Régine Chopinot
fait entrer les exclus dans la danse
La chorégraphe de 67 ans n’a pas fini de danser. Après avoir mis son art au service de l’échange interculturel dans le Pacifique, elle monte désormais des projets avec des réfugiés et des SDF. Ensemble, à Paris, ils prendront la Bastille, le 8 février, en se produisant dans l’amphithéâtre de l’Opéra.
Sur le sol noir élimé par les multiples soubresauts des répétitions, au huitième étage de l’opéra Bastille, un après-midi de novembre, Régine Chopinot passe d’un corps étendu à même le tapis de yoga à un autre. Sa silhouette fine et musclée semble guidée par un regard alerte. À chacune des femmes et des hommes, elle demande la permission de les toucher pour repositionner une hanche ou des épaules : « Je peux, fi’ ? » ; « Je peux, garçon ? ». Tous et toutes lui disent oui. S’assurer du consentement d’un·e élève détonne dans le milieu de la danse, où la relation tactile est d’habitude induite. Mais pour les participant·es à l’atelier OUI #1, mené par Régine Chopinot au sein de l’Opéra national de Paris, cela n’est pas superflu. Qui peut dire quelles blessures, quels traumatismes ont connu ces corps que la chorégraphe cherche à détendre ? Élève après élève, elle saisit une main par l’index et le majeur pour agiter un bras dont les muscles se décrispent enfin dans le mouvement impulsé. Relaxer son corps s’apprend. Prendre le temps de cet apprentissage est en soi un petit miracle pour ces personnes qui ont laissé à la porte du cours chaussures et sacs en plastique, contenant le peu de biens qu’elles possèdent.
Deux groupes, deux parcours de vie
Pourtant, ils et elles reviendront, enthousiastes, souriant·es, amusé·es, parfois gentiment tapageur·ses, tout au long de la semaine. Le matin, c’est le groupe de jeunes réfugiés (uniquement des hommes), aidés par l’association Habitat et Humanisme. L’après-midi, c’est au tour des personnes en situation de grande précarité, logées par l’association Aurore. Ils et elles seront de retour une semaine en décembre, une autre en janvier et une dernière en février où, cette fois, il s’agira de laisser les rires au vestiaire pour se concentrer fort, parce qu’il y a du pain sur la planche : samedi 8 février, les deux groupes, soit une soixantaine de personnes, se produiront ensemble sur la scène de l’amphithéâtre de la Bastille, une salle de cinq cents places.
Des réfugiés et des SDF dansant sous les ors de l’opéra ? C’est à Myriam Mazouzi qu’on le doit. Elle dirige l’Académie de l’Opéra de Paris (qui couvre le Palais Garnier, l’opéra Bastille et la 3e Scène), dont l’un des objets est d’ouvrir les portes séculaires de cette institution à des publics populaires ou scolaires. Après avoir vu La Force de la parole, le puissant triptyque documentaire de Jean-Baptiste Warluzel consacré au travail de Régine Chopinot à Toulon (Var) entre 2014 et 2018, avec un public de primo-arrivants, Myriam Mazouzi a demandé à la chorégraphe d’investir les lieux pour trois ans. Les équipes de l’Académie ont alors sollicité l’association Habitat et Humanisme pour proposer le projet à de jeunes migrants, et elles ont également décidé d’ouvrir OUI #1 à des personnes en grande précarité et vivant en foyer, par l’intermédiaire de l’association Aurore.
À Toulon, le résultat avait été éclatant. Dans les documentaires de Jean-Baptiste Warluzel, on voit de jeunes migrant·es venu·es de Syrie, du Mali, du Pakistan ou de Roumanie, éreinté·es par leur dangereux périple migratoire, épuisé·es par les impasses d’un parcours administratif kafkaïen en France, renaître grâce à la danse. « Je me suis
installée en 2011 à Toulon, parce que c’est pour moi la ville d’un grand melting-pot, explique en souriant Régine Chopinot entre deux ateliers. C’était la moindre des choses de chercher à faire dans cette ville ce que je faisais depuis 2009 très loin, dans le Pacifique, auprès des cultures kanak, mahori, samoa ou japonaise. Un travail sur le métissage et sur le dialogue culturel par la danse. En 2014, j’ai donc mené des ateliers dans l’association Comité Accueil Alphabétisation Animation auprès de femmes immigrées en apprentissage du français. C’était expérimental, mais nous avons réalisé, au bout de deux ou trois ans, que danser en nommant les choses, les parties du corps et les mouvements, accélère la mémorisation du langage. Toutes les personnes qui ont suivi ces ateliers ont obtenu de meilleures notes que les autres aux diplômes d’études en langue française. » Elle poursuit donc, en ouvrant aux jeunes réfugié·es des ateliers intitulés La Force de la parole, qui lient danse et yoga et se solderont par des représentations au Port des créateurs, un lieu de résidence culturelle à Toulon.
La chorégraphe, née en 1952 à Fort-de-l’Eau (aujourd’hui Bordj el Kiffan), en Algérie, fut directrice du Centre chorégraphique national de La Rochelle entre 1986 et 2008. Elle est également connue pour son intense amitié créative avec le couturier Jean-Paul Gaultier, qui a signé tout au long des années 1980 les costumes de ses spectacles. Aujourd’hui, Régine Chopinot trouve dans cette nouvelle voie un « sens » à son art. « Ce qui m’a guidée durant les quarante années de mon travail, c’est de me coltiner à des choses que je ne pense pas savoir faire. Avec La Force de la parole comme avec OUI #1, j’essaie de transmettre le bonheur de nommer, bouger, écouter, chanter, rythmer. La danse est l’art de la relation. Je suis une artiste, pas une assistante sociale, ni une psychologue. Ça me porte autant que ça les porte elles, ces personnes si incroyablement dignes qui m’ouvrent leur confiance. »
Faire “tout ce qui est possible ici”
« Ça va entrer dans le palmarès de la vie de tout un chacun ici, cette expérience », assure avec aplomb Charles, un Burundais de 35 ans arrivé il y a quelques mois en France. Le jeune homme et ses amis ont eu droit à une visite guidée de l’opéra Bastille, ses dédales de couloirs, ses machineries gigantesques pour la fabrication de décors de la taille d’un studio parisien, et son impressionnante scène principale, depuis laquelle la salle de 2700 places paraît si difficile à remplir chaque soir. Les soixante participant·es de OUI #1 assisteront d’ailleurs à un spectacle.
Il y en a un qui trépigne d’avance. C’est Safi, Afghan de 19 ans, arrivé il y a quelques mois en France avec des projets plein la tête. Voir un spectacle, absolument, mais aussi se mettre à la danse classique, apprendre le français, poser dans des magazines de mode et devenir docteur. « Tout ce qui est possible ici en France, je prends, dit le jeune homme, en attente de nouvelles de sa demande d’asile. Hier, j’ai appelé ma famille en Afghanistan, et ma mère m’a dit qu’ils étaient en sécurité. Je lui ai demandé pourquoi, elle m’a répondu que cent
“J’essaie de transmettre le bonheur de nommer, bouger, écouter, chanter, rythmer. La danse est l’art de la relation. Je suis une artiste, pas une assistante sociale, ni une psychologue”
personnes venaient d’être tuées près de chez eux par les talibans. Alors, il faut vivre ! »
L’association Habitat et Humanisme, qui accueille le groupe de jeunes réfugiés, nous a conviées à partager avec eux le petit déjeuner dans leur centre d’hébergement à Montrouge (Hauts-de-Seine). Safi nous fait nous asseoir d’autorité. Tous les matins, durant la semaine de l’atelier OUI #1, les apprentis danseurs s’y retrouvent à 8 heures pétantes pour partager soupe de lentilles, fromage, noix et thé épicé servi dans un superbe samovar. Choleh, bénévole iranienne, encadre le groupe de jeunes hommes, du petit déjeuner jusqu’à l’atelier, où elle assure la traduction en ourdou. Dans la salle de répétitions, Régine lui glisse : « C’est magnifique ce que font ces garçons-là », en pointant trois Afghans qui ont réussi à maîtriser avec grâce un enchaînement de yoga avec l’alternance d’inspirations et d’expirations adéquate. Lorsque le groupe s’installe ensuite sur des chaises en cercle – « la forme qui permet de mettre tout le monde à égalité », explique la chorégraphe à l’assemblée –, le jeune Bekaye Diaby veille du regard à ce que tous comprennent les gestes demandés par la chorégraphe.
Guinéen, l’homme de 21 ans a rencontré Régine à Toulon, où il a suivi ses ateliers. Une révélation pour lui : plusieurs danseurs professionnels lui disent à l’issue d’un spectacle, en 2017, qu’il a un talent particulier et l’enjoignent à continuer. Et c’est vrai que Bekaye a ce je-ne-sais-quoi dans l’allure qui fait qu’on remarque tout de suite qu’il est un danseur. « Les cours avec Régine m’avaient montré comment la danse m’aidait à dissiper mon stress et à m’ouvrir. À prendre confiance, se souvient-il. J’ai donc décidé de continuer à me former auprès d’elle. » La chorégraphe le prend sous son aile et lui demande son aide. « Je n’ai jamais eu d’assistant de ma vie, indique-t-elle. Mais là, ça tombait sous le sens que Bekaye soit à mes côtés. Parce que lui a l’énergie de la jeunesse et qu’il a connu les mêmes difficultés que les participants. »
Pour le 8 février, elle rêve d’un spectacle « magnifique »,
qui rendra grâce au « cheval de Troie » qu’est ce projet, dans un contexte de durcissement de ton du gouvernement envers les étranger·ères et les pauvres. Quand on lui demande si la dimension politique de cette prise de la Bastille l’intéresse, Régine Chopinot répond simplement : « C’est basique d’ouvrir ses bras et de dire bienvenue. »