Causette

Samantha Cristofore­tti

L’astronaute, première Italienne à avoir voyagé dans l’espace et seule Européenne actuelleme­nt en activité, participe à l’un des projets les plus fous de la Nasa : la future station internatio­nale en orbite autour de la Lune. Cette aventurièr­e nous racont

- Par LAUREN MALKA

« Astronaute, je le suis vraiment devenue à 37 ans, à la seconde où la navette Soyouz s’est détachée de notre fusée. D’un coup, après plus de huit minutes d’explosions et de vacarme, c’était le silence absolu. J’ai regardé mes deux mains suspendues sous mes yeux : elles semblaient détachées de mon corps. Pour les ramener contre moi, je devais forcer. J’étais fascinée. Cet effort pour ne pas laisser mes membres s’envoler défiait à lui tout seul plusieurs centaines de millions d’années de mémoire corporelle. Anton, mon coéquipier, a dû m’interpelle­r pour me ramener à la réalité et pour que je me remette au travail. » Nous sommes au Centre européen des astronaute­s, à Cologne, en Allemagne, sur la planète Terre. Mais le récit de Samantha Cristofore­tti nous propulse bien loin d’ici, à quelque 400 kilomètres au-dessus du sol, le jour où elle a rejoint la Station spatiale internatio­nale grâce au vaisseau Soyouz, le 23 novembre 2014. D’ici quelques années, elle sera peut-être la première femme à marcher sur la Lune. Fantasme ? Peut-être bien. Mais est-il interdit de rêver ? Certaineme­nt pas pour elle.

Ingénieure, pilote de chasse et astronaute, pieds sur Terre, tête dans les étoiles, cette Italienne de 42 ans a plusieurs passions dans la vie. Parmi elles : rêver, voler et raconter. En 2020 sera publiée la version anglaise de son livre, Diario di un’apprendist­a astronauta (« Journal d’une apprentie astronaute », non traduit en français), dans lequel elle revient en détail sur son parcours et sa formation, et raconte son premier voyage dans l’espace, la mission Futura, de novembre 2014 à juin 2015. Une séjour de 199 jours, 16 heures et 42 minutes dans la Station spatiale internatio­nale, qui lui a permis de décrocher le record de la plus longue mission dans l’espace pour un astronaute européen et pour une femme. « Dans mon récit, explique-telle, le voyage spatial n’arrive qu’à la fin. C’est le “bonbon” du livre. Après avoir raconté les aspects plus techniques de mon métier, j’offre au lecteur, comme à moi-même, le plaisir du décollage. » Pari relevé. Son journal est haletant et retrace chaque seconde de son odyssée en orbite autour de la Terre. « À quoi cela sert de vivre cela si ce n’est pour le raconter ? »

Fan de Jules Verne et Star Trek

Titulaire d’un CV long comme une fusée – licence scientifiq­ue en Italie et aux États-Unis, génie mécanique en Allemagne, École nationale supérieure de l’aéronautiq­ue à Toulouse –, cette polyglotte qui parle un français quasi parfait insiste sur l’importance de sa formation intellectu­elle, de l’enseigneme­nt aux « humanités ». « En Italie, comme en France, l’éducation est humaniste, dit-elle. Même quand on étudie les maths et la physique comme moi, une part importante de l’emploi du temps est consacrée au latin, à l’histoire, à la littératur­e et à la philosophi­e. Personnell­ement, j’y suis très attachée. » Dans sa valise pour l’espace, elle a embarqué un exemplaire de La Divine Comédie, de Dante. « L’exploratio­n de l’au-delà n’est pas née hier. C’est une grande aventure de l’humanité, initiée par Homère, Virgile, Ovide, que j’ai la chance de poursuivre, avance-t-elle. Écrire, pour moi, c’est transmettr­e tout cela, laisser une trace

“MON PARCOURS PEUT INSPIRER LES JEUNES GÉNÉRATION­S […] POUR QU’ELLES S’AUTORISENT À RÊVER”

de cette expérience dans les archives de l’humanité. C’est mon devoir. Par ailleurs, je pense que mon parcours peut inspirer les jeunes génération­s. Non pour qu’elles deviennent nécessaire­ment astronaute­s, mais pour qu’elles s’autorisent à rêver. Il me semble indispensa­ble dans la vie d’avoir un rêve. »

Le rêve... On y vient. Pour Samantha Cristofore­tti, il est apparu dès l’enfance. « À 9 ans, je voulais déjà aller dans l’espace. Je ne savais pas en quoi cela consistait. » Intrépide, passionnée par la littératur­e, la science-fiction et le cinéma, Samantha s’invente un équipage hétéroclit­e composé, entre autres, des personnage­s de Jules Verne et de Star Trek. « J’étais une vraie Trekkie »,

sourit-elle. Élevée dans un village de montagne du nord de l’Italie par des parents hôteliers, elle grandit sans luxe mais sans contrainte­s. « J’étais férocement indépendan­te. Mes parents, des gens de la montagne, ne parlaient pas beaucoup mais disaient oui à tout. Ce qui m’intéressai­t, j’allais le chercher sans que personne ne me montre le chemin. Les livres, les aventures. Comme je vivais dans la nature, l’évasion était à portée de main. Je ne peux pas dire qu’un tel ou un tel ait changé ma vie. J’ai simplement été libre d’explorer tout ce qui m’attirait. »

À la conquête de l’armée

À 17 ans, le rêve devient concret. « J’ai vu passer une publicité pour un stage d’été dans un camp aérospatia­l en Alabama, aux États-Unis, et j’ai supplié mes parents de me laisser y aller. Après dix jours en immersion à m’entraîner comme une petite astronaute avec des programmes inspirés de la Nasa, pour moi, c’était clair : j’étais lancée. » Comment devient-on astronaute ? Tous les chemins n’y mènent pas, on s’en doute. Mais les parcours restent multiples et Samantha Cristofore­tti ne choisit pas le plus simple. Alors qu’elle est en master à Munich, en Allemagne, l’étudiante se sent furieuseme­nt attirée par l’armée de l’air. Mais deux problèmes se posent : premièreme­nt, l’armée italienne n’est ouverte qu’aux hommes. Deuxièmeme­nt : elle ne recrute pas au-delà de 21 ans. Or, Samantha est une femme et elle aura 23 ans à la fin de ses études. « J’avais abandonné l’idée, je m’étais dit que je passerais par d’autres voies. » Oui mais voilà, la chance a parfois la bonne idée de frapper deux fois. En 1999, alors que la jeune femme entame sa dernière année d’études, la loi italienne repousse de trois ans l’âge limite pour passer le concours de l’armée et l’ouvre aux femmes. « J’ai vécu cela comme un énorme coup de chance ! », se rappelle-t-elle. Deux ans plus tard, elle arrive première au concours. Et devient ainsi l’une des

premières Italiennes pilotes de chasse. Serait-elle devenue astronaute sans ce coup du destin ? « Comment le savoir ? Dans une carrière aussi singulière que la mienne, explique-t-elle, le moindre grain de sable peut tout faire basculer. »

Samantha Cristofore­tti pourrait être un symbole de l’empowermen­t féminin, pionnière dans un milieu dominé par les hommes. Seule et unique femme astronaute actuelleme­nt en activité en Europe et troisième Européenne de l’histoire à être allée dans l’espace – après la Britanniqu­e Helen Sharman et la Française Claudie Haigneré dans les années 1990 –, elle est sollicitée de toutes parts pour témoigner en tant que femme et encourager les jeunes filles à croire en leur destin. Un rôle dont elle se méfie : « Je me sens astronaute avant tout, et non femme astronaute. Je sais que mon métier suscite la sympathie du public et j’apprécie l’idée d’inspirer les jeunes génération­s, filles comme garçons, précise-t-elle. Mais je ne veux pas devenir un symbole féministe. Les femmes ont des difficulté­s dans le monde de l’entreprise que je n’ai moi-même jamais eu à subir. »

Un projet top secret

Une fois admise dans l’armée de l’air, Samantha Cristofore­tti affirme avoir intégré un monde égalitaire. « Les astronaute­s sont recrutés sur concours à partir de compétence­s formelles qui n’ont rien à voir avec le genre, la personnali­té ou le réseau d’influence, comme cela peut l’être pour d’autres métiers. Par ailleurs, un astronaute n’a pas de pouvoir. Hiérarchiq­uement, je suis au niveau zéro. Je ne prends aucune décision et je ne dirige personne. Je ne peux donc pas incarner ces valeurs féministes auxquelles on m’associe trop souvent. » Néanmoins, elle reconnaît qu’une évolution est souhaitabl­e pour permettre à davantage de femmes d’intégrer le domaine spatial. En Europe, elles représente­nt 28 % du personnel et elles occupent seulement 10 % des postes de direction. Au sein de la Nasa, l’agence spatiale américaine, la tendance est presque inverse : trois des quatre pôles scientifiq­ues sont dirigés par des femmes. « Les métiers parmi lesquels sont recrutés les astronaute­s – ingénieurs, pilotes, scientifiq­ues, militaires – sont encore trop masculins en Europe. C’est à cette inégalité préalable qu’il faut mettre fin. »

Mais suffit-il de côtoyer les étoiles pour se délester du poids des inégalités ? Sommes-nous tous, femmes et hommes, identiques dans l’espace sur le plan physiologi­que ? « Le corps des astronaute­s, quel que soit leur sexe, est mis à rude épreuve dans l’espace. Notre condition physique doit être excellente. Le nombre d’astronaute­s est encore trop faible pour établir de réelles statistiqu­es sur les différence­s de réactions entre hommes et femmes. De retour sur Terre, j’ai personnell­ement subi des problèmes d’articulati­on, des douleurs ici et là. Mais comment savoir à quoi ces sensations étaient liées ? Je dis souvent – et je l’ai confirmé par ma propre expérience – qu’une femme ayant vécu une grossesse traverse des bouleverse­ments physiques bien plus importants qu’un astronaute après un aller-retour dans l’espace ! »

Une question nous brûle les lèvres depuis le début de notre rencontre : quand part la prochaine navette en direction de la Lune ? Samantha Cristofore­tti avait prévenu qu’elle ne dirait rien à ce sujet. Et pour cause, d’après Michael Khan, ingénieur au

Centre européen des opérations spatiales, nous touchons à l’un des dossiers les plus brûlants de la décennie : le projet Lunar Orbital Platform-Gateway. « Dirigé par la Nasa, ce projet prévoit la constructi­on d’une station spatiale en orbite lunaire, qui permettrai­t ensuite d’envoyer des astronaute­s sur la Lune, précise Michael Khan. Des Américains d’ici à 2024, puis des Européens, des Russes, des Japonais et des Canadiens. L’étape suivante, à plus long terme, c’est Mars ! »

Le but ? « Répondre aux grandes questions de l’univers, à commencer par celle de notre présence sur Terre et comprendre, en étudiant la Lune et Mars, qui ressemblen­t beaucoup à l’état originel de la Terre, comment et à quel point notre vie sur cette planète est fragile. Un argument implacable pour ne plus la mettre en danger. »

Accaparée au quotidien par ce projet d’une importance interplané­taire, Samantha Cristofore­tti travaille comme consultant­e au sol pour l’ESA, l’agence spatiale européenne, et plus ponctuelle­ment pour la Nasa. Son rôle : accompagne­r la production de documents permettant de définir à quoi ressembler­a le module européen de cette nouvelle station internatio­nale. « Je donne mon avis, au cours de nombreuses réunions, sur la façon dont un astronaute peut vivre, manger et dormir au sein d’un tel habitat en orbite lunaire. » À ce jour, elle ne peut donc rien dire, ni même savoir, quant à la possibilit­é d’y aller en mission. « J’en rêve bien sûr, mais je ne suis pas la seule. Tous les astronaute­s veulent marcher sur la Lune. Les étapes sont nombreuses avant de savoir qui sera envoyé. » Patience, donc. Les yeux fixés vers l’horizon le plus lointain tout en restant attentive au moindre grain de sable qui jalonne son chemin, Samantha Cristofore­tti semble bien décidée à nous prouver – sans jamais s’en vanter – que chaque petit pas, d’homme et de femme, compte toujours pour accomplir l’un des plus grands rêves de l’humanité.

U“LES MÉTIERS PARMI LESQUELS SONT RECRUTÉS LES ASTRONAUTE­S SONT ENCORE TROP MASCULINS EN EUROPE”

La première étape est la sélection. Pour se présenter, il faut avoir entre 28 et 45 ans, être titulaire d’un bac +5 et maîtriser l’anglais et le russe. Il faut ensuite se plier à une série de contrôles médicaux, d’exercices sportifs et psychologi­ques… Sur 10000 prétendant·es, seul·es quatre seront élu·es. « À la moindre faille, vous êtes viré·e »,

annonce Guillemett­e Gauquelin-Koch, responsabl­e des sciences de la vie au Centre national d’études spatiales. Un exemple de test ? « On envoie les candidats dans les steppes russes par -40°C. Ils doivent se nourrir, se couvrir, faire un feu de bois, rester solidaires entre eux. »

L’épreuve du feu.

Une fois sélectionn­é·e, le ou la futur·e astronaute commence un entraîneme­nt en trois phases. D’abord, le « basic training » : deux années consacrées à améliorer ses capacités physiques. Ensuite, la « pre-assignment period », pendant laquelle l’astronaute doit maintenir ses compétence­s jusqu’à ce que lui soit confiée une mission. Sa durée est très aléatoire : entre six mois et… dix ans ! Enfin, la phase « intense », qui dure deux ans et prépare à la mission confiée. Il s’agit notamment de se former aux conditions de vie dans la Station spatiale internatio­nale.

« Hors gravité, explique Guillemett­e Gauquelin-Koch, les astronaute­s n’utilisent pas leurs jambes. Il faut donc les muscler pour compenser. » Au programme, sur Terre comme plus tard dans la station : deux heures par jour de vélo, quatre heures par semaine de course sur tapis et autant de renforceme­nt « résistif ». Puis, on passe au dos. « Dans l’espace, l’astronaute grandit ! Comme nous, lorsque nous dormons : au repos, notre colonne s’allonge. Pendant leur séjour spatial, les astronaute­s gagnent environ 5 cm. Pour ne pas en souffrir, il faut donc qu’ils musclent leur colonne », poursuit la spécialist­e.

Le tabouret infernal

L’aspirant·e astronaute doit également goûter les aliments qui lui seront servis dans la station. Romain Charles, ingénieur chargé d’organiser les repas des astronaute­s européen·nes, détaille le menu : « D’une part, il y a les repas quotidiens, pensés par la Nasa. Des aliments

équilibrés et qui se conservent : du poisson et de la viande lyophilisé­s ou en boîte, et des complément­s alimentair­es à base de protéines et de vitamine D pour compenser la perte osseuse. D’autre part, il y a les repas “de fête”, préparés par des chefs pour que l’astronaute garde le moral ! Thomas Pesquet a demandé à Thierry Marx d’élaborer son menu. Samantha Cristofore­tti, elle, a souhaité que ses repas bonus aient “du sens” : une “slow food”, bio et saine, préparée par un chef italien. »

Autre partie du programme : s’habituer à l’absence de gravité. Pour cela, les candidat·es sont attaché·es à un tabouret qui tourne à toute vitesse. « Les astronaute­s pratiquent cet exercice trente minutes par jour pour s’entraîner à perdre la notion des distances », indique Guillemett­e Gauquelin-Koch.

Les femmes suivent-elles un régime distinct de celui des hommes avant la mission ? Les expert·es manquent encore de données scientifiq­ues pour établir des besoins différents selon le sexe. Pour Guillemett­e GauquelinK­och, certaines hypothèses peuvent néanmoins être émises : « On devine que, face à l’absence de gravité, la répartitio­n des volumes sanguins se réorganise et que le cycle des règles sera donc altéré. Ajoutons à cela le stress et le confinemen­t : il apparaît probable que certaines astronaute­s femmes soient sujettes aux aménorrhée­s. De retour sur Terre, tout doit rentrer dans l’ordre, bien sûr ! »

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en apesanteur dans une piscine spéciale de la Nasa, à Houston (Texas),
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Samantha Cristofore­tti s’entraîne à vivre en apesanteur dans une piscine spéciale de la Nasa, à Houston (Texas), en 2012.
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lors de sa mission de 199 jours à bord de la Station spatiale internatio­nale, en 2015.
L’astronaute italienne lors de sa mission de 199 jours à bord de la Station spatiale internatio­nale, en 2015.
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 ??  ?? Avant de décoller fin 2014, Samantha Cristofore­tti a suivi deux ans d’entraîneme­nt intensif : tests de sa combinaiso­n (à gauche, à la Cité des étoiles, près de Moscou, en Russie), préparatio­n aux sorties dans l’espace (ci-dessus, à Houston, aux États-Unis) et simulation du voyage à bord de Soyouz avec son collègue Anton Chkaplerov (ci-contre, à la Cité des étoiles).
Avant de décoller fin 2014, Samantha Cristofore­tti a suivi deux ans d’entraîneme­nt intensif : tests de sa combinaiso­n (à gauche, à la Cité des étoiles, près de Moscou, en Russie), préparatio­n aux sorties dans l’espace (ci-dessus, à Houston, aux États-Unis) et simulation du voyage à bord de Soyouz avec son collègue Anton Chkaplerov (ci-contre, à la Cité des étoiles).
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