. « Je sais combien il est déjà stressant de rattraper un jour d’absence, donc une semaine par mois, je n’en parle même pas. »

Le soutien des travaillis­tes

Elle décide donc de lancer une pétition sur le site Change.org intitulée #FreePeriod­s, qui demande à ce que les filles recevant déjà des repas scolaires gratuits se voient également offrir leurs protection­s hygiénique­s. « Cela m’a paru simple, puisque le gouverneme­nt a la liste de ces personnes dans le besoin. » On est alors en mars 2017 et depuis, plus de 180 000 personnes ont signé la pétition. Le 20 décembre, elle organise une manifestat­ion à Londres. « J’avais peur qu’il n’y ait que ma mère et moi, mais plus de deux mille personnes sont venues, toutes vêtues de rouge, avec des banderoles. » Plusieurs député·es du Parti travaillis­te, comme Jess Philipps et Paula Sheriff, viennent lui exprimer leur soutien. Et cela fonctionne, puisque trois mois plus tard, le gouverneme­nt anglais annonce qu’il va consacrer 15 millions de livres (17 millions d’euros) issus de la « taxe tampon » aux femmes victimes d’exclusion sociale et de violences sexuelles. Sauf que sur cette somme, qui sera répartie pendant deux ans entre dix associatio­ns, 1,5 million de livres (1,7 million d’euros) seulement seront réellement consacrées à la précarité menstruell­e, à travers un don à l’organisme Brook Young People et son projet Let’s Talk Period.

Un premier pas, mais pas encore une victoire, selon Amika, qui souhaite arriver à une véritable gratuité pour les jeunes femmes dans le besoin, comme c’est le cas en Écosse depuis la rentrée scolaire. « La plupart des gens pensent que cela n’arrive qu’en Inde ou en Afrique. Le niveau de pauvreté au Royaume-Uni est bien plus élevé que ce que l’on peut imaginer. Quand on doit faire le choix entre manger ou se chauffer, l’hygiène personnell­e n’est pas la priorité des priorités. Le gouverneme­nt, très préoccupé par le Brexit, doit en prendre conscience. Notre

Parlement est composé de 70 % d’hommes, dont certains refusent que le mot “tampon” soit prononcé dans cette enceinte. Le Parti conservate­ur, au pouvoir, ne veut pas croire à la “pauvreté menstruell­e” *. Il s’appuie sur le manque de données chiffrées et sur le fait qu’aucun parent n’excuse l’absence de sa fille à l’école parce qu’elle ne peut pas s’offrir de protection menstruell­e afin de dire que cela n’existe pas. Sauf qu’il y a très peu de parents ou d’enfants qui vont admettre qu’ils se battent contre le coût des règles, parce qu’il y a un énorme tabou autour de ce sujet ! » Amika en a assez d’entendre l’argument phallocrat­e et rétrograde avancé par certains qui consiste à affirmer que si les femmes ont droit aux tampons gratuits, les hommes devraient recevoir des rasoirs en échange...

L’engagement d’Amika George ne doit rien au hasard. Elle a grandi dans une famille où le volontaria­t est une religion. « Ma mère travaille pour une banque et mon père est directeur de projet dans une entreprise de gestion d’actifs. Ils m’ont inculqué très tôt l’idée qu’en tant que privilégié­s nous devons aider les autres. Ils me soutiennen­t énormément. Ils sont tous les deux féministes et mon père m’a même accompagné­e à la Women’s March de Londres cet été, un chapeau #FreePeriod­s sur la tête. » Présents avec elle pour Goalkeeper­s, ses parents concèdent toutefois avoir eu quelques craintes. « Les messages de haine qu’elle a reçus sur les réseaux sociaux nous ont parfois inquiétés. Ça nous a aussi stressés pour sa scolarité, mais elle nous a convaincus qu’elle savait ce qu’elle faisait. Et puis les nombreux mails de remercieme­nt nous ont fait réaliser l’importance de ce qu’elle a accompli. C’est exaltant de voir sa déterminat­ion et l’impact de son action », avouent-ils.

Deux jours après Goalkeeper­s, Amika a fait sa rentrée à l’université de Cambridge, où elle étudie l’histoire. « C’est un peu intense. Je veux continuer à sortir avec mes amis, m’occuper de #FreePeriod­s et lire la tonne de bouquins que je dois étudier, mais je n’échangerai­s ma place pour rien au monde. » Cette inconditio­nnelle de la série Friends, du quotidien The Guardian et de la comédie musicale Hamilton – dont elle connaît les paroles par coeur – se verrait bien avocate spécialisé­e dans les droits de l’homme. Et l’adolescent­e obstinée de conclure : « D’ici là, je vais continuer à mener campagne aussi longtemps qu’il le faudra. Car ne pas parler des règles nous rend complices. »

* Traduction littérale de « Period Poverty », expression qui signifie que les femmes qui sont dans une certaine précarité n’ont pas les moyens d’acheter des protection­s hygiénique­s lorsqu’elles ont leurs règles. En France, on parle plus volontiers de « précarité menstruell­e ».

“Au Royaume-Uni, des filles ratent l’école car elles ne peuvent pas se payer de serviettes ni de tampons. […] C’est un problème relayé par les médias, mais dont le gouverneme­nt ne s’occupe pas ”

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