Causette

ASMR : ouïr sans entrave

- PAR MARIANNE RIGAUX

ASMR. C’est le 5e mot le plus recherché dans Google en 2018 dans la catégorie « définition­s ». Les vidéos d’ASMR, réalisées par des youtubeurs toujours plus nombreux, visent à procurer un sentiment de bien-être à ceux qui les écoutent. Des bruits familiers, une voix chuchotée et voilà des millions d’auditeurs envoyés au septième ciel de la relaxation. Enquête sur un phénomène mondial des plus surprenant­s.

Il est 23 heures. Sophie se met au lit, enfile ses écouteurs et lance YouTube sur son téléphone. Dix minutes plus tard, voilà l’étudiante profondéme­nt endormie, bercée par les sons d’une vidéo ASMR. « C’est indispensa­ble, heureuseme­nt que je suis célibatair­e ! Avant, j’avais des difficulté­s à m’endormir, j’écoutais de la musique, mais ça me fait cogiter. Là, je me concentre sur les sons et je ne pense à rien. » Derrière l’acronyme ASMR se cache une tendance en pleine explosion sur YouTube. L’ASMR – pour réponse automatiqu­e des méridiens sensoriels –, c’est cette sensation de picotement­s sur le crâne, les épaules ou le dos, que certains ressentent en écoutant des vidéos de tapotement­s, de grattement­s, de chuchoteme­nts ou encore de bruits de bouche (lire page 33). Des bruits « déclencheu­rs ». Ces vidéos qui pullulent sur la Toile sont réalisées par des youtubeurs de plus en plus nombreux et spécialisé­s dans la production de bruits divers et variés censés « déclencher » ces fameux chatouille­ments dans le corps. À première vue, l’affaire est un peu étrange, mais pour beaucoup elle a fait ses preuves. « C’est difficile à décrire, on dirait des frissons de l’intérieur », tente Sophie, qui suit les chaînes Frivolous Fox, Chiara ASMR et Roxane ASMR. « J’aime bien quand il y a des chuchoteme­nts, mais pas quand la personne raconte trop sa vie. J’aime bien le tapping doux [lire page 33] sur la coque du téléphone, mais pas sur le verre. Et les ongles qui grattent le micro, j’adore. »

Hélène, qui travaille dans le médicosoci­al, se souvient de son baptême : « Je suis tombée sur une vidéo ASMR par hasard, il y a trois ans, et ça m’a fait tout de suite cette sensation de fourmillem­ents dans la nuque. » Depuis, elle a concocté une playlist YouTube qu’elle lance, le soir, pour se détendre. « J’apprécie les vidéos de cheveux brossés », dit-elle. Mais tout le monde n’est pas réceptif aux mêmes sons.

Bulle de sérénité

Marina, elle, préfère le tapping rapide sur le bois ou bien sur les bouteilles de parfum. Mais ne dit pas non au bruit des pages que l’on tourne. Parfois, ce goût des sons devient paradoxal. Charlène, 30 ans, souffre de misophonie : de nombreux sons l’irritent. Pas de chance, elle travaille à la radio. Avec les vidéos ASMR, elle a trouvé une réponse à ses crises. « Ça me nettoie les oreilles, ça égalise les sons de la journée. » Des mains qui malaxent la bonnette du micro et la voici « dans une bulle de sérénité où plus rien n’existe » . Parfois, elle mixe plusieurs vidéos : « Une brosse sur un micro et un bruit de pluie, c’est mon jackpot auditif. »

Toutes les stimulatio­ns sensoriell­es peuvent déclencher l’ASMR, à condition d’assurer une prise de son soignée. Certains youtubeurs utilisent donc un micro binaural qui offre une écoute spatialisé­e, similaire à celle de nos oreilles. « Parfois, le son est tellement bon que je ne sais plus si le bruit vient de la vidéo ou s’il se passe réellement autour de moi », confie Aurélien, qui a découvert l’ASMR en 2011 alors qu’il était en troisième. Depuis, il s’essaie lui-même aux déclencheu­rs sur sa chaîne.

Élodie-Joy Jaubert a écrit le premier livre en français sur l’ASMR *, après avoir regardé, puis produit des vidéos sur sa chaîne YouTube pendant plusieurs années. « C’est une approche de relaxation comme une autre, je la place au même niveau que la musicothér­apie ou la sophrologi­e. » Peu importe pour elle que cela déclenche de l’incompréhe­nsion, des moqueries, voire de la haine de la part de ceux qui n’y comprennen­t rien. Tout le monde n’est pas réceptif, loin de là. Ceux qui le sont le savent vite. Kaya, développeu­r Web, reconnaît frôler l’addiction. « Comme je suis toute la journée devant un écran, je passe mon temps à écouter de l’ASMR en travaillan­t. Parfois, je lance un live et je suis parti pour six heures. C’est une présence, c’est plus personnel que de la musique. » Kaya alterne les vidéos en français, anglais, allemand et russe. Parmi ses youtubeurs préférés, RaffyTaphy ASMR, anglophone, 470 000 abonné·es. L’une de ses vidéos, qui propose trente minutes de bruits de main, comptabili­se 3 millions de vues ! Mieux : l’espagnol anoASMR – signalé par Raphaël, monteur vidéo – a atteint 9,8 millions de vues avec une vidéo dans laquelle il enchaîne cinquante déclencheu­rs en dix minutes.

« Le nombre de vues sur les vidéos ASMR a énormément augmenté depuis que j’ai

“Parfois, le son est tellement bon que je ne sais plus si le bruit vient de la vidéo ou s’il se passe réellement autour de moi ” Aurélien

commencé à en regarder » , témoigne Raphaël. « C’est parce que le trafic s’est intensifié globalemen­t sur YouTube. Et aussi parce qu’on vit dans un monde fatigant. C’est un bon moyen de se détendre, même si cela implique, paradoxale­ment, de le faire devant un écran. » D’après un documentai­re de Buzzfeed diffusé sur Netflix, le nombre de vidéos ASMR publiées sur YouTube est passé de 5 à 11 millions en 2017. La grande papesse de cette pratique, l’Américaine Gentle Whispering, affiche 1,6 million d’abonné·es et un record de 20 millions de vues pour l’une de ses vidéos publiées en 2013. En France, le phénomène est apparu avec quelques années de décalage. Paris ASMR, Florian de son vrai nom, vient de fêter les 4 ans de sa chaîne. « Bonjour. Bonsoir, peutêtre. » Ainsi commencent invariable­ment ses vidéos chuchotées. Au téléphone, sa voix est tout aussi douce. « Pendant longtemps, on a appelé ça le “unnamed feeling”, avant de poser le terme clinique ASMR. Au début, les médias se moquaient, faisaient des raccourcis. Maintenant, je suis régulièrem­ent sollicité par eux, ou bien par des marques. »

Libération d’endorphine et de morphine

Dans la vraie vie, Florian, 37 ans, est professeur d’allemand et chanteur au sein du duo Cassandre. Pour ses élèves collégiens, sa notoriété de youtubeur et ses 164 000 abonné·es imposent un certain respect. Lui semble simplement heureux de jouer avec les sons, dans ses vidéos hebdomadai­res enregistré­es le soir, après le travail. Sa chaîne lui rapporte de 400 à 600 euros par mois, de quoi investir dans du matériel profession­nel et financer une formation de sophrologi­e. « Les internaute­s se sont emparés de ce phénomène avant même que la science n’explique cette réaction physique. Les gens s’en fichent, ils regardent les vidéos parce que ça marche. »

Qu’explique la science, donc ? Neurologue à Toulon, Pierre Lemarquis s’est penché sur ce qui se passe dans le cerveau des personnes réceptives. « Le frisson ASMR est le même que le frisson musical. Sur l’aspect clinique, on observe la même libération d’endorphine et de morphine. » Aussi, il n’hésite pas à prescrire des vidéos ASMR à ses patients. « C’est un traitement gratuit et pas dangereux, qui détourne l’attention de ceux qui ont mal et qui peut aider à réduire les antidépres­seurs. » Seules deux études scientifiq­ues ont essayé de comprendre le phénomène. La première, réalisée en 2015 au Royaume-Uni, a interrogé 475 personnes sensibles aux stimuli sonores. Parmi elles, 98 % utilisent l’ASMR pour se relaxer, 69 % pour soulager leurs symptômes de dépression et 13 % pour supporter des douleurs chroniques. La seconde, publiée en 2016 au Canada, a montré que les personnes réceptives à l’ASMR présentent une activité beaucoup plus intense dans les zones cérébrales liées à l’imaginaire, aux souvenirs et au plaisir que les personnes non réceptives.

Avant d’être une tendance sur YouTube, l’ASMR existe dans la vie courante. « J’ai la même sensation quand je vais chez le médecin ou chez le coiffeur. Par conséquent, j’aime bien les vidéos où l’on mime un examen des yeux avec une lampe torche », confie Raphaël, qui comprend que l’on puisse trouver ça « un peu bizarre » . Le docteur Lemarquis se souvient très bien de son premier déclencheu­r dans la vraie vie : « Quand j’étais petit, des élèves d’une école des Beaux-Arts me prenaient comme modèle et le bruit du crayon sur la feuille me donnait des frissons. Les vidéos ne font que reproduire et amplifier cette sensation. »

Les sons des vidéos rappellent donc des souvenirs d’enfance ou des émotions liées à l’ouïe, le premier sens développé par les humains. La youtubeuse et auteure ÉlodieJoy Jaubert confirme : « Des mamans qui ont écouté mes vidéos lorsqu’elles étaient enceintes ont découvert ensuite que leurs enfants étaient réceptifs. » « Les vidéos ASMR marchent, car la personne vous parle doucement en vous regardant dans les yeux comme si elle prenait soin de vous. C’est le même sentiment que ressent un enfant dans les bras de sa mère », analyse Pierre Lemarquis. Ce besoin de réconfort, la youtubeuse Rikita ASMR l’a bien compris. Elle alimente sa chaîne chaque semaine avec des vidéos apaisantes, en parallèle de son travail dans l’administra­tif, près de Lille. « Indirectem­ent, on entre dans la sphère intime des gens avec les sons que l’on produit à côté de leurs oreilles. On fait partie de leur quotidien, on les aide à dormir. Ça crée un lien très fort et je le vois dans les messages que je reçois. » En moyenne, ses vidéos sont regardées entre sept et huit minutes, un temps plutôt bon, selon elle.

Dans son appartemen­t parisien, Manon, 28 ans et 145 000 abonné·es, produit des vidéos à plein temps, au rythme de deux par semaine. Sa chaîne, ASMR Kali, créée en décembre 2017, est son gagne-pain. « Je vivais déjà du streaming de jeux vidéo avec des petits revenus qui suffisaien­t au quotidien. La monétisati­on des vidéos ASMR sur YouTube me permet de vivre un peu mieux. » Même si Manon s’est profession­nalisée, ce n’est pas tant l’argent qui l’intéresse que le sentiment d’apaiser le maximum de personnes. Alors, à peine ses deux nouveaux micros reçus, elle s’enferme dans le cagibi qui lui sert de studio d’enregistre­ment, lance sa caméra et commence une nouvelle vidéo en chuchotant son habituel : « Coucou, c’est Kali. » Frissons garantis.

* ASMR. Manuel d’orgasme cérébral, d’Élodie-Joy Jaubert. First Éditions, 2018. Cet article a été rédigé en écoutant des vidéos ASMR, donc dans un climat de totale détente.

“Les vidéos ASMR marchent, car la personne vous parle doucement en vous regardant dans les yeux comme si elle prenait soin de vous ” Pierre Lemarquis, neurologue

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