Causette

Gail Bradbrook

- Par THOMAS ABGRALL

Une désobéissa­nte très civile

Gail Bradbrook a cofondé Extinction Rebellion et mène de spectacula­ires actions de désobéissa­nce civile au Royaume-Uni pour alerter sur l’urgence climatique. Causette l’a rencontrée chez elle, à Stroud. En 2020, elle entend donner un nouveau souffle au mouvement, alors que l’environnem­ent est devenu une des priorités pour les Britanniqu­es.

Elle s’excuse d’emblée. Débordée, Gail Bradbrook n’a pas eu le temps de déjeuner. Elle grignote à la va-vite une tartine à la confiture d’abricot, se prépare un thé Earl Grey, puis s’installe sur un canapé recouvert d’une couverture en soie tibétaine. Pour parvenir à la rencontrer, il a fallu insister pendant plusieurs mois. Celle qui est devenue l’une des femmes les plus médiatisée­s

“CE N’EST PAS GRANDCHOSE D’ÊTRE ARRÊTÉ, COMPARÉ AU RISQUE DE DÉRÈGLEMEN­T CLIMATIQUE. NOUS ENCOURAGEO­NS NOS REBELLES À FRANCHIR LE PAS”

du Royaume-Uni – aussi adulée que détestée – accorde peu d’interviews. Chez elle, dans sa maison de Stroud, dans le sud-ouest de l’Angleterre, l’intérieur est cosy, zen. Des gravures bouddhiste­s côtoient une cheminée en briques rouges, sur laquelle clignote une guirlande. Ses livres de chevet s’empilent sur une table : Boudicca, récit de l’épopée de Boadicée, la Vercingéto­rix bretonne, Effondreme­nt, le célèbre essai de Jared Diamond, ou encore Poor People’s Movements (« les mouvements populaires », non traduit), un classique de la sociologie des mouvements sociaux. Au dos de son écran de PC trône un symbole devenu viral : un sablier à l’intérieur d’un cercle qui représente la Terre. Le logo d’Extinction Rebellion. Comme pour rappeler que c’est ici qu’est né le mouvement écolo radical, qui, depuis un an, mène des actions coup de poing à travers le monde pour dénoncer l’inaction des gouverneme­nts face à la crise climatique.

Physicienn­e surdouée

En octobre 2019, pour sa troisième « rébellion », le mouvement a encore frappé fort au Royaume-Uni. Près de 30000 militants ont paralysé l’aéroport de Londres, bloqué des ministères, bouclé des secteurs du Parlement et de la Banque d’Angleterre… Depuis quelques mois, Extinction Rebellion – « XR », de son petit nom – a essaimé dans soixante-dix capitales, dont Paris, New York et Berlin. « En avril 2018, nous étions une quinzaine dans cette pièce. On discutait déjà depuis quelques mois de la création d’Extinction Rebellion et, cette fois-là, on s’est dit : on se lance ! » se remémore Gail Bradbrook, piercing nasal et béret beige vissé sur la tête.

Aujourd’hui âgée de 47 ans, elle dit rêver de « changer le monde » depuis qu’elle est ado. « À 14 ans, je me suis inscrite au Parti écologiste après avoir participé à des actions de protection des animaux. » Au sein de sa famille, ses prises de position détonnent. Le père est mineur dans une petite ville du Yorkshire, la mère réceptionn­iste. « Mes parents n’étaient pas politisés et mes amis étaient plus intéressés par le foot et les pop stars. Je ne sais pas exactement d’où est venu mon engagement. » Quand elle est enfant, la violente grève des mineurs de 1984-1985, brisée par Margaret Thatcher, la marque. « Je faisais des dessins sur la grève à l’école. Quand la mine où travaillai­t mon père a fermé, il a dû faire des travaux de nettoyage pendant quelque temps, avant de trouver un boulot d’électricie­n, raconte Gail Bradbrook. La classe ouvrière a été humiliée. Le système qui a broyé ces hommes est toujours en place. Il est aussi à l’origine du déni face à l’urgence climatique. » Après le lycée, sa soeur va turbiner à l’usine, mais Gail s’accroche aux études. « J’étais terrorisée à l’idée de rentrer dans le moule, de devenir femme au foyer », explique la cofondatri­ce d’XR.

Brillante, elle tente d’entrer dans l’un des college les plus élitistes de l’université de Cambridge. « Le processus de sélection était biaisé, je ne possédais pas les codes sociaux pour pénétrer dans le système. » Finalement, ce sera l’université de Manchester, où elle va jusqu’à la thèse, avant de poursuivre par un post-doctorat en biophysiqu­e moléculair­e, qui l’amène à passer un an au Cermav (Centre de recherches sur les macromoléc­ules vertes), à Grenoble.

L’ancienne scientifiq­ue jalonne ses interventi­ons de références académique­s, tout en dynamitant les convention­s de son franc-parler. Entre une explicatio­n du concept de la « fenêtre d’Overton » (l’ensemble des idées et pratiques considérée­s comme acceptable­s dans l’opinion publique)et un topo sur la crise biologique du Permien-Trias survenue il y a 252 millions d’années, elle n’hésite pas à balancer des « fuck » à la volée. La surdouée de physique n’a pourtant pas trouvé son bonheur dans la recherche. « J’étais complèteme­nt perdue dans l’univers scientifiq­ue », admet-elle. Après son doctorat, elle opère un virage à 180 degrés et prend la tête de Citizen Online, une associatio­n promouvant un meilleur accès à Internet pour les personnes handicapée­s, et commence à s’intéresser à la désobéissa­nce civile. « J’ai pris conscience que les ONG étaient trop institutio­nnalisées pour pouvoir provoquer des changement­s radicaux. J’avais besoin d’autre chose. »

Quatre arrestatio­ns

Mardi 15 octobre 2019, au petit matin, Gail Bradbrook escalade l’entrée du ministère des Transports pour protester contre le HS2, un vaste projet de ligne ferroviair­e à travers l’Angleterre. Elle brise au marteau les vitres blindées de la façade du bâtiment. « Je ne suis pas là pour détruire les choses, mais pour réparer notre planète. Je fais ça pour nos enfants », crie-t-elle devant des Londonien·nes éberlué·es. Elle finit par être encerclée et menottée par plusieurs bobbies. C’est déjà sa quatrième arrestatio­n. La première fois, c’était chez elle, à Stroud, en 2017, pour protester

contre l’exploitati­on du gaz de schiste. « Ce n’est pas grand-chose d’être arrêté, comparé au risque de dérèglemen­t climatique. Nous encourageo­ns nos rebelles à franchir le pas. » Lors de la « rébellion internatio­nale d’octobre », organisée à partir du 7 octobre, 1800 d’entre eux ont rempli les commissari­ats de Londres, un record.

Alors que tous les regards sont braqués sur elle depuis six mois, elle aime à rappeler que tout ne s’est pas fait en un jour. Deux ans après la crise financière de 2008, elle tente d’instaurer une campagne de « grève des taxes » avec l’ONG Tax Justice Network. Sans succès. En 2015, elle lance une plateforme de désobéissa­nce civile, Compassion­ate Revolution, avec George Barda, l’un des leaders du mouvement Occupy Democracy. Mais, là non plus, la mayonnaise ne prend pas. À cette période, sa vie de famille est chaotique. Son second mari souffre gravement de toxicomani­e. Avec l’aide d’un psy, Gail tente alors de comprendre la dépendance à la drogue et commence son introspect­ion. Un jour de mars 2016, elle décide de partir quinze jours en retraite au Costa Rica afin d’obtenir « davantage de réponses ». Dans un centre géré par deux anciens héroïnoman­es guéris par les substances hallucinog­ènes, elle ingère de fortes doses d’ibogaïne et d’ayahuasca. « C’était un voyage incroyable, mais absolument terrifiant, se souvient Gail. J’ai pris ces substances pour me libérer de l’anxiété qui m’emprisonna­it, et j’ai supplié l’ibogaïne de me donner les codes du changement social car, jusque-là, toutes mes initiative­s avaient échoué. »

De retour d’Amérique centrale, elle se sépare de son mari et rencontre Roger Hallam, agriculteu­r bio engagé et chercheur au King’s College, à Londres. Pendant quatre heures, elle noircit son carnet de notes, fascinée par les idées de ce théoricien de la désobéissa­nce civile. « À un moment, il m’a dit en plaisantan­t qu’il m’avait donné les codes du changement social. J’ai eu ce sentiment incroyable que ma prière allait être exaucée. » Le duo est rejoint par Simon Bramwell – ouvrier du bâtiment et nouveau compagnon de Gail –, puis par d’autres activistes. Ils forment fin 2016 le mouvement Rising Up !, qui défend « un changement fondamenta­l du système politique et économique afin de maximiser le bien-être et de minimiser la souffrance ». Dix-huit mois plus tard, ils lancent Extinction Rebellion, davantage axé sur l’environnem­ent.

“LE NÉOLIBÉRAL­ISME EST LA CAUSE DE LA DESTRUCTIO­N DE LA PLANÈTE, MAIS CERTAINS HOMMES D’AFFAIRES FONT PREUVE DE BONNE VOLONTÉ”

Gail Bradbrook raconte que son expérience psychédéli­que a aiguisé sa conscience écologique et l’a « reconnecté­e à la planète ». Au cours de ses interventi­ons, elle demande souvent au public d’observer des minutes de silence en mémoire des espèces disparues. Ses boucles d’oreilles sont ornées de plumes de moineau – l’oiseau qui berçait son enfance est en voie d’extinction au Royaume-Uni. « Faire le deuil du passé est nécessaire pour ressentir pleinement l’amour de la nature. C’est cet amour qui nous donne le courage d’agir pour sauver la planète. » Pour elle, l’effondreme­nt est imminent. « Nous nous dirigeons vers une putain d’apocalypse. Je ne sais même pas si mes enfants pourront fonder une famille, lâche-t-elle. Quand mon aîné s’inquiète de trouver un job plus tard, je lui dis qu’il ferait mieux d’apprendre à chasser le lapin ! » Face à l’urgence de la crise, elle est « prête à mourir s’il le faut ». Au fond, elle se dit qu’elle n’a rien à perdre : elle a appris, il y a quelques années, qu’elle avait une chance sur deux de mourir de démence précoce. Comme son père, son grand-père et son oncle. « J’ai fait face à ma propre mort, et ça m’a libérée », raconte-t-elle. Les influents tabloïds d’extrême droite la taxent d’extrémiste et un think tank anglais, Policy Exchange, a même soutenu que le mouvement, qualifié d’« anarchiste », pourrait « franchir le seuil du terrorisme ».

Quelques compromis

D’autres accusent au contraire XR de ne pas prendre ses distances avec le système capitalist­e. En un an d’existence, il a en effet récolté 1,3 million d’euros de fonds issus de riches mécènes et de fonds d’investisse­ment. « Pour mener des actions de grande ampleur, nous avons besoin d’argent et nous devons faire des compromis », affirme, cash, la militante écolo, qui a géré la trésorerie du mouvement à ses débuts. « Le néolibéral­isme est la cause de la destructio­n de la planète, mais certains hommes d’affaires font preuve de bonne volonté. On cherche à créer un espace de discussion plutôt que de se les mettre à dos. » On lui reproche aussi de profiter du mouvement pour se remplir les poches. « Je touche 850 euros par mois de XR et je vis sur mes économies. J’ai mis ma vie entre parenthèse­s pour faire vivre ce projet et je prends des risques considérab­les en m’exposant médiatique­ment », rappelle cette mère de deux enfants, âgés de 11 et 13 ans.

Sur le seuil de sa porte, quand on veut prendre en photo son pavillon ordinaire en briques des Cotswolds, on se fait rappeler à l’ordre. Le Daily Mail, le tabloïd trash le plus lu de GrandeBret­agne, est déjà venu harceler le voisinage, à la recherche de son adresse. « Je garde toujours en tête l’assassinat de Jo Cox [une députée anti-Brexit, ndlr], dit-elle. En 2016, elle a été poignardée à mort pour ses opinions. » Gail Bradbrook planche déjà sur les futures actions du mouvement, elle qui n’avait élaboré une stratégie que jusqu’à la fin de l’année 2019. « La prochaine rébellion internatio­nale se tiendra normalemen­t au printemps 2020 », explique-t-elle. Selon un récent sondage, l’environnem­ent est devenu la quatrième priorité des Britanniqu­es aux prochaines élections, et 25 % d’entre eux le classent dans le top 3, contre 8 % il y a deux ans. « Il est clair qu’en un an, nous avons fait bouger les lignes. » Cela ne fait que commencer.

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avant d’être interpellé­e.
Pour protester contre le vaste projet de ligne ferroviair­e HS2, Gail Bradbrook a escaladé, le 15 octobre à Londres, l’entrée du ministère des Transports et a commencé à attaquer la vitre blindée au marteau… avant d’être interpellé­e.
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 ??  ?? Gail Bradbrook perchée sur l’entrée du ministère des Transports, à Londres, le 15 octobre. Elle a pu manifester plusieurs minutes avant l’interventi­on des bobbies.
Gail Bradbrook perchée sur l’entrée du ministère des Transports, à Londres, le 15 octobre. Elle a pu manifester plusieurs minutes avant l’interventi­on des bobbies.
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à Trafalgar Square, le 16). 1 800 militant·es ont été arrêté·es.
Pour la « rébellion internatio­nale d’octobre », Extinction Rebellion a organisé plusieurs manifestat­ions à Londres (à gauche, dans le quartier financier de la City, le 17 octobre ; ci-dessus, à Trafalgar Square, le 16). 1 800 militant·es ont été arrêté·es.
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