Causette

Eve Ensler

- Propos recueillis par LAUREN MALKA Photos LAURA LAFON pour Causette

Le monologue du pardon

Plus de vingt ans qu’elle est sur le front des violences faites aux femmes. Ses Monologues du vagin ont été joués dans le monde entier. Aujourd’hui, la dramaturge poursuit son combat en publiant Pardon. Une lettre d’excuse qu’elle aurait voulu que son père, qui l’a abusée et battue, lui adresse.

On croyait très bien connaître Eve Ensler. Depuis 1996, ses Monologues du vagin sont joués, augmentés, célébrés sur les scènes du monde entier. On les a vus se transforme­r en ateliers, inspirer le V-Day, mouvement internatio­nal de lutte contre les violences faites aux femmes. On a vu Eve Ensler devenir l’une des dramaturge­s féministes les plus importante­s de notre temps tout en restant infiniment proche de nous. Une sorte de confidente de longue date. Et pourtant, on n’imaginait pas que son combat avait été engendré par un insupporta­ble traumatism­e. Entre 5 et 16 ans, Eve a été violée, battue et torturée par son père, Arthur Ensler. Trente ans après la mort de cet homme qu’elle haïssait tout en le vénérant, elle décide de prendre sa place et d’écrire la lettre d’excuse qu’elle espérait recevoir de sa part. Ce livre s’appelle Pardon. Il est époustoufl­ant de vérité. En le dédiant à « toutes les femmes qui attendent encore des excuses », Eve Ensler propose une idée simple et pourtant inédite : changer le monde par la lettre, en invitant les responsabl­es de violences sexistes à s’exprimer publiqueme­nt pour demander « pardon ».

Causette : Ce livre est un « geste littéraire » hors norme. Le prépariezv­ous depuis longtemps ou est-ce une inspiratio­n soudaine ?

Eve Ensler : C’est un « geste » qui m’a surprise autant que mes lecteurs ! Pourtant, ce n’est pas venu du jour au lendemain. J’ai attendu ces mots toute ma vie. Même après la mort de mon père, il y a plus de trente ans, j’ai continué à les attendre, à chercher partout des traces d’excuses de sa part. La première raison d’écrire ce livre était donc ancienne. Et puis il y en a eu une autre, décisive. J’ai pensé à tout ce qui s’était passé depuis #MeToo pour combattre les violences faites aux femmes. Le travail a été monumental, quel boulot !

Mais où sont les hommes dans tout cela ? Y en a-t-il un seul qui se soit exprimé publiqueme­nt pour dire « pardon » ? Voilà pourquoi j’ai écrit ce livre. C’est une sorte de « programme » que je propose aux hommes de notre époque pour essayer de changer avec leur temps.

Demander pardon, qu’est-ce que cela signifie ? Quand vous étiez petite, que votre père vous violait, vous dites que vous passiez votre temps à lui demander pardon…

E. E. : Je demandais pardon à mon père en espérant secrètemen­t qu’il me demande pardon lui aussi. Il a fini par le faire d’ailleurs ! Non, pas en vrai, mais par ce livre [Rires]. Demander pardon, ce n’est pas simplement le dire, c’est en faire l’expérience. C’est un voyage très long et profond : chercher à comprendre son acte, son intention, sa responsabi­lité, regarder sa victime en face, se demander ce qu’elle a ressenti et lui assurer qu’on ne recommence­ra jamais.

En plusieurs dizaines de milliers d’années de patriarcat, je n’ai jamais lu un seul homme témoignant de ce voyage.

Les détails dans lesquels vous entrez pour raconter ce que votre père vous a fait – les viols entre 5 et 10 ans, les coups jusqu’à 16 ans et les violences psychologi­ques ensuite – sont insoutenab­les. Était-il nécessaire d’aller aussi loin dans le récit ?

E. E. : C’était indispensa­ble. Je crois que la libération ne passe que par les détails. Plus on est précis dans le récit de ce qui est arrivé, plus on peut s’en libérer. Si je reste vague et abstraite, si je vous parle de « viol », de « violence », de « coups », vous ne ressentez rien. Si je vous raconte que mon père est entré dans ma chambre, qu’il m’a mise à terre sur le ventre, qu’il m’a ordonné de retirer mon jean, de baisser ma culotte... Là vous écoutez, car c’est la vérité, elle est implacable.

On imagine mal ce que vous avez ressenti en écrivant ce livre. Était-ce une expérience spirituell­e ?

E. E. : C’était presque mystique. J’avais parfois l’impression que mon père était là, au-dessus de mon épaule, et qu’il me dictait le livre. Ce n’était pas mon vocabulair­e. C’était une voix beaucoup plus autoritair­e et directive que la mienne. Il est arrivé qu’il me surprenne. Qu’il soit plus littéraire et plus sensible que je ne pensais. Il est arrivé aussi que je ressente une douleur inimaginab­le. J’ai beaucoup pleuré. Mais la plupart du temps, je me disais : « Je veux faire cela, je veux aller au bout. » Je ne sais pas si cet exercice existe en tant que processus thérapeuti­que, je m’y suis lancée sans modèle. Ce que je peux vous dire, si vous voulez vous débarrasse­r de vos démons, c’est qu’il n’y a rien de plus puissant que cela. J’ai l’impression que mon père est parti. Une autre vie commence après le pardon.

Quand avez-vous commencé à sentir que vos souffrance­s et vos révoltes rejoignaie­nt celles de tant de femmes de notre époque ?

E. E. : J’ai mesuré l’ampleur du phénomène quand j’ai commencé à jouer Les Monologues du vagin. De nombreuses femmes sont venues me voir après la pièce pour me parler et 90 % d’entre elles me disaient qu’elles avaient été violées, battues, victimes d’inceste. C’était il y a vingt-cinq ans. J’ai compris que je n’étais pas seule. Puis j’ai lu les chiffres des Nations unies disant qu’une femme sur trois

“Demander pardon, c’est un voyage très long et profond. […] En plusieurs dizaines de milliers d’années de patriarcat, je n’ai jamais lu un seul homme témoignant de ce voyage”

avait été violée, battue, forcée à l’acte sexuel ou abusée au moins une fois dans sa vie. J’ai lu qu’en France, en 2018, 121 femmes étaient mortes sous les coups de leur mari – en France ! – et qu’il en était de même en Espagne, en Afrique du Sud... J’ai vite réalisé que c’était épidémique.

Aucun pays ne peut désormais se targuer d’être meilleur que les autres sur ce plan. La violence sexiste est partout. Voilà notre monde. Un monde patriarcal où de nombreux hommes ressemblen­t à mon père : arrogants, privilégié­s, narcissiqu­es. Des hommes qui ont été tellement adulés dans leur enfance qu’ils n’ont jamais connu l’amour, la tendresse. Ils prennent ce qu’ils veulent sans demander l’autorisati­on, restent au-delà de tout soupçon : ce sont eux qui dirigent le monde. Regardez l’homme qui est à la tête des États-Unis. Regardez Poutine, Modi, Bolsonaro... Tout leur appartient. Il y avait sûrement des viols avant le capitalism­e. Mais je ne peux m’empêcher de croire que la violence contre les femmes et le capitalism­e, deux façons d’instrument­aliser les êtres, de les transforme­r en marchandis­es et en objets, vont de pair.

Croyez-vous que #MeToo n’a eu aucun impact sur la situation des femmes dans le monde ?

E. E. : Cela fait soixante-dix ans que nous nous battons contre les violences faites aux femmes. J’y travaille personnell­ement depuis plus de vingt ans. #MeToo est apparu à la suite de tout cela. Alors oui, c’est fantastiqu­e de savoir que les femmes peuvent désormais raconter leur histoire et que les médias s’y intéressen­t. C’est une immense avancée. Mais cette avancée est surtout médiatique.

Pour moi, le changement n’a pas encore eu lieu. Les femmes traversent une vraie prise de conscience, mais elles continuent d’être violées et opprimées. Pourquoi ? Parce que, je le répète, les hommes, eux, n’ont pas changé. Certains ont été vaguement punis, d’autres ont perdu leur job. Mais ontils pris conscience de leurs actes ? Y en a-t-il un seul qui ait publiqueme­nt présenté ses excuses ? Non, aucun. Cela n’a même traversé la tête de personne. Tant que cela ne survient pas, on devra continuer le combat.

Vous, vous avez changé ! Comment avez-vous trouvé la force de transforme­r votre haine en élan artistique et en engagement féministe ?

E. E. : Oui, j’ai changé. Je peux dire aujourd’hui que je n’ai vraiment plus peur pour moi-même. J’ai eu la chance d’être très entourée. Par mes amis réels, mais aussi par des amis imaginaire­s. Par exemple, quand j’étais petite, mon meilleur ami s’appelait M. Alligator. Je l’appelais toujours pour qu’il vienne me chercher lorsque les choses tournaient mal. Les écrivains aussi m’ont aidée : James Baldwin, Virginia Woolf, Audre Lorde, Simone de Beauvoir... C’est l’art et l’imaginatio­n qui m’ont sauvée. Mais ma lutte pour la libération des femmes opprimées continue et, surtout, elle se déploie vers un autre combat, très lié pour moi au premier : protéger la nature.

Oui j’ai changé et mon féminisme a changé, lui aussi. Je ne sépare plus les sujets. Je ne considère pas que certain·es d’entre nous doivent se préoccuper des migrants, que d’autres doivent travailler sur les questions LGBT, ou encore lutter contre les guerres ou la pauvreté. Je regarde l’histoire en entier. On ne peut pas combattre les violences faites aux femmes sans comprendre la crise écologique.

Ce rapprochem­ent est très nouveau. C’est votre prochain combat ?

E. E. : Je prépare en ce moment une pièce musicale sous forme de conte de fées sur ce thème, ainsi qu’un film animé. La dégradatio­n du corps des femmes est liée à la façon dont nous traitons la planète. La nature et la femme ont ceci de commun qu’elles effraient les êtres humains. Face à elles, ils perdent pied. Au lieu d’être émerveillé par tant d’amour, de créativité, au lieu de les célébrer, de sentir toute l’humilité qu’elles devraient imposer, on les viole pour conserver le pouvoir. On les pille, on les brûle, on les détruit. Dans la Bible, Dieu envoie Adam sur Terre et lui dit de dominer la Terre. Au lieu de lui dire de l’honorer, de la célébrer. On est parti du mauvais pied ce jour-là. Et on y est toujours.

Vous semblez très inquiète...

E. E. : En effet. Nous n’avons que huit ans pour réagir. J’ai peur que les gens et les médias ne se réveillent pas assez tôt, qu’ils ne parviennen­t pas à affronter cette réalité si terrifiant­e. Peur que la vague nous engloutiss­e et que l’humanité s’éteigne.

Qu’est-ce qui peut nous sauver en 2020 ?

E. E. : Les jeunes femmes ! Greta

“Mon féminisme a changé. Je ne sépare plus les sujets. […] On ne peut pas combattre les violences faites aux femmes sans comprendre la crise écologique”

Thunberg, par exemple. J’ai toujours considéré qu’elles pouvaient retourner le monde. Quand je vois Greta et les millions de personnes rassemblée­s autour d’elle, j’y crois très fort. Les artistes aussi me donnent de l’espoir. Ce sont eux qui peuvent imaginer l’avenir, créer un élan sexuel, cosmique, un enthousias­me pour protéger le monde. Ce qui peut nous sauver, c’est l’imaginatio­n. C’est notre droit le plus fort.

Une nouvelle version des Monologues du vagin verra le jour en 2020. Quels nouveaux chapitres y trouverons-nous ?

E. E. : Je ne sais pas encore. Mais on peut espérer que l’un des monologues s’adresse un jour aux hommes et commence de cette façon : « Mais mon Dieu, pourquoi cette prise de conscience a-t-elle été si longue ? »

À la fin de Pardon, votre père vous demande qui vous êtes, car il réalise qu’il ne vous a finalement pas connue. Que lui répondez-vous aujourd’hui ?

E. E. : Je ne sais pas qui je suis, je sais ce que je fais. À 66 ans, j’ai pris une résolution : me consacrer à la Terre. Je suis une enfant de cette Terre. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de lutter pour la protéger et ne pas disparaîtr­e. Qui suis-je ? Une femme engagée de tout mon corps, de toute mon imaginatio­n et de toute mon âme dans ce combat.

Pardon (The Apology),

d’Eve Ensler. Éd. Denoël, coll. Denoël & d’ailleurs. Sortie prévue le 3 janvier 2020.

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« De nombreux hommes ressemblen­t à mon père : arrogants, privilégié­s, narcissiqu­es », s’indigne Eve Ensler (ici dans un café parisien, le 4 octobre).
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