Causette

Amélie Darvas

- Par LAUREN MALKA Photos MAÏTÉ BALDI pour Causette

Cuisine & indépendan­ce

En moins de deux ans, la jeune cheffe parisienne a ouvert son restaurant sur les collines de l’Hérault et a obtenu sa première étoile, qui consacre sa cuisine bio. Au menu de l’année à venir : faire vivre son auberge en autosuffis­ance grâce au jardin et aux vergers qui l’entourent et mitonner des plats végétarien­s.

« Vous voyez le clocher de l’église, tout là-haut ? En arrivant au bout de l’impasse, c’est une bâtisse en pierres anciennes avec une grille en fer forgé, vous ne pouvez pas vous tromper. » Pour rejoindre la cheffe Amélie Darvas, il faut grimper une colline couverte de garrigue. C’est ici, en Occitanie, dans un presbytère du XVIIe siècle accolé à l’église de Vailhan, entre les falaises du mont Caroux et le lac des Olivettes, qu’Amélie et sa compagne, la sommelière Gaby Benicio, ont établi leur restaurant. Une salle de vingtcinq tables entourée de larges baies vitrées, qui surplomben­t un paysage à perte de vue. Un restaurant, qui fut aussi un pari.

En 2018, après cinq années passées aux commandes de leur établissem­ent parisien Haï Kaï, près du canal Saint-Martin, les deux femmes sentent comme un ras-le-bol. Un besoin de respirer. « Les attentats du 13 novembre 2015 pesaient sur l’atmosphère du quartier. Puis on a subi une série de cambriolag­es et d’agressions qui nous ont décidées à quitter les lieux », explique Amélie, bientôt 30 ans. Au printemps, lors d’un séjour près de Montpellie­r, dans l’Hérault, elles découvrent Vailhan, un village de 160 habitant·es connu pour la richesse de sa végétation et le charme de ses légendes. Elles sont frappées par une évidence : c’est ici qu’elles veulent vivre. « C’était une folie. Quand on a appris que l’auberge était à vendre, on l’a achetée le jour même ! » reprend Amélie.

Très vite, leur objectif est clair : créer un restaurant dans lequel elles serviront des produits bio, cultivés par elles-mêmes et par les producteur­s et productric­es du coin pour garantir un circuit court et une philosophi­e culinaire qui leur ressemble. Des doutes, parfois, surgissent. « Qui viendra jusqu’ici ? Qui fera la route pour rejoindre ce village coupé d’Internet et du téléphone ? » Il suffira de quelques mois pour que les interrogat­ions s’apaisent. Amélie et Gaby avaient vu juste en baptisant ce restaurant Äponem, qui signifie « bonheur » dans un dialecte brésilien.

Le lieu affiche complet dès son ouverture, en juillet 2018, et comme elles le souhaitaie­nt, le lien s’est noué avec les producteur­s et productric­es de la région. « Qui viendra ici ? » Eh bien, tout le monde. Des habitant·es de Vailhan aux touristes étranger·es, des profanes de la gastronomi­e aux habitué·es des tables étoilées. En janvier 2019, le restaurant reçoit sa première étoile au guide Michelin, une consécrati­on.

Par une belle fin de matinée d’octobre, Gaby, 36 ans, nous accueille à Äponem. Cette sommelière italo-brésilienn­e nous propose des vins dont la simple énonciatio­n donne des frissons. « On commence avec un

“Si un seul client est mécontent, je change tout. La magie doit opérer à tous les coups et pour tout le monde”

muscat petits grains, un vin orange produit en biodynamie dans ces vignes là-bas, juste derrière la falaise de schiste bleu que vous voyez au loin. » Pendant que nous dégustons l’apéritif, Amélie termine sa cueillette dans le jardin. « C’est son petit moment, explique Gaby. Un rituel, deux fois par jour, pour récolter les herbes et les aromates. Ce rapport à la terre a quelque chose de mystique. » Le potager, lui, est plus loin, à Nézignan-l’Évêque.

Un silence quasi religieux

De retour en cuisine, Amélie s’active. Au menu, feuilles d’oxalis du jardin, makis végétaux et betteraves « maison ». La concentrat­ion est extrême, les gestes minutieux et le silence quasi religieux. « Le début du service, c’est hyper important », explique Amélie. Au fil des minutes, la cadence s’accélère et le travail d’équipe ressemble à une chorégraph­ie qu’on pense ultra rodée. Pourtant, c’est tout le contraire. « Ce qui est spécial, ici, confient une stagiaire et une cuisinière, c’est que tout peut changer à la dernière seconde. » D’où vient alors cette connivence dans le travail ? « Il faut rester connectés, ne pas quitter Amélie des yeux », répond Kendall, la seconde de cuisine. « C’est simple, enchaîne Amélie, je suis insupporta­ble. Une éternelle insatisfai­te. Ce matin, j’ai reçu un pamplemous­se magnifique offert par mon voisin. Juste avant le service, j’ai entièremen­t repensé l’entrée. J’ai opté pour un oeuf parfait [cuit à 64 °C, ndlr] au jus de pamplemous­se et infusé au safran. J’ai besoin de cette liberté. C’est l’adrénaline qui maintient ma créativité ! » Autre imprévu possible ? La réaction du public. « Si un seul client est mécontent, je change tout. La magie doit opérer à tous les coups et pour tout le monde. »

Verdict ? L’enchanteme­nt est de mise côté salle. L’oeuf parfait fond dans la bouche, caressé par un sabayon au citron et vivifié par le pamplemous­se au safran. Le déjeuner se poursuit avec une daurade juste cuite sur peau, des raviolis d’aubergines grillées du jardin, une poulette bio agrémentée de grenades de Vailhan. Les créations gourmandes, inspirées, s’enchaînent subtilemen­t jusqu’aux desserts locaux, relevés de pointe d’exotisme : pastille givrée verveine du jardin, lait de poule à la fève de tonka et tartelette au yuzu, un agrume japonais. Concentrée et follement créative, la cheffe d’orchestre de ce déjeuner aux allures de grand opéra apparaît à la fin du repas, épuisée et ravie.

Elle retire son tablier et sa blouse, dévoilant les tatouages végétaux qui ornent ses avant-bras – une carotte, une betterave et un coquelicot –, allume une cigarette comme après chaque service et nous raconte son histoire. « Tout a commencé chez la grand-mère de mon beau-père [l’homme qui l’a élevée]. On mangeait chez elle tous les dimanches, elle cuisinait divinement bien. » Une passion précoce alors, la cuisine ? Pas du tout. À cette époque, Amélie ne tient pas en place. « J’étais une cancre, hyper active, je foutais le bordel ! J’avais deux soeurs très calmes. Et puis il y avait moi, au milieu, la brute ! » À 15 ans, Amélie dépasse les bornes. Sa mère réagit. « Si tu ne veux pas étudier, mets-toi au travail », lui lance-t-elle.

“Il me fallait une discipline de fer, je le sentais. C’était la cuisine ou l’armée. Un lieu où je me fasse défoncer !”

Banco. Amélie sent justement qu’elle a besoin d’un coup de fouet. « Il me fallait une discipline de fer, je le sentais. C’était la cuisine ou l’armée. Un lieu où je me fasse défoncer ! »

Le choix de la liberté

On peut dire qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait. Passée par les plus hautes institutio­ns, l’école Ferrandi, les cuisines de chefs multiétoil­és comme Yannick Alléno, Hélène Darroze ou Éric Frechon, Amélie découvre la violence de ce milieu. « C’était horrible. On pouvait me balancer une casserole à la figure parce que mon glaçage était mal fait. Je pleurais tous les jours. J’allais me cacher en chambre froide pour appeler mon beau-père. » Celui-ci la pousse à changer d’orientatio­n. « Tu es une femme. Dans ce milieu, c’est un critère de plus qui rend la vie impossible. »

Machiste, le milieu gastronomi­que français ? Pour Gaby, cela ne fait aucun doute. Pour Amélie, c’est plus compliqué que cela. « Il m’est arrivé d’essuyer des insultes sexistes, mais la violence est la même pour tous. La compétitio­n est telle que tous les arguments sont utiles pour égratigner les autres. »

Alors qu’est-ce qui a poussé Amélie à s’accrocher ? D’abord, le besoin de liberté. Mais aussi, un événement inattendu. Au milieu des « oui, chef » discipliné­s et des humiliatio­ns, une réelle passion est née. « C’est Éric Frechon qui a tout déclenché. Un jour, j’ai goûté une de ses créations et j’ai compris. C’était un bar cuit dans un jus de coquillage­s crémé, surmonté de couteaux, de tomates et de petites herbes. J’ai ressenti une émotion exceptionn­elle. Presque un orgasme. J’en ai pleuré. » C’est à ce moment-là que la carrière d’Amélie débute. Et que « la guerre, la vraie » commence. « Quand tu as 15 ans, tu

n’es personne. C’est quand je suis devenue ambitieuse, quand j’ai ouvert mon premier restaurant à 24 ans et a fortiori quand j’ai reçu ma première étoile que le milieu est devenu cruel. On a dit que ma cuisine était “féminine” et qu’elle avait été primée pour répondre à une “logique de quota” ! Quand j’entends cela, je deviens dingue ! »

Une cuisine féminine ? Quelle drôle d’idée ! « Parfois je fais des plats très virils. Qu’ils viennent goûter mon cochon entier et on en reparlera après ! » lance Amélie en riant. Elle note pourtant des différence­s en cuisine. « Il faut bien reconnaîtr­e, même si j’adore travailler avec les hommes, que les femmes tiennent plus le coup. Elles sont plus tenaces, elles s’accrochent davantage. Et je ne dis pas cela pour être féministe, c’est un simple constat. » Est-ce pour cela qu’Äponem est géré par des femmes ? « Tout est question d’équilibre, répond Amélie. Le mode de vie que nous proposons au personnel est particulie­r. C’est une bulle éloignée des mondanités. Pour travailler avec nous, il faut accepter de dormir à Vailhan, de vivre en communauté. Ce n’est pas un simple travail que l’on quitte le soir. C’est une philosophi­e, un projet à long terme. Il se trouve qu’il attire plus souvent les femmes que les hommes, mais nous ne fermons la porte à personne. »

Vers la deuxième étoile ?

Ce projet alors, quel est-il ? Amélie s’illumine lorsqu’elle en parle. Manifestem­ent, Äponem n’est pas seulement un restaurant. « Dès 2020, j’espère que notre potager, notre jardin et nos vergers nous permettron­t d’assurer une autosuffis­ance quasi parfaite. Ensuite, j’aimerais que mes assiettes deviennent végétarien­nes. Je suis très concernée par l’écologie. Le fait de tuer les animaux heurte de plus en plus mes conviction­s. Ensuite, j’aimerais recevoir une deuxième étoile, bien sûr. Mais surtout, j’ai un grand rêve. Ce rêve, c’est qu’Äponem ne comporte plus que dix tables et se transforme en maison d’hôtes. Avec un service très attentionn­é. J’aimerais que les clients puissent participer à la cueillette et dormir à l’auberge après le dîner. Je pense que c’est vers cela qu’on doit tous aller. Des plaisirs simples, la redécouver­te du goût, de la nature, du partage. »

Ce n’est pas un hasard si le nom du restaurant, Äponem, vient de la langue des Pataxo, aussi appelée « langue des guerriers ». Car ici s’écrit l’histoire de deux cheffes insoumises qui, dans un tout petit village, ont eu la folie de planter des graines pour réinventer l’avenir. On lève nos verres à ces « guerrières du bonheur ».

Äponem - L’Auberge du presbytère, 1, rue de l’Église, Vailhan (Hérault). Tél. : 04 67 24 76 49. Menus : 38 euros (déjeuner en semaine / hors jours fériés), 55 euros et 85 euros (dîner). “C’est Éric Frechon qui a tout déclenché. Un jour, j’ai goûté une de ses créations et j’ai compris. J’ai ressenti une émotion exceptionn­elle. Presque un orgasme. J’en ai pleuré”

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 ??  ?? L’Äponem, le restaurant d’Amélie Darvas (page ci-contre) et Gaby Benicio, offre une vue imprenable sur le lac des Olivettes, dans le village de Vailhan, 160 habitant·es.
L’Äponem, le restaurant d’Amélie Darvas (page ci-contre) et Gaby Benicio, offre une vue imprenable sur le lac des Olivettes, dans le village de Vailhan, 160 habitant·es.
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 ??  ?? Le menu change jusqu’au dernier moment. Ce jour-là, c’est poulette bio à la grenade, de Vailhan évidemment.
Le menu change jusqu’au dernier moment. Ce jour-là, c’est poulette bio à la grenade, de Vailhan évidemment.
 ??  ?? Avant le service, la concentrat­ion est extrême autour d’Amélie Darvas. À gauche, la maîtresse d’hôtel, Mathilde Hurel.
Avant le service, la concentrat­ion est extrême autour d’Amélie Darvas. À gauche, la maîtresse d’hôtel, Mathilde Hurel.
 ??  ?? Amélie Darvas et sa compagne sommelière, Gaby Benicio, ont quitté Paris pour le Sud en 2018. Elles rêvent aujourd’hui d’autosuffis­ance grâce à leur potager et de convertir leur restaurant en maison d’hôtes.
Amélie Darvas et sa compagne sommelière, Gaby Benicio, ont quitté Paris pour le Sud en 2018. Elles rêvent aujourd’hui d’autosuffis­ance grâce à leur potager et de convertir leur restaurant en maison d’hôtes.
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