Causette

Clarisse Agbegnenou

À seulement 27 ans, elle comptabili­se quatre titres de championne du monde, trois d’Europe et une médaille d’argent aux JO de Rio. L’été prochain, au Japon, c’est l’or qu’elle vise. Clarisse Agbegnenou est la judoka française la plus titrée de l’histoire.

- Par ALEXANDRE DUYCK – Photos MARGUERITE BORNHAUSER pour Causette

L’or de gloire ?

Clarisse Agbegnenou montre une photo : « Tu vois, ce sont toutes mes médailles, bien rangées. Celle d’argent aux JO de Rio en 2016, elle est cachée derrière les autres, on ne la voit pas. » On se dit : « Quand même, une médaille d’argent aux jeux Olympiques ! » Elle soupire, presque honteuse. Nadia Benabdelou­ahed, son agent, se souvient de Clarisse en larmes sur le podium au Brésil : « Elle était inconsolab­le. Seul l’or l’intéressai­t. C’est normal pour une compétitri­ce comme elle. » Mais il y eut trop de stress, trop de pression sur les épaules de celle dont tout le monde disait qu’elle ne pouvait pas perdre. L’argent donc, comme une rayure, une faute sur un CV impression­nant, celui de la judoka française la plus titrée de l’histoire à seulement 27 ans. Quatre fois championne du monde (dont le dernier titre raflé récemment à Tokyo, au Japon, en septembre), trois fois d’Europe. Et cette médaille d’argent aux JO de Rio qu’elle entend bien remplacer, l’été prochain, par l’or. L’or qu’elle veut rapporter du Japon où se dérouleron­t les jeux Olympiques, du 24 juillet au 9 août 2020. Quatre ans qu’elle s’entraîne jour après jour avec ce seul objectif, cette obsession.

À l’origine de ce palmarès exceptionn­el, on trouve une directrice d’école. Clarisse est une petite fille qui aime bien se battre, particuliè­rement contre les garçons. Son père, Victor, chercheur en biotechnol­ogie, se souvient : « Elle faisait de la danse et de l’athlétisme, mais la directrice a jugé que ce n’était pas suffisant, elle a demandé qu’on l’inscrive à un sport de combat pour canaliser son énergie. » Ce sera le judo. La petite fille se révèle surdouée. Les ceintures s’enchaînent, les premiers combats sont trop facilement gagnés. À 14 ans, Clarisse quitte la région parisienne et part en sport-études à Orléans (Loiret). « Au début, c’était vraiment dur. J’étais une gamine. J’ai eu mes règles, ma mère n’était pas là, je me demandais si je pouvais en parler au prof… J’avais ma mère au téléphone tous les soirs, je lui disais que je n’allais jamais y arriver, mais finalement j’ai adoré mes trois ans là-bas. On s’endormait la lumière allumée en discutant entre copines. »

“C’est une nature volcanique, colérique, mais toujours à l’écoute” Ahcène Goudjil, ancien entraîneur

“Un diamant brut”

Elle revient ensuite en région parisienne, s’entraîne à Argenteuil (Vald’Oise), puis à l’Insep, l’Institut national du sport, situé dans le bois de Vincennes, qui forme l’élite des sportifs français. Ahcène Goudjil a compté parmi ses premiers entraîneur­s : « Cette fille est incroyable, c’est un diamant brut, et modeste en plus. En humilité, je lui mets 9,5/10. Mais il faut dire qu’elle a des parents exceptionn­els. Elle faisait des heures de transports en

commun pour venir s’entraîner à Argenteuil alors qu’elle était déjà championne d’Europe. Elle conseillai­t les plus jeunes, s’entraînait avec eux. » Elle combat alors régulièrem­ent contre des garçons, chose exceptionn­elle puisque le judo n’est pas un sport mixte en compétitio­n. Elle les bat si souvent que les garçons demandent la fin de l’expérience… « C’est une nature volcanique, colérique, mais toujours à l’écoute. Elle sait ce qui est bon pour elle. » Larbi Benboudaou­d, son entraîneur actuel à l’Insep, a été champion du monde en 1999 et vice-champion olympique en 2000. « On en voit beaucoup des jeunes très doués. Mais Clarisse… Elle possède une personnali­té, une motivation hors du commun. Surtout, elle a su garder la notion de plaisir malgré les efforts et les sacrifices consentis. Elle fonctionne beaucoup au plaisir. »

Jeunesse, amis, amours…

Quant aux sacrifices, Clarisse ne les a pas oubliés. Elle les énonce gravement, assise au bord du tapis de judo, juste avant que l’entraîneme­nt ne commence : « On sacrifie beaucoup pour en arriver là. Notre jeunesse, nos amis, parfois nos histoires d’amour. On se prive de ce que l’on aimerait manger. On sort peu. Je ne sais pas combien d’anniversai­res, de mariages j’ai ratés à cause des compétitio­ns et des entraîneme­nts. » Elle n’a jamais réussi à réaliser son rêve, assister à un concert de Beyoncé au Stade de France. De leurs quatre enfants, ses parents assurent qu’elle a toujours été celle qui a maintenu le plus fortement le lien avec le Togo, leur pays d’origine. À 12 ou 13 ans, elle y est allée toute seule pour y être accueillie par la famille. Mais quand elle a eu 14 ans, les stages d’été de judo ont commencé. Finies les vacances du côté de Lomé. Elle ne pourra y retourner que dix ans plus tard… « Tu sacrifies aussi une grande partie de ta vie de femme, reprend-elle. Tu peux avoir un désir d’enfant, mais tu ne peux pas à cause des compétitio­ns, de ta carrière d’athlète. Tu dois attendre. »

D’où lui viennent cette force, cette énergie, cette envie de « détruire, détruire » qu’elle décrit elle-même dès qu’elle s’approche d’un tatami et que commence une compétitio­n ? On s’en voudrait de faire de la psychologi­e de comptoir. Mais, quand même… De sa naissance ? Clarisse Agbegnenou l’évoque elle-même. Elle naît à l’hôpital de Rennes (Ille-et-Vilaine) le 25 octobre 1992, en même temps que son frère jumeau. Mais les deux bébés sont en avance, très en avance : leur mère n’en est qu’à sept mois de grossesse. Si la naissance, deux mois avant le terme, de son frère Aurélien se passe sans encombre, il n’en va pas de même pour Clarisse, qui ne pèse que 1,100 kilo et souffre d’une malformati­on du rein gauche. Elle ne pleure ni ne crie. Réanimée, elle est opérée d’urgence. Elle tombe dans le coma pendant une semaine. « Puis je me suis réveillée un beau jour ! Le médecin qui m’a opérée a dit, dès ma naissance, que j’étais une battante. Du coup, je pense que si je me suis battue pour vivre, c’est peut-être que je dois me battre pour exister. » Son père ajoute : « Cette dame est revenue de loin, elle est revenue du pire. Elle vit la vie telle qu’elle l’a retrouvée quand elle s’est réveillée et plus rien ne peut lui faire peur depuis ce jour. »

En février 2019, Clarisse Agbegnenou est retournée au CHU de Rennes, en compagnie de son frère jumeau et de leur mère. Elle y a retrouvé les personnels soignants qui ont contribué, en 1992, à lui sauver la vie. La jeune femme s’est engagée auprès de l’associatio­n SOS Préma*, dont elle est devenue la marraine. « Je vais rencontrer les parents et les personnels soignants. Et je dis aux parents qu’il ne faut pas s’inquiéter : ce n’est pas parce qu’on est né grand préma que l’on ne peut pas devenir quelqu’un de fort ! »

“Elle a su garder la notion de plaisir malgré les efforts et les sacrifices consentis” Larbi Benboudaou­d, son entraîneur actuel

Promouvoir l’égalité

Clarisse s’est engagée pour une autre cause, la place des femmes dans le sport de haut niveau. Le 24 janvier, elle a été la marraine de la Journée internatio­nale du sport féminin, événement destiné à pousser les femmes à prendre toute leur place dans toutes les discipline­s. Et à promouvoir plus de mixité à la télévision, avec plus de rediffusio­ns d’événements féminins. En 2016, dernière année olympique, le sport féminin n’a représenté qu’entre 16 et 20 % du volume horaire de retransmis­sions sportives à la télévision française, toutes chaînes confondues. C’est vrai, le judo, assure-t-elle, n’est pas le plus machiste des univers sportifs : les primes attribuées sont les mêmes en cas de victoire pour les femmes et pour les hommes. Et si sa notoriété est bien moindre que celle d’un Teddy Riner, star médiatique du sport français s’il en est, elle ne s’en plaint pas. Pour deux raisons : parce que Riner est son ami et parce qu’il possède un palmarès inégalé (dix titres de champion du monde et deux médailles d’or olympiques). Mais, pourtant : « Nous, les femmes, on

est souvent rabaissées dans le monde du sport alors que nous sommes parfois plus fortes que les hommes. Déjà, on donne la vie, sans nous, il n’y aurait pas d’humanité… On est égales à eux, j’aimerais prendre ma petite part dans cette prise de conscience que les femmes doivent être considérée­s de la même façon. Et si on s’y met toutes, on pourra faire changer les choses. En plus, au judo, ces derniers temps, on ramène plus de médailles que les mecs ! » Elle trouve toutefois que les choses commencent à changer dans le bon sens. Mais elle ajoute : « Je veux redire que force et féminité ne sont pas forcément antagonist­es. Tu as vu mes ongles ? » Ornés d’un joli vernis rose. Tout comme ses cheveux, qu’elle a teints par endroits en un rouge léger. Elle dit qu’elle voudrait qu’on l’appelle « Xena, la guerrière »,

l’héroïne de son enfance, « à la fois féminine et combattant­e ».

Puis éclate de rire encore une fois.

* Sosprema.com

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