Causette

Suède : je cache un Afghan sous mon toit

- PAR CLÉMENTINE ATHANASIAD­IS, EN SUÈDE - ILLUSTRATI­ONS CAMILLE BESSE

Alors que depuis 2015, les Afghans sont les plus nombreux – après les Syriens – à demander l’asile à l’Europe, la Suède, notamment, multiplie les expulsions vers Kaboul. Dans plusieurs villes du pays, une résistance citoyenne se développe dans l’intimité

des maisons où des habitants cachent les réfugié·es. L’inquiétude se devine à ses sourcils froncés, à la façon nerveuse dont elle se touche les mains. Johanna*, 58 ans, tente de se rassurer. « Notre famille a une bonne réputation », jure-t-elle dans la chaleur boisée de sa cuisine. À l’extérieur, l’air glacial enveloppe les maisons cossues situées de part et d’autre d’une petite route goudronnée. Cela fait trente et un ans que Johanna et Tom*, son mari, habitent un quartier résidentie­l d’une petite commune au sud de Stockholm. Ici, ils connaissen­t tout le monde. Tout le monde les connaît. Elle, professeur­e de suédois. Lui, employé dans une usine de la ville. Pourtant, Johanna n’est pas sereine, ses grands yeux bleus s’assombriss­ent. « Je me méfie, on ne sait jamais. » Elle a longuement hésité à nous parler. Parce que « c’est dangereux ». Pas pour eux. Mais pour lui, Ali*, 19 ans.

L’Europe expulse des Afghans dans un pays en guerre

Sur le mur de l’entrée, sa photo trône avec d’autres clichés de la famille. Il a le teint hâlé, de petits yeux noirs, des cheveux coiffés en brosse, un sourire franc. À sa vue, le visage de Johanna s’adoucit. « C’est notre Ali. Notre quatrième enfant. » Illégal sur le territoire suédois, car sa demande d’asile a reçu trois refus des autorités, c’est vers sa professeur­e de langue, qu’il s’est tourné. Sans hésiter, le couple l’a accueilli. C’était en février 2017. « Il était l’un de mes meilleurs élèves. Son rejet l’a déboussolé. Même si nous, nous ne risquons rien, nous sommes si inquiets pour notre enfant. Comment peut-on renvoyer des gens là-bas ? » se désespère-t-elle.

Comme plus de 4 300 Afghans en 2017, selon les derniers chiffres d’Eurostat, Ali doit quitter le royaume scandinave. « Si la police l’arrête, elle le mettra dans un charter pour Kaboul », tempête Johanna, la voix étranglée par l’inquiétude. Aux yeux de certains États membres de l’Union européenne ( UE), dont la Suède, l’Allemagne ou la Norvège, le risque de danger pour les réfugiés afghans étant limité à certaines zones du pays, ils peuvent trouver refuge dans des régions considérée­s comme « sûres » de l’Afghanista­n. Depuis qu’Ali est à sa charge, Johanna se renseigne sur la situation politique du pays en proie

Entre 2015 et 2016, les renvois par les pays européens ont triplé

à de nombreux conflits ces quarante dernières années. Lors des neuf premiers mois de 2018, les Nations unies ont fait état d’au moins huit mille civils blessés ou tués au cours d’attentats suicides ou sous les bombes. De son côté, Amnesty Internatio­nal dénonce la multiplica­tion des expulsions d’Afghans organisées par l’UE. Selon l’organisati­on, entre 2015 et 2016, les renvois par les pays européens ont triplé passant de 3 290 à 9 460. Des renvois facilités par un accord signé en 2016 entre l’Union européenne et l’Afghanista­n qui s’est engagé à faciliter le retour de ses ressortiss­ants. En contrepart­ie, le pays reçoit une aide financière de 5 milliards d’euros pour sa reconstruc­tion et son développem­ent. Depuis 2015, environ cinquante mille Afghans sont arrivés en Suède. Mais le pays, réputé accueillan­t, leur accorde peu de protection sur son sol et se place parmi les premiers en Europe à expulser ces déboutés du droit d’asile. D’après les statistiqu­es officielle­s, seuls 32 % d’entre eux ont obtenu une réponse positive en 2018 (contre 84 % pour les Syriens.)

Une insécurité croissante

Pour ces nombreux « revenants », Abdoul Ghafoor a créé Afghanista­n Migrants Advice and Support, une structure prodiguant informatio­ns et conseils. Sa vision du pays est bien différente. Depuis Kaboul, l’homme dénonce une insécurité croissante. « Les talibans n’ont jamais été aussi forts, et l’État islamique a revendiqué les attentats les plus meurtriers de l’année 2018, principale­ment dans la capitale. » Et de préciser : « Les jeunes Afghans partis en Europe ont souvent grandi au Pakistan ou en Iran où leurs parents ont fui. Ils ne connaissen­t pas l’Afghanista­n. L’Europe les envoie dans un pays en guerre qu’ils ne connaissen­t pas. Traumatisé­s, sans ressources, ils repartent aussitôt tenter leur chance. »

Les derniers rayons de soleil s’infiltrent par la fenêtre. Discret, Ali, en polo bleu et jeans, s’installe aux côtés de Johanna, celle qu’il appelle « maman » . Il remplit les tasses de café, se prépare une tartine de gouda, puis se laisse absorber par l’écran de son smartphone. Cette nuit comme beaucoup d’autres, il a peu dormi, inquiet pour son futur, hanté par son passé. Cela fait plus d’un an qu’Ali vit dans l’illégalité. Le moral miné, il continue le sport dans une salle près de chez lui, reçoit quelques amis afghans pour jouer à la console, perfection­ne son suédois. Sans prévenir, quelqu’un frappe à la porte d’entrée. Personne n’est attendu. Silence. Ali interroge, doit-il se cacher ? La question a de quoi surprendre, mais Johanna le répète, il faut être discret, savoir à qui l’on peut faire confiance, ne pas ouvrir à n’importe qui, s’accorder sur une version et élaborer des plans. Si la police débarque, le couple a tout prévu : « Ali n’est pas là, cela fait un moment qu’on ne l’a pas vu. » Il arrive que le jeune homme soit envoyé chez des amis de la famille, hors de la ville. L’éloigner pour son bien, faire perdre sa trace. « Son renvoi n’est pas envisageab­le », intervient Mikael*, qui a tout de suite considéré Ali comme son petit frère. « Il fait partie de notre famille. Depuis qu’il est chez nous, il a pris confiance en lui. C’est un autre homme. Il est très aimé, bien intégré. » Il suffit d’une sortie en ville pour s’en apercevoir. Ali pédale à toute allure entre les maisons basses. Régulièrem­ent salué, il rend la pareille, s’arrête pour échanger

“Les jeunes Afghans partis en Europe ont souvent grandi au Pakistan ou en Iran. Ils ne connaissen­t pas l’Afghanista­n” Abdoul Ghafoor, fondateur d’Afghanista­n Migrants Advice and Support

quelques mots. Concernant son asile refusé, il ne dit rien. Il a 7 ans lorsque son père meurt assassiné par les talibans à quelques kilomètres de la capitale afghane. Avec sa mère et ses deux frères, il fuit au Pakistan puis en Iran. Il cire les chaussures de passants, travaille des jours sans fin dans une usine de textile. Sans affliction, Ali raconte avoir été traité « comme un animal » par ses employeurs, avoir vécu « un enfer ». « Maintenant, insistet-il, je veux construire ma vie ici. »

La Suède a reçu en 2015, 162 877 demandes d’asile, selon l’Agence de migration suédoise. Ali, mineur non accompagné, est l’un d’eux. Après avoir traversé l’Europe par la « route des Balkans », il fait escale dans le pays scandinave avec l’intention de continuer vers le nord. « À Göteborg [troisième ville dans le sud du pays, ndlr], un Iranien m’a convaincu de rester. Il m’a dit que je pourrai aller à l’école, apprendre la langue et obtenir facilement l’asile. » Le premier refus tombe en novembre 2016. Ali est devenu majeur. Malgré ses demandes en appel, les deux autres suivront.

“Le discours antimigran­t en Suède, peu audible il y a encore deux ans, a pris le dessus” Matilda, militante

Une résistance qui s’organise

Matilda*, 26 ans, est une figure militante de Lidköping, ville ouverte sur le plus grand lac du pays. Les cheveux sombres et broussaill­eux ramassés en arrière, elle reçoit dans un local du centre. Engagée « jour et nuit », depuis que près d’un million de personnes (de Syrie, d’Irak, d’Afghanista­n…) ont rejoint le Vieux Continent en 2015, Matilda dénonce le virement opéré par son pays à l’égard des réfugiés : « Le discours antimigran­t, peu audible il y a encore deux ans, a pris le dessus. » Après avoir rétabli des contrôles à ses frontières fin 2015, la Suède opte, dans le même temps, pour un durcisseme­nt du droit d’asile. Comme ailleurs en Europe, la question migratoire s’invite au coeur des débats politiques. Le parti d’extrême droite, les Démocrates de Suède, a proposé d’introduire la délation contre ceux qui aident les sans-papiers. « La seule mesure positive est une loi permettant à plus de 9 000 mineurs non accompagné­s de rester sur le territoire jusqu’à la fin du lycée », admet Matilda, préoccupée par le sort réservé aux Afghans qui, selon elle, cristallis­ent toute la méfiance. « Heureuseme­nt, un mouvement citoyen s’oppose aux expulsions. De nombreuses manifestat­ions sont organisées à travers le pays. » Avant de poursuivre, Matilda demande à éteindre l’enregistre­ur. Le sujet devient sensible. « À Lidköping, même si la ville est petite, la résistance est forte. Autour de nous et via les réseaux sociaux, on recrute des gens prêts à accueillir des migrants. Bon, on ne leur dit qu’à la fin que certains sont illégaux, précise-t-elle dans un éclat de rire. Rien qu’ici, à Lidköping, il y a entre dix et quinze personnes impliquées. Des jeunes, des vieux, des familles. Tous viennent de milieux différents, chacun a son histoire. »

Il y a deux ans, Matilda aussi a ouvert sa porte. C’était au printemps. Hamid*, un Afghan de 20 ans, voit sa demande d’asile refusée pour la troisième fois. « Il ne savait pas quoi faire. Lorsqu’il a pris la décision de rester illégaleme­nt en Suède, je n’ai pas hésité à l’aider. » Elle l’installe dans une chambre laissée vacante. « Au début, la cohabitati­on n’était pas évidente, il a fallu qu’on trouve un équilibre, assure Matilda qui, jamais tranquille, redouble d’ attention. J’ai constammen­t la boule au ventre, la peur qu’il se fasse arrêter. » Alors, ils se mettent d’accord. Hamid sait à qui

il peut ouvrir la porte, ce qu’il doit dire si on lui pose des questions. « Je ne reçois presque plus personne chez moi. Peu de proches sont au courant, ils ne réalisent pas les conséquenc­es. »

La conversion au christiani­sme comme dernière chance

C’est lors d’une journée froide que tout bascule pour Hossein. L’homme, la petite quarantain­e, travaille bénévoleme­nt dans une boutique de seconde main lorsque la police débarque, l’arrête et l’embarque dans un centre de rétention. Deux jours passent avant qu’il ne puisse contacter Sture et Gunvor. C’est chez eux qu’Hossein a trouvé refuge, il y a deux ans. Le couple de retraités habite à Lidköping. Sur la table du salon, ils ont déposé des pâtisserie­s, des boissons chaudes. Gunvor, enveloppée dans un chandail gris, sort des photos du temps où Hossein, les yeux noirs en amandes, l’air décontract­é, occupait encore les murs. « On savait que son arrestatio­n pouvait arriver à tout moment, mais nous ne sommes jamais préparés. » À l’étage, sa chambre est restée intacte. Dans une armoire, quelques blousons en cuir, des piles, des pansements en vrac, une brosse à dents… Sur son bureau, une Bible. « C’est ici qu’il s’est converti. On partageait la même foi », insiste Gunvor, les larmes aux yeux. Sur un cliché, Hossein découvre son avant-bras droit. Sa peau est recouverte d’une large croix chrétienne tatouée lors de son incarcérat­ion. Le couple s’inquiète : « Cela rend son retour en Afghanista­n encore plus dangereux. »

Gabriel, un ami de la famille, connaissai­t bien Hossein. Régulièrem­ent, il l’a vu dans une église pentecôtis­te de Lidköping où il est chargé d’assurer l’intégratio­n des nouveaux arrivants – un poste créé dans certains temples depuis que le pays accueille de nombreux réfugiés. Il y a trois ans, lorsque Gabriel commence à officier dans l’enceinte, deux Afghans viennent d’être baptisés, six autres sont sur le point de l’être. « Pour un pasteur, autant de gens qui se font baptiser, c’est un rêve, plaisante l’homme aux lunettes rondes. Seulement, la réalité est plus complexe. » Gabriel cherche ses mots : « Nous savons que c’est peut-être leur ultime chance d’éviter une expulsion vers l’Afghanista­n. » Début novembre, Hossein a été renvoyé à Kaboul. Aux dernières nouvelles, devenues rares, il dit vouloir revenir en Suède.

* Les prénoms ont été modifiés.

“Un mouvement citoyen s’oppose aux expulsions. De nombreuses manifestat­ions sont organisées à travers le pays”

Matilda, militante

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