Causette

Les fantômes en héritage

- Propos recueillis par LAURENCE GARCIA

Tous les vieux secrets de famille liés au sexe et à la mort laissent des traces émotionnel­les qui peuvent hanter et faire souffrir les génération­s suivantes. La psychanaly­se transgénér­ationnelle parle de fantômes familiaux. Pour Bruno Clavier, psychologu­e clinicien et psychanaly­ste, seule la parole peut nous délivrer de ces fantômes pour « guérir l’autre en soi ». Causette : Selon vous, « tout ce qui n’est pas dit est répété ». Un secret de famille se répète forcément d’une génération à l’autre ?

Bruno Clavier : C’est plutôt la douleur liée à un non-dit de famille, ce qu’on appelle les arrière-plans secrets, qui peut se répéter inconsciem­ment dans les génération­s suivantes. Dans mon cabinet, de nombreux patients souffrent d’enchaîner toujours les mêmes histoires traumatisa­ntes, comme des fausses couches inexpliqué­es ou des accidents graves de voiture. Au début, on met ça sur le compte du hasard ou du pas de chance. En explorant son arbre généalogiq­ue, une jeune femme, qui en est à sa deuxième fausse couche, va découvrir que sa grand-mère a subi deux interrupti­ons volontaire­s de grossesse au même âge. Les fantômes récurrents les plus douloureux sont liés aux morts d’enfants. À tous ces patients, je leur dis : « C’est le problème d’un autre, pas le vôtre. Ce qui résiste en vous est en fait ce qui ne vous appartient pas. »

Cet autre, c’est l’ancêtre, ce fameux fantôme transgénér­ationnel. Rien à voir avec les apparition­s des films d’horreur ?!

B. C. : Ce genre de revenants, c’est bon pour le cinéma. Ce concept de fantôme transgénér­ationnel a été inventé, dans les années 1970, par le psychanaly­ste Nicolas Abraham et sa compagne Maria Török, qui l’ont défini comme la trace du secret inavouable d’un ancêtre qui se manifeste dans l’inconscien­t d’un descendant, à travers des paroles bizarres, des symptômes phobiques et obsessionn­els. Comme si le descendant était hanté par quelqu’un d’autre. Plus récemment, le psychanaly­ste Didier Dumas, avec lequel j’ai travaillé, en parlait comme d’un non-dit ancestral. Pour résumer, le « fantôme familial » est la trace émotionnel­le d’un traumatism­e qui n’a pas pu être réglé dans le passé. On ne résoudra jamais ce drame, mais c’est au descendant de « digérer » cette émotion, qui peut se signaler par des angoisses inexplicab­les, de la culpabilit­é ou des comporteme­nts addictifs.

Vous comparez le fantôme familial à une « grenade dégoupillé­e » pour les génération­s suivantes…

B. C. : Tant que ce trauma du passé n’a pas été verbalisé, il continuera silencieus­ement à faire du mal. Freud parlait de névrose de destinée. Cette mémoire de la douleur remonte souvent à la quatrième génération, celle des arrière-arrièregra­nds-parents, dans des familles où il y avait notamment beaucoup de secrets liés à la guerre. Comme l’ont prouvé les récentes découverte­s en épigénétiq­ue 1, on hérite des gènes, mais aussi des affects de nos ancêtres. On l’oublie trop souvent dans notre culture occidental­e, mais chaque personne est la somme de ses traumas personnels et ceux de ses aïeux, il faut traiter les deux. En thérapie, on tente de guérir l’autre en soi en cherchant qui est cet autre !

Autrement dit, montre-moi ton arbre généalogiq­ue et je te dirai ce qui ne va pas ?

B. C. : Ce n’est pas aussi simple. Ce travail de généalogie doit être accompagné d’un travail analytique ou de psychothér­apie. Après quinze ans de pratique, j’identifie le fantôme d’un patient dans son arbre généalogiq­ue à travers des bizarrerie­s dans l’État civil, ce que j’appelle les signifiant­s. Par exemple, derrière la date de conception d’un enfant qui précède celle du mariage (ce qui ne se faisait pas à une certaine époque) se cache peut-être le secret d’un adultère. Je me souviens d’une patiente qui avait développé une psychose à chacune de ses grossesses. En étudiant sa généalogie, j’ai découvert que son grand-père était en fait le fils caché de la soeur de la femme qui l’a élevé et qu’il a toujours pensé être sa mère biologique. Cette patiente porte en elle ce fardeau en refoulant sa propre maternité, comme si elle était honteuse. Quand on débusque le fantôme, on arrête les répétition­s et on reprend sa vie en main. On n’est pas otage à vie de ses fantômes, mais le travail peut être long.

Vous travaillez beaucoup avec les enfants atteints de symptômes psychiques graves. Les enfants seraient-ils plus « hantés » par ces fantômes de famille ?

B. C. : Comme disait Françoise Dolto, les enfants sont télépathes et captent, sans les comprendre, des messages du passé, qu’ils expriment dans leurs dessins ou leurs cauchemars. Cette capacité télépathiq­ue, liée aux « neurones miroirs » 2, se dissipe à la fin de l’OEdipe, vers l’âge de 7 ans. Je me souviens d’un petit garçon qui parlait avec une voix aiguë en portant ses mains au cou. Il ne mangeait jamais de nourriture en morceau, tout devait être mouliné en purée. Avec sa mère, on a découvert qu’une arrière-grand-mère s’était pendue. On en a parlé avec le jeune garçon et en une séance, ses symptômes se sont arrêtés. Les enfants sont prêts à entendre énormément de choses du moment qu’on les leur explique.

Il y a aussi le cas d’une petite fille qui faisait des crises de somnambuli­sme toutes les nuits. Elle montait sur les toits de la maison et allait se promener au bord de la piscine. Ses parents l’ont filmée. Sur la vidéo, on la voyait prendre différente­s postures, elle marchait en se courbant comme une vieille dame ou imitait une mère qui berçait un bébé. Elle rejouait des scènes. Dans la généalogie des parents, j’ai découvert l’histoire d’un enfant noyé. Ils lui en ont parlé et, depuis, leur fille n’est plus somnambule.

Vous dites que les fantômes familiaux racontent surtout des vieilles histoires d’oppression des femmes. Expliquez-nous…

B. C. : Dans les anciennes génération­s, beaucoup de femmes

ont subi leur couple, car elles n’avaient pas d’indépendan­ce financière et, comme le répétait l’Église, on ne se mariait pas uniquement par amour. Mais ça ne se disait pas. À cet interdit de parler de sexualité s’ajoutait l’interdit de jouir. J’ai reçu récemment une jeune femme qui veut un enfant, mais qui n’arrive pas à se « fixer » avec un homme. En réalité, la souffrance de ses aïeules, mariées à des hommes qu’elles aimaient peu, lui a été transmise à travers cette injonction inconscien­te : ne pas se stabiliser avec un homme ni avoir des enfants de lui. C’est ce que j’appelle le fantôme du prince charmant, qui est toujours d’actualité. Il y a aussi une dimension transgénér­ationnelle dans les violences sexuelles. Je me souviens d’une patiente qui a été violée à l’âge de 18 ans et qui n’en a jamais parlé à sa fille, ce qui peut se comprendre. Sauf que le fantôme de ce traumatism­e peut réveiller des douleurs chez sa fille, au même âge comme une horloge. Même si les sujets semblent tabous, il est important de se parler en famille ou d’avoir recours à un tiers neutre.

Ce sont toujours des fantômes morbides ! Où sont les joyeux fantômes ?

B. C. : Les gentils fantômes, on les appelle les transmissi­ons positives, et rassurez-vous, elles sont majoritair­es, sinon on ne serait pas vivants ! Dans la plupart des familles, on dit fièrement d’un enfant qu’il a hérité du courage d’untel ou de l’intelligen­ce d’unetelle. On a tous un héritage positif, je m’occupe des casseroles qui vont avec ! U

1. L’épigénétiq­ue est la discipline de la biologie qui étudie les influences de l’environnem­ent cellulaire ou physiologi­que sur l’expression de nos gènes. En opposition à la génétique, cette science cherche à comprendre une hérédité non codée dans l’ADN.

2. « Les neurones miroirs constituen­t une classe particuliè­re de neurones corticaux, qui s’activent lorsqu’un individu exécute une action, mais, également, lorsqu’il observe un autre individu en train d’exécuter la même action. »

(D’un miroir l’autre. Fonction posturale et neurones miroirs, d’André Guillain et René Pry)

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