Causette

Elizabeth Warren

- Par HÉLÈNE GUINHUT, envoyée spéciale dans l’Iowa

Sur la route de Washington

À 70 ans, Elizabeth Warren compte bien devenir la première présidente des États-Unis. Engagée dans la course pour la primaire démocrate, qui désignera l’été prochain celle ou celui qui affrontera Donald Trump le 3 novembre 2020, cette ancienne enseignant­e est en tête des sondages. Avec un programme progressis­te qui la distingue de ses collègues modéré·es. Nous l’avons suivie sillonnant l’Iowa.

Elizabeth Warren n’a pas le temps pour les interviews. Elle est bien trop occupée à conquérir l’Amérique. Depuis qu’elle a annoncé sa candidatur­e à la présidenti­elle le 31 décembre 2018, elle n’arrête pas. Passer quatre jours à la suivre sur la route de la campagne pour la primaire, de campus universita­ires en petites villes isolées au milieu des champs de maïs, c’est réaliser le marathon dans lequel elle s’est embarquée. En une journée, elle peut enchaîner jusqu’à trois meetings, sans jamais filer entre deux portes pour échapper aux serrages de mains de conclusion. Dans l’Iowa, cet État du Midwest, où les électeurs ouvrent le bal des primaires démocrates le 3 février prochain, la candidate déploie une énergie phénoménal­e pour convaincre.

Certain·es candidat·es, comme Kamala Harris, sont plus à l’aise dans des événements intimistes, où les politiques créent le lien avec les habitant·es autour d’un plateau de cookies. D’autres, comme Bernie Sanders, exercent leur charisme lors de meetings surdimensi­onnés avec des guest stars en pagaille. Sur la gigantesqu­e scène du centre des congrès de Des Moines, face à la crème du Parti démocrate, comme dans le petit gymnase d’une école primaire rurale, Elizabeth Warren sait faire le show, ses idées progressis­tes en guise de refrain. « Je l’ai vue dans les sous-sols de petites églises et dans des gymnases bondés : elle est constante. Elle ne perd jamais de vue les citoyens », a déclaré l’élue Ayanna Pressley, en apportant officielle­ment son soutien à la sénatrice du Massachuse­tts.

Un discours de présidente

Il faut dire que ses meetings sont extrêmemen­t bien rodés. Son entrée sur scène au son du tube de Dolly Parton, 9 to 5, son histoire, son programme, les questions, les photos, tout s’enchaîne sans un couac. On sort de là sans savoir si on a assisté à un one-woman-show, un cours d’économie ou un discours de présidente. Sans doute les trois, et c’est ce qui fait sa force. À plusieurs mois des présidenti­elles, ceux qui viennent l’écouter pour la première fois ne la connaissen­t pas toujours. Alors la sénatrice se présente, déroulant un storytelli­ng léché entrecoupé de blagues maintes fois répétées.

C’est l’histoire d’une petite fille de la classe moyenne, qui alignait ses poupées pour jouer à la maîtresse et qui a vu son père se faire licencier, sa mère pleurer à l’idée de perdre la maison, puis enfiler une robe et des talons pour postuler à un emploi au salaire minimum, sauvant ainsi toute sa famille de la précarité. En bonne féministe, Elizabeth Warren ne croit pas au conte de fées et son récit n’est pas celui de la fille d’ouvrier magiquemen­t devenue future présidente. « Mon histoire a ses rebondisse­ments et ses virages », répète-t-elle. Après avoir obtenu une bourse pour l’université, elle a tout plaqué pour vivre l’amour. Elle a finalement repris ses études quelque temps plus tard et décroché un poste d’enseignant­e, puis est tombée enceinte et a été priée de partir. Comme le dit très bien une de ses répliques devenue culte au point de figurer sur des mugs et des tote bags : « Neverthele­ss, she persisted » (« Malgré tout, elle a persisté »). Diplômée en droit, elle finira par reprendre le chemin de l’enseigneme­nt, d’abord auprès d’enfants en situation de handicap, puis à Harvard. Quand elle se raconte, elle prend à témoin le public. Elle veut leur faire passer un message : à l’époque, son parcours n’avait rien de flamboyant, il reflétait juste les opportunit­és qui étaient offertes à la classe moyenne. « Quand j’étais enfant, un emploi à plein temps au salaire minimum suffisait à faire vivre toute une famille, aujourd’hui ce n’est plus le cas et c’est la raison pour laquelle je suis candidate à la présidenti­elle ! » déclame-t-elle sous les applaudiss­ements. Soigneusem­ent, elle élude les détails dérangeant­s de son passé. Comme son adhésion plusieurs années durant au Parti républicai­n. Ou ce dérapage de début de campagne, où elle avait jugé opportun de partager les résultats d’un test ADN censé prouver ses origines amérindien­nes. Cette initiative, pensée pour répondre à Donald Trump qui l’accusait d’avoir menti sur ses origines

“Je l’ai vue dans les sous-sols de petites églises et dans des gymnases bondés : elle est constante. Elle ne perd jamais de vue les citoyens” Ayanna Pressley, démocrate, membre de la Chambre des représenta­nts pour le Massachuse­tts

pour booster sa carrière en se présentant comme issue d’une minorité et la surnommait « Pocahontas », avait profondéme­nt heurté les représenta­nt·es des communauté­s natives.

“Un plan pour tout”

À chaque meeting, elle met l’accent sur sa vocation : l’enseigneme­nt. Tel un cours magistral, elle déroule point par point ses réformes, récapitule les éléments clés et conclut par une synthèse. Son amour de l’enseigneme­nt est tel que la légende voudrait qu’elle ait demandé son actuel mari en mariage après avoir assisté à l’un de ses cours de droit. En campagne, elle espère réveiller la même passion chez ses électeurs et électrices. Son programme se décline en trois parties : « Partie un : combattre de front la corruption. Partie deux : changer notre économie de façon structurel­le. Partie trois : protéger la démocratie. » Pour expliquer avec pédagogie son impôt sur la fortune, mesure phare de sa campagne, elle a trouvé une formule simple et choc : « 2 centimes ». Devant un public studieux, elle explique que sa taxe ne touchera pas celles et ceux qui possèdent moins de 50 millions de dollars [45 millions d’euros, ndlr]. Parce qu’elle sait l’aversion de certain·es pour les chiffres, elle lance une petite blague (« Pfiou, j’en vois qui sont soulagés ici ») et enchaîne en expliquant comment, au-delà de cette somme de 50 millions, chaque dollar supplément­aire sera taxé à hauteur de 2 centimes. Elizabeth Warren se vante d’avoir « un plan pour tout », slogan tourné en dérision par ses opposant·es.

Au fil des mois, elle s’est révélée être une adversaire politique redoutable. Dans une primaire surpeuplée, elle a réussi à se distinguer en inventant la signature de sa campagne : la « selfie line ». Magnifique­ment orchestré, ce ballet consiste à conclure chaque meeting en proposant au public de former une file d’attente pour prendre une photo avec la future présidente. Chacun·e son tour (les personnes en situation de handicap et les enfants d’abord), les fans s’approchent de la scène, tendent leur manteau et sac à dos à une membre de l’équipe, leur smartphone à une autre et montent les marches qui les mènent à leur idole. La photo est prise, le téléphone rendu, le sac récupéré et l’électeur·trice suivant·e entre en scène. On peut sourire de la superficia­lité de l’exercice, qui illustre parfaiteme­nt cette tendance à la « peopolisat­ion » du politique, mais ce serait passer à côté de l’essentiel. Certes, Elizabeth Warren consacre plus de temps à faire des photos ( jusqu’à cinq heures à New York), qu’à répondre aux questions du public (trois par meeting), mais ce rituel est bien plus qu’un photo call. Il donne l’occasion à chaque électeur·trice d’échanger un instant avec la candidate, que ce soit pour poser une question ou partager son histoire.

L’équipe de campagne ne perd rien de ces échanges, puisque tout est filmé ou enregistré. Avec un enthousias­me qui ne peut pas être feint tant l’exercice est long, Elizabeth Warren écoute, réconforte, enlace. Avec les petites filles, elle fait une « pinky promise » (promesse faite en enlaçant le petit doigt) leur jurant qu’une femme fera bientôt son entrée à la Maison-Blanche. « Quand elle fait les photos avec ses supporters, elle est authentiqu­e, elle écoute vraiment, assure Deborah VanderGaas­t, une infirmière croisée au meeting de Davenport. La seconde fois qu’elle m’a vue, elle savait très bien qui j’étais et se souvenait exactement de quoi on avait discuté. Elle prend vraiment le temps de créer un lien avec les gens, elle n’est pas là pour dérouler son discours, exiger nos votes et partir en courant. » Alors que son concurrent Joe Biden a été critiqué pour avoir eu des gestes déplacés avec certaines de ses électrices, Elizabeth Warren maîtrise l’accolade à la perfection. « C’est comme enlacer ma grand-mère, c’est très rassurant, comme si elle tenait profondéme­nt à nous », confie Case Fenner, jeune homme de 17 ans engagé comme bénévole dans la campagne depuis quelques mois. D’après un responsabl­e de l’équipe, cette idée de selfie line n’a été soufflée par aucun conseiller en communicat­ion : « C’est vraiment l’idée d’Elizabeth, elle veut des échanges en tête à tête avec le plus de personnes possible. Au début, de nombreuses personnes de l’équipe se sont dit que ça allait être compliqué, mais elle voulait vraiment le faire et elle va continuer tout au long de la campagne. »

Une popularité de plus en plus grande

“Elle prend vraiment le temps de créer un lien avec les gens, elle n’est pas là pour dérouler son discours, exiger nos votes et partir en courant” Deborah VanderGaas­t, infirmière croisée au meeting de Davenport (Iowa)

Elizabeth Warren ne commente pas les sondages. Ni ceux qui la hissent en tête des candidat·es démocrates, ni ceux qui la donnent perdante face à Donald Trump. Mais elle peut gagner, elle le sait. Avec une équipe de plus d’une centaine de personnes et dix-neuf bureaux de campagne rien qu’à travers l’Iowa, sa campagne est un véritable réacteur. Et quand on discute avec les militant·es qui bataillent chaque jour pour engranger de nouveaux soutiens, leur sérénité est évidente. « Quand je faisais du porte-à-porte au début de l’été, tout le monde ne savait pas qui elle était. Vers la fin du mois d’août, on me répondait : “Ah oui, c’est la femme qui a un plan !” Je ne regarde pas les sondages, car ils ont souvent faux, mais j’ai pu constater que sur le terrain, elle est de plus

en plus connue », observe Nick Pearce, bénévole de 24 ans. « Je n’ai encore jamais frappé à la porte d’un démocrate qui ne l’aime pas. Tout le monde l’apprécie », complète Lisa Garman, elle aussi bénévole dans l’Iowa. Malgré une différence majeure avec son concurrent Bernie Sanders, qui se revendique socialiste quand Elizabeth Warren ne rejette pas le terme de capitalist­e, l’élue du Massachuse­tts a récupéré beaucoup d’anciens soutiens de son adversaire du Vermont. « Bernie Sanders est le plus vieux des candidats et sa crise cardiaque n’était pas bon signe. Désormais, je suis avec Warren », nous assure Robert Luchetta-Stendel, jeune électeur qui espère voir le sénateur du Vermont vice-président.

Après trois ans de vitupérati­ons de Donald Trump, les électeurs et électrices veulent croire dans l’espoir et l’enthousias­me qu’Elizabeth Warren incarne. « Nous allons rêver en grand, nous battre avec force et gagner ! » lance-telle à la fin de chaque meeting, sous les acclamatio­ns du public. Elle en est persuadée : ce qui semble impossible, surtout ce qui semble impossible, est surmontabl­e. C’est même la clé de la réussite. Alors qu’elle promet l’adoption du Green New Deal, la gratuité de l’université, l’assurance maladie pour tous, l’impôt sur la fortune et la hausse du salaire minimum, elle n’a comme épine dans le pied que la frange modérée du Parti démocrate. Les électeur·trices de Joe Biden, Amy Klobuchar ou Pete Buttigieg lèvent les sourcils quand elle déroule son programme utopiste. Mais lors des débats télévisés, les piques de ses concurrent·es ne la déstabilis­ent pas et l’érigent, au contraire, en leader pour le téléspecta­teur·trice indécis·e. Depuis la maladresse de son test ADN, Elizabeth Warren prend soin de ne plus commettre aucune erreur. Une fois son discours récité, elle ne livre rien de sa vie personnell­e. Son mari, Bruce Mann, l’accompagne parfois en meeting, mais fait preuve d’une discrétion exemplaire, se contentant de s’occuper du chien. Son fils Alexander suit aussi sa mère sur la route, serre volontiers la main des journalist­es, mais refuse de répondre à la moindre question. En 2020, Elizabeth Warren sera jugée sur ses idées, et rien d’autre.

“Nous allons rêver en grand, nous battre avec force et gagner !” Elizabeth Warren, sénatrice du Massachuse­tts

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line comme signature de sa campagne. À la fin de chaque meeting, elle invite le public à venir poser avec elle. Comme ici, à Grinnell (Iowa),
le 4 novembre.
Dans une primaire surpeuplée, la candidate se distingue en inventant la selfie line comme signature de sa campagne. À la fin de chaque meeting, elle invite le public à venir poser avec elle. Comme ici, à Grinnell (Iowa), le 4 novembre.
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grévistes à Chicago. La candidate promet une dotation de 800 milliards de dollars pour les écoles publiques et l’annulation de toutes les dettes liées
aux prêts étudiants.
Le 22 octobre dernier, Elizabeth Warren s’est jointe aux enseignant·es grévistes à Chicago. La candidate promet une dotation de 800 milliards de dollars pour les écoles publiques et l’annulation de toutes les dettes liées aux prêts étudiants.

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