Causette

Bern et Deutsch

Les fous de rois

- Propos recueillis par MARION ROUSSET – Montage photos MANON WEISER pour Causette

Causette : Cela vous pose-t-il un problème que deux royalistes réalisent une émission sur la Révolution française ?

Guillaume Mazeau : Ce qui me gêne, c’est surtout que ce point de vue n’est jamais explicité, alors qu’il a des effets très lourds sur la manière de relater les événements. Dans l’émission Laissezvou­s guider. Au coeur de la Révolution française, celle- ci est vue à travers Louis XVI et Marie-Antoinette. Comme si découvrir le Paris de la Révolution, c’était d’abord partir sur les traces de la reine et du roi. Ils écrasent le propos. Quand Lorànt Deutsch met en scène une rencontre avec des touristes sur un Bateau-Mouche qui file le long du canal Saint-Martin, c’est pour suivre le couple jusqu’à la prison du Temple où il fut enfermé. Le registre mobilisé relève du tragique : dans la tradition de la mémoire royaliste, l’émission raconte que Marie-Antoinette est l’objet des « haines » du peuple. Elle rappelle que celle-ci a été attaquée en tant que « mauvaise mère » et séparée de Louis XVI, pour mieux transforme­r le couple royal en une famille brisée…

Ce motif, on le retrouve dès la fin du XVIIIe siècle dans de très nombreux tableaux qui visent à apitoyer les gens et à les monter contre les méchants révolution­naires. On oublie, à dessein, de préciser que cette séparation était en fait une mesure de sûreté parfaiteme­nt logique dans la perspectiv­e du procès du roi. Et, au moment d’évoquer le procès de Marie-Antoinette à la Concierger­ie, Stéphane Bern laisse entendre que la reine a été accusée à tort de haute trahison : elle n’aurait fait qu’écrire à son frère, l’empereur d’Autriche, et le Tribunal révolution­naire se serait saisi d’une correspond­ance familiale pour l’inculper. C’est un mensonge pur et simple. La reine a pris contact avec les monarchies espagnoles, autrichien­nes et prussienne­s, auxquelles elle a demandé d’envahir la France afin que les armées étrangères rétablisse­nt la monarchie. Laissez-vous guider parle de la Terreur, du procès de Louis XVI, de la chute de la monarchie… Il en ressort une vision très négative de la Révolution, présentée comme un moment de déchéance.

Qu’est-ce que l’émission cache aux téléspecta­teurs ?

G. M. : Le peuple est absent. À la prison du Temple, Bern et Deutsch ne parlent que des conditions de détention épouvantab­les de la famille royale, alors que plus de 4 000 personnes y ont été jugées et que leur situation n’était pas meilleure. Lorsqu’on m’a confié la tâche de repenser le parcours scénograph­ique de la Concierger­ie, j’ai travaillé à un dispositif multimédia qui permet de consulter les dossiers numérisés d’une cinquantai­ne de prévenus anonymes, de découvrir leur identité, leur profession, leur motif d’inculpatio­n, la décision du tribunal. Là, tout tourne autour du couple royal, quels que soient les lieux visités : la Bastille ou le Temple, la Concierger­ie ou l’Assemblée nationale, le Palais-Royal ou la Concorde. Cette place publique, on ne s’y arrête que pour parler de la guillotine. Elle a pourtant abrité les massacres des premiers manifestan­ts, massacres qui ont mis le feu aux poudres. C’était aussi un lieu de fête et l’endroit où les femmes se rassemblai­ent pour aller à Versailles.

Tout ce qui montre que la Révolution a aussi été un moment populaire, une source d’émancipati­on, est passé sous silence. C’est tout de même à l’Assemblée nationale qu’a été aboli l’esclavage, le 4 février 1794 ! Mais l’émission ne dit pas un mot là-dessus.

Les femmes sont souvent oubliées de l’histoire officielle…

G. M. : À la fois élitiste et viriliste, la vision de Stéphane Bern et Lorànt Deutsch ne déroge pas à la règle. La

seule femme qui est citée, c’est MarieAntoi­nette. Ils auraient pu tourner dans la Halle au Blé, qui existe toujours, pour raconter l’histoire de Louise Reine Audu, surnommée la « Reine des Halles », faire visiter la maison des révolution­naires Pauline Léon ou Claire Lacombe, indiquer comment Marie Charpentie­r a aidé à prendre la Bastille… On a l’embarras du choix ! Bref, tout ceci dessine une émission sans le peuple, sans les colonies, sans les femmes.

Un imaginaire très sélectif qui prend les gens pour des idiots. Reprendre ainsi tous les clichés les plus éculés, c’est faire le choix de la facilité. Les téléspecta­teurs sont tout à fait capables de comprendre que la Révolution a été un moment compliqué, qui mêle la puissance de l’espérance et la violence du conflit.

Secrets d’histoire, l’émission de Stéphane Bern, passera sur France 3 à la rentrée, avec plus de numéros en prime time. N’est-ce pas lui donner beaucoup de place ?

G. M. : Je ne reproche pas à Stéphane Bern d’être royaliste, c’est son opinion. Le problème, c’est que l’audiovisue­l public donne un quasi- monopole à cette vision. Secrets d’histoire est devenu une émission qui laisse croire que l’Histoire est faite par une petite poignée de privilégié­s, les princes et les princesses en particulie­r. Le service public se défend en prétendant que les téléspecta­teurs n’attendent que ça. Qu’ils vont adorer regarder des princes et des princesses comme ils aiment feuilleter les pages de Voici. Ce choix témoigne d’un vrai mépris social et d’une régression : une émission comme La Caméra explore le temps prenait beaucoup moins les gens pour des imbéciles.

1. Guillaume Mazeau, maître de conférence­s en histoire à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, est commissair­e d’exposition­s et conseiller historique pour le théâtre et la télévision. Il a repensé le parcours de la Concierger­ie sur l’île de la Cité à Paris et a expertisé le projet d’un parcours permanent lié à la Révolution française, dans les rues de la capitale.

2. Date de la première abolition, l’esclavage ayant été rétabli par Napoléon en 1802 et aboli définitive­ment le 27 avril 1848.

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