À l’aise thèse
Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Aujourd’hui, on s’intéresse au star system à la française, indissociable des CD de voiture et des voyages en famille, avec Heejin Choe*. Selon sa thèse, notre modèle musical
Du Piaf system au star system
Causette : S’il y avait une recette, quels seraient les ingrédients nécessaires pour être une star de la chanson française ?
Heejin Choe : Il y a d’abord la voix « symbolique » de l’interprète. Elle doit incarner une certaine nostalgie, une mémoire collective du pays, évoquant Paris, ses quartiers et les rues d’antan par sa sonorité. Ensuite, il faut une dimension littéraire. La caractéristique de la chanson française est de reposer sur des paroles rimées. Il s’agit là d’un héritage des troubadours et des trouvères – poètes et jongleurs – du Moyen Âge. Troisièmement, impossible de devenir une star sans les médias.
À l’origine du star system français, au début des années 1930, il y a la radio. Il s’agit du premier véritable canal de starisation en France. Mais, plus profondément, pour être une star de la chanson française, le public doit pouvoir s’identifier à l’artiste, se sentir proche d’elle ou de lui. C’est ce que j’appelle la mythification. Il faut enfin – dernier point – correspondre aux codes du public. C’est une « stratégie de la reconnaissance ». Elle consiste à reprendre des mélodies, des images, un style déjà familiers de l’audimat, en ajoutant un petit quelque chose. Répéter et innover. Car nous tendons spontanément à choisir les produits culturels proches de nous, plutôt que ce qui est étranger. C’est déjà, comme le remarquait Umberto Eco, une forme de consommation en série. Votre thèse montre que les fondements de ce star system sont nés à travers l’image d’Édith Piaf. Comment est-elle parvenue à créer ce modèle ?
H. C. : Avant Édith Piaf, il y avait le modèle « préstar », avec des personnalités comme Damia, Fréhel ou Marie Dubas. Elles chantaient dans des cafés-concerts ou des cabarets. Donc des espaces privés. Elles chantaient des sujets relativement réalistes, évoquant la solitude, la drogue, la douleur. Conformément à la stratégie de la reconnaissance, Édith Piaf a imité l’image et la technique vocale de Marie Dubas. Puis, en 1936, elle reprend Les Mômes de la cloche, de Berthe Sylva, mais avec un style différent. Résultat : son style plaît. Et correspond aux besoins des stations de radio de l’époque – Le Poste parisien, Radio Cité ou Radio Paris. Ces dernières rivalisaient pour attirer plus d’auditeurs et se disputaient les
“Pour être une star de la chanson française, le public doit pouvoir s’identifier à l’artiste, se sentir proche d’elle ou de lui”
personnalités de l’époque, dont Piaf. Poussée par ses imprésarios, Louis Leplée et Jacques Canetti – par ailleurs directeur de Radio Cité –, elle a donc fait carrière sur les ondes en débutant, en 1935, dans l’émission Le Crochet radiophonique.
De fil en aiguille s’est produit un phénomène de « starisation ». Il s’est d’ailleurs renforcé dans les années 1940, sous l’Occupation. Les radios étaient alors contrôlées par les nazis, qui sélectionnaient les chansons françaises pour déformer la réalité : il fallait donner l’illusion que la France n’était pas occupée. Qu’elle restait la France. D’où l’intérêt pour eux de diffuser les chansons nostalgiques d’Édith Piaf, évoquant le bal musette, l’accordéon, les rues disparues… Sa notoriété et le modèle musical français se sont construits dans ce contexte très politique.
Dans ses morceaux et son parcours, qu’est-ce qui fait d’elle une icône ?
H. C. : Nous en revenons au processus de « mythification ». C’est en paraissant à la fois surhumaine et humaine qu’elle a réussi à bâtir son image. Comme nous le savons, la vie privée d’Édith Piaf est exceptionnelle et particulière. Délaissée à sa naissance, elle a connu la faim, la malnutrition, la maladie, et a subi un grave accident de la route, l’entraînant vers l’alcool et la morphine. Et plusieurs peines de coeur, après la mort de son amant Marcel Cerdan. Cette vie semée d’embûches l’a rapprochée du peuple français, qui pouvait s’identifier à elle, tout en lui conférant un statut de chanteuse hors norme. Et puis elle aurait pu chanter la vie de manière triste et réaliste, comme ses prédécesseures, mais elle a au contraire opté pour la joie et le romantisme à outrance, louant l’amour éternel, déraisonné. Elle a désinhibé la chanson d’amour. Ses chansons incarnent donc aussi le romantisme à la française, autre versant du mythe Piaf.
Sur la scène musicale aujourd’hui – celle d’Aya Nakamura ou de Zaz –, que reste-t-il du modèle Piaf ?
H. C. : Édith Piaf a eu ses héritières, qui ont perpétué son modèle. Parmi elles, Juliette Gréco, Barbara, Françoise Hardy… Toutes ont misé sur les chansons à paroles, aux relents mélancoliques. On y revient : la répétition. Plus récemment, Zaz a aussi ravivé ce modèle et la mémoire de Piaf. Mais d’autres célébrités répètent un modèle plus « américain » : des stars ultra glamour aux shows grandiloquents, comme Céline Dion. Dans le même sillage, Aya Nakamura est une version française de Beyoncé. Une star plutôt jeune, issue d’une minorité afro. Elles partagent néanmoins un point commun avec Édith Piaf : celui de se référer à des symboles des classes populaires qui les rendent proches du grand public. En revanche, grand changement : aujourd’hui, ce ne sont plus la radio ou la télévision, et, par conséquent, les producteurs des médias traditionnels, qui fabriquent les stars. Avec les réseaux sociaux, c’est maintenant l’intelligence collective qui « fait monter » les artistes. À l’heure du « fandom » d’Internet, c’est donc nous, public, qui détectons peut-être les Piaf de demain.
* Heejin Choe est docteure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-VIII.