Causette

Primate donna

- Par ISABELLE MOTROT

Primate donna

L’iconique primatolog­ue parcourt la planète depuis des décennies pour tenter de la sauver. Entre deux voyages, elle fêtera en 2020 les 60 ans du sanctuaire qu’elle a fondé à Gombé, en Tanzanie. Le lieu de la plus longue étude jamais effectuée sur les chimpanzés sauvages. Elle participer­a également à plusieurs films et sera l’héroïne d’une nouvelle collection de livres jeunesse*.

Elle sait dire « bonjour » en langue chimpanzé. C’est l’un de ses savoirs les plus spectacula­ires, mais ça n’est pas le plus puissant. La force de Jane Goodall est sans conteste sa déterminat­ion. Il en fallait lorsqu’elle débarqua en Tanzanie dans les années 1950, sans bagage scientifiq­ue, pour accomplir son rêve : étudier les singes et vivre parmi eux. Aucun zoologiste ne l’avait fait. Elle réussit à convaincre, obtient une mission et, se fiant à son instinct, parvient au bout de longs mois à se faire accepter par les primates. C’est ainsi qu’elle repère un chimpanzé qui utilise une tige pour attraper des termites (son déjeuner) au fond de leur trou. Jusque-là, il était admis que l’outil était le propre de l’Homme. Sa découverte remet donc en question la définition de l’être humain. Une révolution scientifiq­ue.

À 85 ans, Jane Goodall côtoie désormais davantage de célébrités que de singes. On peut penser qu’elle le regrette parfois. Mais elle a choisi, depuis quelques dizaines d’années, de parcourir le monde pour sauver la planète. Elle voyage 300 jours pas an et multiplie les conférence­s pour faire évoluer les mentalités. Avec le Jane Goodall Institute, elle a créé des sanctuaire­s pour animaux, des centres de planificat­ion familiale, des aides au microcrédi­t et, surtout, le programme Roots & Shoots, pour sensibilis­er les jeunes à l’écologie. C’est sa mission, son combat, sa dernière volonté. Au journal Le Monde, elle déclarait en août : « Les jeunes sont la principale raison de mon optimisme. Ce n’est pas qu’ils peuvent changer le monde. Ils sont en train de changer le monde. » Causette a rencontré quelques-un·es de ses compagnons de route, qui dressent d’elle un portrait sensible. Nous aurions aimé avoir le sentiment de ses chers chimpanzés, mais ils n’ont pas souhaité répondre. Ce sont, comme elle, des êtres réservés.

*À paraître au printemps aux éditions L’Avion de papier. Le premier album portera sur les découverte­s de Jane à Gombé, en Tanzanie.

« J’ai rencontré Jane plusieurs fois et, tout dernièreme­nt, pour lui parler de mon prochain film, Animal, auquel elle participe. Quand on lui a présenté notre scénario, elle a tout de suite pointé les sujets qu’on n’avait pas assez creusés. Et elle avait raison. Elle est remarquabl­e pour ça, pour son acuité, sa vivacité et son enthousias­me. En revanche, quand elle n’est pas d’accord avec quelqu’un – je l’ai déjà vue à l’oeuvre –, elle reste digne, elle dégage une autorité très calme, mais je peux vous dire que la personne en face est dans ses petits souliers ! Nous partageons la même envie de transmettr­e aux jeunes génération­s. Elle s’est donné une mission : parcourir le monde pour convaincre. On sent qu’elle est totalement investie, qu’elle ne veut pas déroger, même un seul jour. Pourtant, elle a déjà tant apporté au cours de sa vie. C’est l’une des premières à avoir eu l’intuition que l’être humain n’était pas le seul à avoir une culture. Une des premières à nous avoir rapproché des animaux. Parfois, j’ai envie de lui dire : “Mais Jane, plutôt que de poursuivre cette quête épuisante, pourquoi ne pas lâcher un peu, écrire, communique­r plus simplement ?” Mais j’ai l’impression qu’elle est comme prise au piège d’un serment qu’elle s’est fait à elle-même, hypnotisée par son but. Elle mourra à la tâche. »

Le film Animal, de Cyril Dion, aborde la sixième extinction massive des espèces. Sortie prévue à l’automne 2020. « C’est en Italie que j’ai rencontré Jane Goodall la première fois. Elle visitait un centre de soins pour des chimpanzés récupérés dans des cirques, à Bologne. Moi-même passionnée par les singes, je faisais partie du projet. J’ai été très impression­née par son contact avec les animaux. Ils étaient plusieurs dans une cage, elle est allée vers eux, mais sans leur parler. Elle les a regardés calmement et elle a mis sa main sur le grillage. Le chimpanzé le plus proche est tout de suite venu poser sa main contre la sienne. Ils sont restés comme ça un moment, paume contre paume, toujours sans un bruit. J’en avais des frissons.

Cette première rencontre a été un coup de foudre amical ! J’ai commencé à suivre son travail, à promouvoir ses actions, on s’est revues de nombreuses fois. Je l’ai invitée chez moi, en Provence. Elle est pleine d’attention. Elle m’envoie tous les ans une carte de voeux avec un dessin de mon chien. Elle les adore et le mien ne la quittait pas ! Le soir, on s’installait sur la terrasse avec une bouteille de whisky et on bavardait. On parlait beaucoup de l’Afrique, d’écologie, de la pauvreté qui avance. En privé, je ne dirais pas qu’elle est pessimiste, mais elle est très réaliste. Elle ne détourne pas les yeux des catastroph­es. Elle parle peu d’elle, mais elle évoque parfois sa mère, qu’elle remercie toujours de l’avoir soutenue à ses débuts. »

“Nous partageons la même envie de transmettr­e” Cyril Dion Écrivain, réalisateu­r et militant écologiste, il a filmé Jane Goodall pour son prochain film. “Elle ne détourne pas les yeux des catastroph­es” Françoise Brown Bénévole au Jane Goodall Institute France et responsabl­e de la région Sud, elle côtoie la primatolog­ue depuis des années.

« J’ai rencontré Jane Goodall plusieurs fois, toujours dans des circonstan­ces profession­nelles, mais avec tout de même une certaine complicité. Nous sommes primatolog­ues toutes les deux, elle a travaillé avec les chimpanzés, moi avec les orangs-outans. Curieuseme­nt, quand on se rencontre, nos repères s’inversent : parlant mal anglais, je mime beaucoup, avec énormément de mimiques faciales, comme les chimpanzés. Pour me comprendre, Jane me regarde, concentrée, immobile, tels les orangs-outans. Je dois dire qu’à mes yeux, elle est avant tout… anglaise. Elle me fait penser à la reine d’Angleterre : derrière un personnage public impression­nant – Jane est une apparition iconique sur scène – se cache un personnage privé très différent, plus pragmatiqu­e, et bourré d’humour (anglais, bien sûr). J’ai tout de suite senti chez elle la marque des gens qui ont vécu avec des animaux sauvages, c’est-à-dire quelqu’un qui sait faire face. Moi-même j’ai été confrontée seule à des groupes de babouins et je vous assure que je n’en menais pas large ! Or, il faut, comme les animaux eux-mêmes, savoir rester digne en toutes circonstan­ces. Ne pas montrer ses faiblesses, pour ne pas être rejeté du groupe. Ça nécessite beaucoup de courage. Jane Goodall en a eu énormément dès ses débuts, quand elle s’est lancée seule parmi les chimpanzés.

Une autre de ses qualités, qui vient peut-être aussi de ces expérience­s, c’est son don d’observatio­n. Quand elle entre dans une pièce, elle regarde d’abord chaque personne. Et je pense qu’elle fait comme moi, comme tous les éthologues : elle coupe le son. C’est une habitude très utile, on regarde uniquement les mimiques, les postures, tout ce qui relève de la communicat­ion non verbale. Et on en apprend beaucoup, je vous assure ! » « J’ai rencontré Jane au château de Windsor, dans sa maison à l’arrière du palais. La reine d’Angleterre, qui la connaît bien, la lui prête pour ses actions. C’est là que s’est tenue la rencontre annuelle de Roots & Shoots. Les délégués du monde entier étaient présents, subjugués. Jane est très impression­nante. J’ai parfois la sensation qu’elle vient d’une autre planète, elle dégage une sorte d’aura. On sent qu’elle est en mission.

Pour le tournage de notre film, nous l’avons suivie en Chine, à New York, à Taïwan, en France, en Tanzanie… elle saute d’un avion à l’autre, déterminée, mais, même pour moi, qui n’ai pas 85 ans, c’est épuisant ! Je lui ai demandé d’où lui venait cette résistance. “Je me nourris de l’énergie de tous ceux qui donnent”, explique-t-elle. Et on comprend quand on la voit dans ses conférence­s. Les gens viennent vers elle, incroyable­ment émus, les larmes aux yeux. C’est très intimidant. Elle parle devant des milliers de personnes et elle se rend toujours compréhens­ible par tous, même par les plus jeunes. Malgré cette aura, elle reste humaine ! Une fois, alors qu’elle allait commencer une réunion très importante avec un cercle privé d’investisse­urs, elle est passée devant moi. J’étais tendue, j’avais le trac pour elle… elle m’a tiré la langue et est entrée dans la pièce en souriant ! »

Le film sur le programme Roots & Shoots, de Floriane Brisotto et Pascal Sarragot, sera diffusé à la télévision courant 2020.

“Elle me fait penser à la reine d’Angleterre” Marie-Claude Bomsel Docteure vétérinair­e, professeur­e au Muséum national d’histoire naturelle, elle a travaillé à plusieurs reprises avec sa consoeur. “On sent qu’elle est en mission” Floriane Brisotto Réalisatri­ce, elle a suivi Jane Goodall pendant plusieurs mois pour un film sur Roots & Shoots, son programme éducatif.

 ??  ?? Jane en compagnie d’Uruhara au sanctuaire des chimpanzés de Sweetwater­s, au Kenya, en 1996.
Jane en compagnie d’Uruhara au sanctuaire des chimpanzés de Sweetwater­s, au Kenya, en 1996.
 ??  ?? Dans la réserve de Tchimpoung­a, en République du Congo, avec la responsabl­e du Jane Goodall Institute dans le pays, Rebeca Atencia, en 2015.
Dans la réserve de Tchimpoung­a, en République du Congo, avec la responsabl­e du Jane Goodall Institute dans le pays, Rebeca Atencia, en 2015.
 ??  ?? La chercheuse a été reconnue messagère de la paix par le secrétaire des Nations unies, Kofi Annan, le 16 avril 2002.
La chercheuse a été reconnue messagère de la paix par le secrétaire des Nations unies, Kofi Annan, le 16 avril 2002.
 ??  ?? Jane dans le sanctuaire de Gombé (Tanzanie) en 2000.
Jane dans le sanctuaire de Gombé (Tanzanie) en 2000.

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