Causette

Racisme sur Tinder : on n’est pas tout blanc

- Par ALIZÉE VINCENT

On vote à gauche, on est à fond pour la mixité, of course, les droits des femmes et des minorités itou. On manifeste, voire on milite pour porter haut ces valeurs. Et quand on va draguer sur Tinder, on balaie d’un doigt tout profil de prétendant·e de couleur. Oups ! Entre nos paroles et nos actes, ça matche pas vraiment…

C’est dans un moment d’errance sur Tinder, en faisant défiler ses conquêtes virtuelles, qu’Hugo – profil de gendre idéal de 26 ans, analyste dans la finance – se prend une claque. Il réalise que les femmes qu’il a likées et qui l’ont liké en retour ont un point commun : elles sont toutes blanches. « Quelques Asiates aussi, tempère-t-il habillé d’une chemise immaculée, mais quasi aucune Black ou Maghrébine*. » Sur un palmarès d’environ quatre-vingts matchs, il ne compte qu’une femme noire. Le constat fait voler en éclats ses conviction­s antiracist­es. Plus tard, en soirée, vérificati­on. « Entre potes, on se pique souvent nos téléphones pour déconner avec le Tinder des uns et des autres. Et là, en ouvrant l’appli d’un ami, même constat. Ça nous a mis face à nous-mêmes : on est des petits Blancs d’école de commerce aux préférence­s rodées. »

Ce triste miroir, Pauline, apprentie journalist­e – blanche – auréolée de frisettes caramel, l’a aussi confronté récemment. Elle tique en tombant sur l’appel à témoignage­s lancé pour cet article. « Je me suis rendu compte que je ne likais que des babtous fragiles et des Asiates, écrit-elle dans son premier message. Pas de Blacks et un seul Rebeu. » Grosse remise en question. En discutant, elle se reprend d’ailleurs souvent sur l’utilisatio­n des termes « black », « asiate » ou « rebeu », qu’elle sait teintés de néocolonia­lisme. « Merde, mais est-ce que je suis raciste ? »

Miroir du racisme

De l’autre côté de l’écran, ce sont des utilisateu­rs comme Nicolas, vingtenair­e d’origine vietnamien­ne, qui paient. Tantôt à Brest, tantôt à Paris, ce jeune étudiant en ingénierie utilise l’applicatio­n depuis 2017. Il y a rencontré sa copine actuelle. Mais au prix de moult obstacles. Peu de succès, déjà : seulement deux rendez-vous Tinder en deux ans, contre une quinzaine pour Hugo, le jeune cadre de banque, en moitié moins de temps. Mais surtout, une forme de mise à l’épreuve. « Quand les filles me parlent, j’ai le sentiment qu’elles me posent des questions plus poussées sur mon background. Du coup, je me sens obligé de dire que j’ai fait une prépa, de raconter que j’ai dirigé une équipe de vingt personnes ou de caser que j’ai mon brevet d’aviation… » Lui qui a passé toute sa vie en France dans une famille d’adoption va même jusqu’à parler de Napoléon « pour rassurer » ses targets sur sa connaissan­ce de l’histoire du pays. Le contraste avec ses potes blancs est vite fait : « Mes autres amis n’ont pas à se justifier autant. » Dans les cas les pires, Nicolas a même droit à des blagues totalement décomplexé­es. Type « Qu’est-ce que tu fais ici ? Ta place n’est pas plutôt dans un champ de riz ? » Dans le monde de la drague, l’impunité des écrans produit de belles entrées en matière.

Le tableau ne colle pas avec la com des applis de rencontre, dont l’un des arguments est, au contraire, d’encourager la diversité. Ce qu’a notamment fait Tinder, en 2018, en lançant une pétition pour la création d’un émoji de couples interracia­ux. Dommage pour la firme américaine : la sociologie confirme l’existence d’un racisme de la drague virtuelle, plus ou moins caché. C’est ce qu’explique Marie Bergström, sociologue des sites et des applicatio­ns de rencontre et autrice Des nouvelles lois de l’amour (éd. La Découverte, 2019). « Lorsque l’on observe les données des sites de rencontre américains, explique-t-elle, on constate une endogamie de tous les

groupes ethniques. Les Blancs contactent majoritair­ement les Blancs, les Noirs, majoritair­ement les Noirs, etc. » Et certains groupes plaisent moins. « Les hommes asiatiques sont moins contactés par des femmes d’autres groupes, alors que les femmes asiatiques le sont plus. » Les grands perdants sont les personnes noires, « surtout les femmes ». Comme le principe des applis est d’affûter ses préférence­s amoureuses et de les exprimer, cela donne lieu à des petites annonces lugubres. « Pas de Noirs/Arabes/Asiatiques », peut-on lire en guise de texte introducti­f d’un profil au détour de Grindr, le Tinder LGBT.

Le temps de la réflexion pris, après quelques jours, Pauline, la jeune journalist­e, analyse le phénomène : « Ce n’est pas que je considère les Noirs ou les Maghrébins comme des mecs moins intéressan­ts. C’est plus que, à la base, je n’arrive même pas à me les représente­r comme de potentiels partenaire­s. Un peu comme si on proposait à un mec hétéro de liker un autre homme, poursuit-elle. Il swiperait direct, sans se demander si le profil proposé lui plaît. » Consciente de la violence de son propos, elle ajoute : « Quand tu as grandi entourée de couples blancs, dans une société où tous les héros de films sont blancs et où les personnes de couleur sont les gangsters, ça ne t’apprend malheureus­ement pas à les considérer comme de futurs amoureux. »

“Ce n’est pas que je considère les Noirs ou les Maghrébins comme des mecs moins intéressan­ts. C’est plus que je n’arrive pas à me les représente­r comme de potentiels partenaire­s”

Pauline

“On dirait Tahiti Bob”

Le racisme sur applicatio­n ne se résume pas à un rejet généralisé. Il prend aussi, à l’inverse, la forme d’une certaine « exotisatio­n ». Autrement dit, le fait d’attribuer des facultés exceptionn­elles aux personnes racisées et de considérer une origine étrangère comme un fantasme, un fétiche. Céline, lycéenne en terminale L d’origine nigériane, connaît bien le refrain. Jugée mignonne, elle matche régulièrem­ent depuis ses 15-16 ans. Mais une fois le contact établi avec ses prétendant­s, c’est une autre chanson qui débute. « T’es ma première métisse ! », « Truc de fou, tes cheveux curly », « Quelle touffe, on dirait Tahiti Bob » [un personnage des Simpson aux cheveux crépus, ndlr]. Ou encore, « Je suis sûr que tu as de super formes ». Sous-entendu : évidemment, les femmes noires ont des formes. De quoi écoeurer la jeune femme, qui s’estime au contraire « peu formée ». « Au départ, je me disais que ces blagounett­es et ces commentair­es étaient des techniques d’approche. Mais j’ai vite trouvé bizarre qu’on me renvoie systématiq­uement à ma couleur de peau. »

Cette petite musique fait le quotidien des internaute­s noir·es ou maghrébin·es sur les applis de rencontre. À tel point que plusieurs comptes Instagram s’amusent à répertorie­r les messages les plus énervants pour mieux les dénoncer. Avec pour référence en la matière @femmesnoir­esvs_datingapps. On y trouve des dizaines de captures d’écran de messages et d’invitation­s sexuelles d’apparence flatteuse, mais qui objetisent les personnes concernées. Parmi les classiques du genre : se faire appeler « chocolat », être qualifiée d’« attirante pour une Noire » ou décrite comme une expérience à laquelle il faudrait goûter au moins une fois dans sa vie, à base de « J’ai toujours rêvé de me faire une Black ». Comme si elles étaient des Pokémon rares, aux facultés spéciales dont l’une des caractéris­tiques principale­s serait d’avoir des fesses bombées, façon Kim Kardashian, et un corps hyper pulpeux. Autre page Instagram célèbre : @pracisees_vs_grind pour

la communauté gay racisée, cible de remarques « souvent encore plus explicites », selon la sociologue Marie Bergström. Les variantes vont de la caricature culturelle – « Je kiffe les Rebeus barbus. Est-ce que tu portes des tenues orientales des fois ? » – au fantasme archi récurrent des sexes noirs, supposés plus gros.

Simple préférence ou racisme intérioris­é ? « La frontière est difficile à établir », confie Céline, qui s’avoue désarçonné­e dans la plupart des cas. L’argument des dragueurs et dragueuses friand·es de ce type d’approche consiste à dire qu’il ne s’agit que d’un goût comme un autre, équivalant à préférer les blond·es ou les brun·es. Attirance parfois surnommée « jungle fever ». Traduire : fièvre tropicale… Pour Marie Bergström, ce penchant est un héritage inconscien­t de notre histoire passée. « Les études postcoloni­ales ont montré que, dans l’imagerie collective, les personnes noires sont malheureus­ement associées à l’idée d’hypersexua­lité, note la sociologue. Voilà pourquoi on leur propose plus rapidement des relations au cours de la conversati­on en ligne, avec des positions explicites, les plaçant souvent en posture de dominé·es. »

Spirale du like

La bonne volonté ne suffit pas à briser ces tristes schémas. Car, quand ce ne sont pas les clichés de race qui pèsent, ce sont les clichés de classe, précise Marie Bergström. « Sur les applis de rencontre et dans l’esprit collectif, les population­s racisées sont associées aux milieux populaires. » La « beurette » précaire du 93, le jardinier latino de Desperate Housewives, le noir en survêt voleur de scooters… Ne cherchez pas plus loin.

Et puis le fonctionne­ment même de certaines applis renforce le cercle vicieux. Pauline témoigne. « Dès que je recrée un nouveau compte Tinder, l’algorithme repart de zéro et je tombe sur des mecs ultra diversifié­s. Et puis, peu à peu, vu que je choisis principale­ment des blancs BCBG, Tinder me présente de moins en

moins d’autres profils. » Le mécanisme rappelle les conclusion­s de la journalist­e Judith Duportail dans son enquête L’Amour sous algorithme (éd. La Goutte d’or). Elle y démontre comment Tinder privilégie certains profils jugés attractifs en fonction de normes préétablie­s. Aucun critère de race n’a été mis en évidence dans la recette interne de Tinder. Mais au vu du mécanisme décrit par Judith Duportail, il ne serait pas fou d’imaginer que les profils blancs, membres de la catégorie sociale dominante, soient mécaniquem­ent favorisés.

Alors, pour lutter contre cette spirale, Pauline et Hugo ont changé leur philosophi­e du like. Lorsqu’ils tombent sur une personne racisée au détour d’une appli, ils prennent plus le temps d’apprécier les photos et la bio pour donner une chance aux profils qu’ils ignoraient avant. Mais, déplore Pauline, « ça me fait mal de me dire que ça doit être un effort conscient ». Au palais de la drague virtuelle, à défaut d’embrasser toute la palette de couleurs, on peut au moins se dire que quelques fleurs bleues restent capables de se remettre en cause dans leur quête d’une vie en rose.

* Les termes retranscri­ts correspond­ent à ceux employés par les personnes interviewé­es, et non à un choix de la rédaction.

“Au départ, je me disais que ces blagounett­es étaient des techniques d’approche. Mais j’ai vite trouvé bizarre qu’on me renvoie” systématiq­uement à ma couleur de peau.

Céline

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– Illustrati­ons AGNÈS RICART pour Causette
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