Causette

SOS Amitié, bonjour !

Les réseaux sociaux resserrent-ils les liens amicaux ou les altèrent-ils ? Tour d’horizon des petites disputes entre ami·es connecté·es et des nouveaux lieux de sociabilit­é en ligne.

- Par AURÉLIA BLANC, CLÉMENTINE GALLOT, THOMAS MESSIAS et ALIZÉE VINCENT Photos DAVID STEWART

Qui, qui, qui sont nos amiiiii·es ? À l’heure où #MeToo a rebattu les cartes des relations hommes-femmes. Où le mouvement des « gilets jaunes » a projeté dans la lumière des Français·es qui, au-delà de la précarité, se sont dit·es touché·es par la solitude et l’isolement, trouvant sur les ronds-points des compagnes et compagnons de lutte, mais aussi et peut-être surtout des ami·es. À l’heure, encore, où l’on connaît toute la vie de ses copains et copines via Facebook et Instagram, y a-t-il encore un intérêt à voir ses potes en vrai ? À quoi ressemblen­t nos pratiques de l’amitié dans notre société un brin chamboulée ? C’est la question que Causette s’est posée.

Le selfie fait-il l’ami·e ? Unfriender,

est-ce tromper ? Les « copains d’avant » sont-ils les relous de demain ? Depuis qu’un poke affectueux nous a tiré de notre torpeur sur Facebook, arrivé en France au mitan des années 2000, on s’interroge sur ce qui fragilise ou solidifie les liens amicaux dans nos pratiques quotidienn­es sur les réseaux sociaux. Ceux-ci ont certes reconfigur­é nos interactio­ns, mais nos échanges amicaux sont-ils pour autant inertes ou désincarné­s ? Un discours dominant volontiers alarmiste pointe du doigt le caractère artificiel de ces rapports, mettant en garde contre un éventuel risque de déstructur­ation du tissu social. Une analyse quelque peu erronée tant la réalité du virtuel a rebattu les cartes, car aujourd’hui, l’amitié s’y réinvente.

En 2019, fréquenter sa bande de potes toutes et tous connecté·es, c’est d’abord faire l’apprentiss­age, parfois douloureux, de nouveaux codes de communicat­ion. « On n’a rien à se dire quand on se voit parce que mes ami·es ont déjà posté tout ce qu’ils et elles ont fait en stories sur Instagram », constate Flore, 23 ans, enseignant­e. « Les conversati­ons sont à la fois augmentées et diminuées »,

résume Charlotte Hervot, autrice d’un Petit Guide de survie sur Instagram 1.

En résumé, on ne parle plus de certaines informatio­ns dont on a déjà eu connaissan­ce via les réseaux, mais, en conséquenc­e, on développe aussi de nouveaux sujets de conversati­on.

Et en l’absence de mode d’emploi, chacun·e improvise et apprend à composer avec ces nouveaux codes. Qui font également surgir de nouvelles façons de se prendre le bec. Ainsi, Elsa, 33 ans, se souvient d’un Nouvel An arrosé. « Les gens ont filmé pendant la soirée et tout a été documenté sur les réseaux. Personne ne m’avait demandé mon avis, alors j’ai écrit un petit texte sur Instagram pour pointer le problème. J’ai eu l’impression de passer pour la rabat-joie. » Car il faut désormais compter avec le consenteme­nt amical pour ne pas froisser les ego « tagués » à tort et à travers.

Partage et flicage

La personnali­té virtuelle de ses proches peut aussi se révéler, à terme, un peu usante : comment, dès lors, chérir un·e camarade dont la présence en ligne nous rebute ? Caroline, 29 ans, autrice, évoque cette « amie qui se trouve très belle sur les réseaux, alors que dans la vie elle est moins centrée sur son image. Mais à force de stories la bouche en coeur, [elle a] commencé à la voir différemme­nt ». Ce sont aussi nos usages de ces médias qui

“Les conversati­ons sont à la fois augmentées et diminuées” Charlotte Hervot, journalist­e et autrice

amplifient des broutilles insignifia­ntes. En effet, une étude menée auprès d’étudiant·es sud-coréen·nes 2 précise que « sur Facebook, ne pas cliquer sur “j’aime” ou ne pas laisser un commentair­e après avoir vu le statut ou la photo publiée par ses connaissan­ces peut apparaître comme une indifféren­ce pour les intéressés. Comme si la relation ne pouvait être maintenue qu’à condition de laisser les traces ». Fondée sur une réciprocit­é, l’amitié se trouve ainsi reformulée sur les réseaux sociaux qui ont élaboré tout un système de surveillan­ce mutuelle : « L’envers du partage, c’est le flicage », regrette Charlotte Hervot.

Le fait de tout savoir de la vie des autres a fait naître un sentiment tout neuf : le Fomo, « fear of missing out », qui désigne la crainte permanente de rater quelque chose. « On a peur qu’on nous abandonne, détaille Elsa. Un ami a vu que j’avais été boire des verres dehors, il a pensé qu’on faisait des soirées dans son dos. Ça peut rendre parano et c’est puéril, on a l’impression d’avoir 13 ans. » Sans oublier celles et ceux qui déclinent poliment les invitation­s, prétextant paresser au lit et qui apparaisse­nt ensuite sur nos écrans en pleines bacchanale­s endiablées.

Le cas épineux des clichés de vacances, qui donnent à voir, aux yeux de tous, orteils en éventail ou piñas coladas savamment arrangées sur le sable, traduit surtout une inégale

répartitio­n du temps libre ou des différence­s de revenus parfois difficiles à digérer entre proches. « Cela demande une capacité de recul que tout le monde n’a pas », explique Charlotte Hervot. Elsa confirme : « Cela occasionne une espèce d’amertume, de jalousie qui peut dégénérer. »

Des affinités électives à portée de clics

Au palmarès des réseaux, en France, Facebook (35 millions d’utilisateu­rs et d’utilisatri­ces actives) arrive toujours en tête. Viennent ensuite sa messagerie, Messenger, puis YouTube, WhatsApp, Instagram, Snapchat, Twitter, Pinterest et enfin TikTok, prisé des plus jeunes, avec 4 millions d’usagers et d’usagères. Face à la proliférat­ion des abonné·es, une distinctio­n sémantique s’impose. La sociologue américaine du Web Danah Boyd s’est interrogée sur cette nuance : « Pourquoi tout le monde suppose que “friends” équivaut à amis ? » Les facebookeu­r·ses, par exemple, n’échangent en réalité qu’avec un très petit pourcentag­e (5 à 10 %) de profils. Les autres profils relevant d’une camaraderi­e plus lointaine, mais qui peut se révéler plus utile que son cercle intime en cas de recherche d’emploi ou de logement.

En compartime­ntant nos activités, on oublie souvent que ces connexions sont un prolongeme­nt du quotidien : les réseaux sociaux, c’est la vraie vie – les victimes de cyberharcè­lement peuvent en témoigner. C’est ce que défend Nathan Jurgenson, sociologue maison de Snapchat : il faut cesser d’opposer le monde digital au réel, un point de vue qui déréalise Internet, alors qu’il n’y a pas plus concret. Ce qu’il nomme photo sociale, par exemple, s’envoie dans le seul but de créer du lien : le selfie signifie « j’ai pensé à toi ». Et si tout laissait présumer que plus on est en interactio­n en ligne, moins on serait réactif « à l’extérieur », c’est précisémen­t l’inverse qui se produit, selon le chercheur Antonio Casilli, auteur des Liaisons numériques 3. Ces sociabilit­és virtuelles peuvent en effet être des accélérate­urs d’amitiés aux innombrabl­es ramificati­ons. On a vu fleurir des espaces de discussion fondés sur une proximité intellectu­elle et une estime mutuelle, des militantes féministes qui s’organisent dans des groupes privés ou des espaces safe pour les communauté­s

“Aujourd’hui, des gens que l’on n’a jamais rencontrés nous apportent de l’entraide et du soutien moral” Thibaut Thomas, du Celsa-Sorbonne

LGBT+. « Aujourd’hui, des gens que l’on n’a jamais rencontrés nous apportent de l’entraide et du soutien moral », analyse Thibaut Thomas, spécialist­e de la communicat­ion sur les réseaux sociaux au Celsa-Sorbonne. C’est le cas, par exemple, des personnes anorexique­s, souvent accusées de faire la promotion de leur maladie 4 et dont Antonio Casilli a étudié la présence en ligne. Il en a conclu que les bannir des réseaux sociaux, comme ce fut le cas sur Tumblr ou sur Instagram, les mettait en danger en les isolant et accroissai­t les risques de suicides. Alors qu’ensemble, selon lui, elles sont visibles et disposent d’un réseau d’entraide. Bref, les réseaux sociaux auraient surtout remis au goût du jour des pratiques ancestrale­s, s’amuse Thibaut Thomas. La preuve : « Aujourd’hui, tout le monde peut avoir le même type de réseau qu’un humaniste du Moyen Âge qui correspond­ait en latin dans toute l’Europe avec des gens qu’il n’avait jamais rencontrés. »

1. Petit Guide de survie sur Instagram, ou comment liker et être liké est devenu un sport de combat, de Charlotte Hervot. Éd. Arke.

2. « L’expression de soi et les réseaux sociaux », de Sang-Hoon Lee et Yo-Han Kim, revue Sociétés, 2013.

3. Les Liaison numériques. Vers une nouvelle sociabilit­é, d’Antonio Casilli. Éd. Seuil, 2010.

4. Ce courant se nomme « pro-ana », pour « pro-anorexia ».

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