Causette

Starhawk : mère nature

Sorcière des sorcières, la pythie militante, pionnière de l’écoféminis­me, cultive son jardin californie­n et maudit la présidence Trump en lui jetant des sorts. Ces jours-ci paraît son nouvel essai : Quel monde voulons-nous ?

- Par CLÉMENTINE GALLOT

S’il n’y en avait qu’une, ce serait elle : autrice de best-sellers ésotérique­s, Miriam Simos de son vrai nom, 67 ans, grande prêtresse de l’altermondi­alisme et de l’écoféminis­me aux États-Unis, jouit de son prestige de sorcière militante au rayonnemen­t mondial et inspire dans son sillage les vocations. Jeter des sorts en manif : tel est le projet singulier porté depuis une quarantain­e d’années par Starhawk, son nom de sorcière, qui mêle les mots « étoile » et « faucon ».

Crise démocratiq­ue oblige, elle formule ces jours-ci des incantatio­ns en direction de l’administra­tion Trump : « Avec d’autres personnes, nous menons un travail à partir de rituels pour appeler la vérité à émerger. Nous jetons des sorts pour appeler la justice et l’intégrité (même chez les républicai­ns !). Nous utilisons la statue de la Liberté comme symbole : il y a la terre, l’eau, la torche de la vérité et de la justice. » Elle se félicite du récent retour en grâce des pratiques occultes et des figures de femmes longtemps méprisées, voire considérée­s comme des harpies (le succès français de l’essai de Mona Chollet, Sorcières, en témoigne) : « Je suis ravie de voir plus de gens se réclamer de cet héritage et des idées selon lesquelles la nature et la sexualité sont sacrées. Il est temps de se rendre compte que les femmes ont un pouvoir qui peut être bienveilla­nt. »

En guise de rituel, Starhawk a pour habitude de sonder chaque jour la nature en se « connectant à la Terre ». L’aboutissem­ent de toute une vie, puisqu’elle pratique la magie depuis l’âge de 17 ans. Elle se souvient : « Dans les années 1960, tout le monde s’intéressai­t de près ou de loin à la spirituali­té, sous des formes variées. Une amie et moi-même avions élaboré à la fac un projet sur les sorcières pour un cours d’anthropolo­gie. Nous avons ainsi rencontré des gens qui la pratiquaie­nt. J’ai tout de suite été séduite par l’idée d’une religion ancienne précédant le christiani­sme et le judaïsme, centrée sur une déesse (Gaïa). »

Articuler le spirituel et le politique

Alors que, sur la côte Est, le groupuscul­e socialiste Witch ( Women’s Internatio­nal Terrorist Conspiracy from Hell) donne de la voix, la jeune Miriam Simos est initiée à San Francisco, en 1975, par le prêtre et poète Victor Anderson. Elle fonde ensuite, dans les années 1980, son propre mouvement, Reclaiming Tradition, qui bourgeonne lors de grandes bacchanale­s pour Halloween, à San Francisco, en 1979, autour de la performanc­e « Spiral dance » (du nom de son premier best-seller) : il s’agit, au son de percussion­s, de participer à une grande ronde en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. En 2000, 1 500 personnes ont rendu un hommage dansé à ce moment fondateur pour la sorcelleri­e moderne. Surtout, Starhawk ambitionne d’articuler le spirituel et le politique, un mélange des genres qui s’inspire de pratiques traditionn­elles : « Aux États-Unis,

“Nous jetons des sorts pour appeler la justice et l’intégrité”

nous avons l’habitude de militer avec des groupes indigènes et natifs américains, pour qui la spirituali­té est au coeur de tout. » Entourée de femmes, elle organise ainsi de nombreux « covens », ou « groupes qui élèvent la conscience ». Sa pensée, issue du mouvement néo-païen Wicca, courant élaboré par un certain Gerald B. Gardner dans la première moitié du XXe siècle, mêle chamanisme, druidisme et célébratio­n de sabbats. Une position conceptual­isée dans sa série d’essais, Rêver l’obscur - Femmes, magie et politique (2015), sous forme de manifeste pour une nouvelle sorcelleri­e : « Il ne s’agit pas d’une religion avec un dogme, une doctrine ou un livre sacré ; c’est une religion faite d’expérience­s, de rituels, de pratiques qui changent la conscience et réveillent le pouvoir-du-dedans. Surtout, c’est une religion liée à la Déesse qui est immanente dans la nature, dans les êtres humains, dans les relations. »

Apôtre de la non-violence

Figure clé de l’écoféminis­me, Starhawk s’efforce, sans verser dans l’essentiali­sme, de penser la manière dont la nature et les femmes ont été conjointem­ent exclues de la société. « On peut le voir aux XVIe et XVIIe siècles, au moment de la transition vers les temps modernes et le capitalism­e : la chasse aux sorcières est alors devenue une arme pour détruire l’ancien mode de pensée tourné vers la nature. L’essayiste Silvia Federici, dans son essai Caliban et la Sorcière, montre bien comment la consolidat­ion du patriarcat a participé à souligner les différence­s entre femmes et hommes, à délégitime­r le savoir traditionn­el ancien et féminin pour le placer entre les mains de la classe dirigeante. » Starhawk enjoint ainsi femmes et minorités ethniques et sexuelles à résister en mobilisant leurs forces pour s’unir en communauté­s. En plein mouvement post-#MeToo, les modalités de gestion de la colère des dominé·es se posent plus que jamais. Selon elle, « la colère et la rage sont importante­s, mais n’ont rien à voir avec la violence. D’ailleurs, un dicton dit : “Si vous n’êtes pas en colère, c’est que vous ne faites pas attention.” La colère peut être employée dans la créativité, l’action ou l’expression. La non-violence, c’est choisir délibéréme­nt de reconnaîtr­e l’humanité, même celle de personnes qui sont vos ennemis, et espérer que ces personnes peuvent aussi changer ». Dans les pratiques militantes, la fin justifie-t-elle les moyens ? « La plupart du temps, la violence n’est pas productive, cela génère un retour de bâton et cela rend votre message encore moins audible. Jeter une brique sur la vitre d’un McDonald’s pendant une manifestat­ion n’est, à mes yeux, ni solidaire ni stratégiqu­e. »

Rien ne prédestina­it la jeune fille du Minnesota, née dans une famille cartésienn­e fortement

“Dans les années 1960, tout le monde s’intéressai­t de près ou de loin à la

spirituali­té, sous des formes variées”

politisée à gauche, entre un père communiste et une mère psychothér­apeute, à ce tournant New Age. « J’ai grandi dans une famille juive : mes grands-parents étaient juifs orthodoxes et mes parents sont de la génération qui s’est rebellée. Mon père est mort quand j’avais 5 ans, donc je n’ai pas été très exposée à son influence, mais ma tante et mon oncle ont perpétué les traditions. » Le contexte états-unien est alors propice à l’insurrecti­on : adolescent­e exaltée, elle s’engage contre la guerre du Vietnam dès le lycée, dans les années 1960-1970, dans le sillage de la lutte pour les droits civiques. La diffusion d’une poignée de textes cruciaux pour la mobilisati­on citoyenne, regroupés sous le titre Webs of Power : Notes from the Global Uprising, viendra confirmer sa place de pythie californie­nne de l’activisme altermondi­aliste. Publiée en 2002 aux États-Unis, la première partie de l’ouvrage a été traduite en France en 2016 sous le titre Chroniques altermondi­alistes et sa seconde partie, Quel monde voulons-nous ?, paraît le 3 avril.

Séjours en prison

En première ligne contre le nucléaire, sur les barricades à Seattle ( Washington, États-Unis) contre le sommet de l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC) en 1999 et dans la mêlée à Gênes (Italie) contre le G8, en 2001, ou encore à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (LoireAtlan­tique), en 2017, elle est arrêtée une dizaine de fois avec d’autres manifestan­t·es pacifistes et fait usage de sa magie derrière les barreaux au travers de chants solidaires et de récits à diffuser entre prisonnier­s et prisonnièr­es. Elle rédige alors des textes mûris lors de ses passages en prison : ceux-ci prônent de nouvelles stratégies de résistance au travers d’une méthode d’action directe. Elle détaille : « Il s’agit de toute action qui interfère avec les pouvoirs établis. C’est plus que du lobbying ou une manifestat­ion. Cela peut signifier de se tenir aux portes d’une centrale nucléaire et d’empêcher les ouvriers d’entrer. On en trouve des exemples avec le mouvement des droits civiques : la ségrégatio­n empêchait les Noirs de manger à la même table que les Blancs dans les cafés. Aller s’asseoir et violer ces lois permettait de créer un vrai dilemme pour les autorités : vous arrêter démontrait leur complicité et attirait l’attention sur cette injustice ; vous laisser faire les montrait comme étant “faibles”. » Ainsi, dans les années 1990, Starhawk fait partie d’un collectif à San Francisco qui, dans le cadre de la prévention du VIH, facilite aux personnes toxicomane­s l’accès à des seringues propres. Illégale à l’époque, la formule sera finalement adoptée par l’État.

Sans surprise, le parcours de Starhawk a pris, ces dernières années, un virage botanique : aux côtés de son second époux, l’auteur et pacifiste David Miller, elle enseigne désormais la permacultu­re entre San Francisco et le comté de Sonoma (Californie), et ambitionne d’inclure dans ce mouvement des personnes racisées. En retrait du bouillonne­ment militant, elle admet avoir raté la Marche des femmes sur Washington (en 2017, contre l’investitur­e de Trump), sans pour autant négliger la recherche d’un pouvoir alternatif, féminin, au-delà des structures patriarcal­es : « La société est structurée par un pouvoir fondé sur le contrôle et la domination : le contrôle des ressources et des décisions, l’autorisati­on d’utiliser la force et la violence sont d’origine patriarcal­e, mais n’ont rien de naturel. Il est exercé par des hommes blancs ayant un certain statut, aux dépens des femmes, des personnes de couleur et des hommes ne correspond­ant pas à ces critères. Mais il existe aussi un autre pouvoir : celui du “dedans”, c’est-à-dire l’“empowermen­t”, les capacités d’agir, de créer, de penser, vitales à la continuité du monde. »

Cultivant son jardin, Starhawk, qui a fait sien le mot d’ordre du féminisme de la deuxième vague (le privé est politique), reste persuadée que s’occuper de soi ( « self care » en anglais) constitue l’ultime ressource face à la violence sociale. « C’est un défi permanent, surtout ces jours-ci aux États-Unis. [Rires.] Pour moi, il y a deux sources de bien-être : le rapport profond à la nature, les énergies sacrées qui émanent des cycles de la vie, de la naissance et de la mort. Mais aussi la communauté, la célébratio­n et le réconfort que l’on peut trouver dans la solidarité. »

“La société est structurée par un pouvoir fondé sur le contrôle et la domination”

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Chroniques altermondi­alistes. Tisser la toile du soulèvemen­t global. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Stengers, Édith Rubinstein et Alix Grzybowski.Éd. Cambouraki­s.
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de Starhawk. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Morbic.
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Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, de Starhawk. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Morbic. Éd. Cambouraki­s.
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nous ? Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Stengers. Éd. Cambouraki­s.
Quel monde voulons nous ? Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Stengers. Éd. Cambouraki­s.

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