Interview d’Alexandra Piesen, sociologue
Docteure en sociologie, chercheuse associée au Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux), Alexandra Piesen a soutenu une thèse, en 2017, intitulée « Redéfinition du rôle parental au regard de la parentalité solo contemporaine ».
CAUSETTE : Les « gilets jaunes » comptent 45 % de femmes, dont de nombreuses mères monoparentales. Cela vous surprend-il ?
C’est assez logique qu’elles participent à un ALEXANDRA PIESEN : mouvement de revendication globale sur tout ce qui touche aux questions économiques, étant donné qu’elles portent la majeure partie de la charge mentale de la gestion du quotidien. Elles sont bien placées pour savoir combien il est difficile, quand on a un seul salaire, de terminer le mois en ayant payé les dépenses présentées comme essentielles telles que le loyer, les charges et la nourriture. Le plus surprenant, c’est qu’elles prennent la parole sur le sujet dans l’espace public.
Pourquoi ?
Il existe une vraie stratégie d’invisibilité chez les parents A. P. : solos. La plupart d’entre eux parlent très peu de leurs difficultés quotidiennes, y compris dans leur entourage amical, voire familial. Quand la séparation est subie, que le conjoint est parti du jour au lendemain, ça peut être difficile à avouer, on peut en avoir honte. Et lorsque c’est la femme qui a décidé de mettre un terme à la relation qui était devenue trop différente de ses attentes en termes de couple, cela s’accompagne d’une culpabilisation quant à ce choix de partir, même quand c’est la conséquence d’un adultère. Certains attendent de la mère qu’elle assume seule ses difficultés financières. Un certain nombre de femmes que j’ai rencontrées expliquent notamment qu’elles ne peuvent pas aborder ces questions avec leurs parents qui les renverraient au fait que ce sont elles qui ont voulu être autonomes en se séparant. Aujourd’hui, il est toujours aussi délicat pour les familles monoparentales de verbaliser leurs problèmes ! Ce n’est pas avouable, et encore moins à son enfant, car le parent veut éviter qu’il se rende compte de cette justesse économique. Il faut garder la face à tout prix.
Ce phénomène ne contribue-t-il pas à isoler encore plus les parents qui élèvent seuls leur enfant ?
Le réseau amical du couple peut ne pas souhaiter rester en A. P. : lien avec la mère, surtout si c’est elle qui a pris la décision de partir. Mais surtout, celles qui ont connu un rythme et un niveau de vie associés à la classe moyenne supérieure et qui en ont intégré les codes peuvent décliner les invitations à dîner sachant qu’elles n’ont plus la possibilité d’apporter un présent. Certains parents mettent aussi en suspens la possibilité de faire une nouvelle rencontre amoureuse, car il faudrait alors inviter la personne à prendre un verre ou à aller au restaurant. Or, ils ne peuvent pas dépenser et ne s’imaginent pas suggérer à l’autre sur la carte les prix les plus bas. Les femmes y renoncent d'autant plus, car elles ne peuvent pas se préparer comme elles le souhaiteraient en allant, par exemple, chez le coiffeur ou en achetant une tenue particulière pour cette occasion… La vie sociale est alors mise de côté au profit des enfants auxquels ils consacrent le maximum de leurs revenus.
Cette précarité touche-t-elle autant les pères que les mères ?
Lorsqu’elles ont un enfant, beauA. P. : coup de femmes se mettent à temps partiel ou adaptent leur activité professionnelle à cette nouvelle situation, si bien qu’elles gagnent en général moins que leur conjoint. En outre, les pères se retrouvent seuls avec leurs enfants plus tard que les mères, au moment de la quarantaine, quand leur situation est en général stabilisée. La plupart sont ainsi en CDI. De ce fait, les conséquences d’une séparation sont d’autant plus importantes pour elles. On pourrait imaginer qu’elles reprennent un temps plein quand c’est possible, mais là encore c’est plus compliqué qu’il n’y paraît : comment faire quand on n’a pas de modalité de garde, que la famille ne peut pas faire les sorties d’école et que nos moyens sont insuffisants pour embaucher une baby-sitter ?
Comment sont perçus les organismes sociaux ?
Les parents essaient d’avoir le moins de contacts possible A. P. : avec les institutions, pour ne pas s’exposer. La crainte de se faire retirer son enfant est très partagée. Les pères ont peur qu’on remette en cause leurs compétences parentales, alors que les mères, elles, ne veulent pas être prises en défaut sur les questions matérielles.
“Aujourd’hui, il est toujours aussi délicat pour les familles monoparentales de verbaliser leurs problèmes !”