Causette

Nine Antico

Avec la sortie en 2020 de son film Playlist, la dessinatri­ce fait ses premiers pas de réalisatri­ce. L’occasion d’une rencontre foisonnant­e et sensible où affleure l’urgence de vivre sa vie.

- Par JOSÉPHINE LEBARD

Portrait de la jeune femme en feu

La silhouette elfique émerge prestement de cette rue des hauts de Belleville, franchit la porte du café, s’assied face à vous et annonce la couleur : « Je crois que j’ai attrapé froid. » Installée depuis quelques années à Marseille, la dessinatri­ce Nine Antico renoue avec les frimas de ce début d’automne parisien. Elle s’adjoint donc les services d’un grog – « Il est pas trop chargé, au moins ? » – et répond généreusem­ent au feu des questions. Elle sautille d’un sujet à l’autre, enchaînant les associatio­ns d’idées, s’attardant sur un mot, précisant une pensée avec l’agilité de celles et ceux qui ont pratiqué l’analyse. Elle s’interrompt seulement pour ajuster par texto un rendez-vous avec le chanteur Bertrand Belin : « C’est lui qui fait la voix off de mon film. Bertrand Belin, quoi ! » lance-t-elle tout sourire, avec l’air de celle qui ne croit pas encore tout à fait à sa chance.

La vie en pleine face

L’année 2020 verra en effet la sortie sur les écrans de son premier long-métrage, Playlist, avec, en tête d’affiche, Sara Forestier et Laetitia Dosch dans les rôles de Sophie et Julia : la première aspire à réussir dans le dessin, la seconde à devenir actrice. Mais à l’aube de leur trentaine, elles voient leurs rêves s’écorcher contre les aléas de l’existence, qu’il s’agisse d’amours foireuses, de contrainte­s économique­s ou encore... de punaises de lit. Du Goût du paradis (éd. Les Requins Marteaux) – récit de son adolescenc­e en banlieue – aux Maléfiques (éd. L’Associatio­n) – « une sorte de Friends version filles avec leurs règles », comme elle le résume, Nine Antico creuse depuis le départ la veine autobiogra­phique dans ses BD. Son incursion dans le cinéma ne fait pas exception à la règle, même si, considère-t-elle, plus qu’une autobiogra­phie, « Playlist est une cuisine à partir de faits réels ».

Comme son héroïne Sophie, Nine Antico a cumulé, dans sa vingtaine, les petits jobs en espérant réussir dans l’art. « C’était le bordel, se remémore-t-elle. J’avais des problèmes de thunes, je voulais percer dans le dessin, mais je ne m’étais pas trouvée. J’avançais comme un tank avec une peur aiguë : la vie des autres ne me faisait pas rêver. À quel moment avaient-ils

renoncé à leurs rêves ? Et comment faire, moi, pour ne pas me laisser piéger dans quelque chose qui ne me conviendra­it pas ?

Playlist raconte ce moment où on se prend la dureté de la vie en pleine face. Cette période où on choisit d’opérer un changement de cap ou non. On n’a aucune garantie, mais il faut y aller. »

Elle se rappelle avoir fait un remplaceme­nt dans les bureaux du réseau de libraries Gibert Joseph. « Au bout d’un jour, j’avais envie de me tirer une balle. »

Elle finira par trouver la sortie. Elle envoie un CV à la maison d’édition de BD Cornélius, qui l’embauche comme attachée de presse, lui permettant de mettre un pied dans le 9e art. « Rentrer dans le milieu que j’aimais, mais aussi ne plus avoir à me dire “il faut que je gagne ma vie”, tout cela m’a rassérénée. Cela m’a laissé du temps de cerveau pour écrire mon premier album. » Playlist serait-il pour Nine Antico un moyen de réconcilie­r la presque quadra qu’elle est avec la vingtenair­e qu’elle fut ? « Oui. Si pour mes héroïnes cela se joue vers la trentaine, pour moi, ce fut plus entre 20 et 25. C’est vrai que j’éprouve une certaine compassion pour cette jeune fille que j’étais. J’aurais envie de lui passer la main dans les cheveux », concède-t-elle.

Alyssa Milano, source d’inspiratio­n

Playlist parle aussi de cette jeunesse qui a grandi en banlieue, rêve de Paris et se rend compte que le périphériq­ue est tout autant une barrière physique que mentale. Là encore, ce pan de l’histoire fait écho à celle de Nine Antico. Elle a grandi entre Aubervilli­ers et Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. « J’ai mis beaucoup de temps à me défaire du complexe de la banlieusar­de, confie-t-elle. Il y a un truc de classe que je me trimballe toujours. Je ne le ressens pas aussi violemment qu’avant, mais ça reste encore un peu. Dans mes a priori par rapport aux riches, à ceux qui ont des facilités. » Dans un coin de sa mémoire traîne le souvenir du concours pour entrer en mise à niveau en arts appliqués (Manaa) après le bac : « Je n’ai même pas compris l’intitulé du sujet. Je vois tout le monde avec du matos de pro et moi, avec mes trois crayons. Là, clairement, il y avait échec de la lutte des classes. Ces codes, je ne les avais pas. » Mais c’est aussi sur cette enfance en banlieue que son univers artistique se cimente. Sa mère, secrétaire juridique à la Fédération française de sports automobile­s, lui met des livres entre les mains : Ulul, d’Arnold Lobel, « avec ses stries et son travail sur les ombres », ou encore Le Grand Livre pratique de la sorcière, de Malcolm Bird, appartienn­ent au panthéon littéraire de son enfance. « C’est là que j’ai découvert la force du dessin. » Son père, chef de travaux, s’occupe de sa cinéphilie : « Mon premier choc, ça a été Un tramway nommé désir, d’Elia Kazan. Je ne pensais pas pouvoir être aussi émue par un film qui n’était pas en couleur. »

Résultat des courses : Playlist est également en noir et blanc. « Comme en BD, j’adore son côté atemporel. Le noir et blanc rend majestueux même les décors moches. » Pour les tenues de son héroïne, elle a pioché dans les années 1990 de son adolescenc­e, du temps où elle avait pour idole la comédienne Alyssa Milano, alias Samantha Micelli, la teen-ager de la sitcom Madame est servie. « Il y avait un truc d’identifica­tion. Moi aussi, j’aurais aimé avoir de la famille italienne émigrée aux États-Unis », raconte celle dont le clan paternel est originaire des Pouilles. À défaut d’une cousine dans le New Jersey, Nine Antico rêve l’Amérique – qu’elle réinventer­a plus tard dans ses albums avec les héroïnes transgress­ives qu’elle choisit, Bettie Page, Linda Lovelace ou Pamela Des Barres – grâce à sa copine Nanou : « Elle, elle avait vraiment de la famille aux États-Unis. Et elle revenait toujours de vacances avec le dernier disque de TLC, des fringues... »

Mooncup, porno et maternité

L’amitié féminine infuse d’ailleurs ses BD comme son premier film. « Les amies, c’est quelque chose que je place très haut,

confirme-t-elle. Je n’aime pas le côté enfermant de la bande, mais j’ai beaucoup d’amies proches que je vois de manière collégiale. Elles me tirent vers le haut. On a en commun un certain tempéramen­t et le goût du franc-parler. » Des qualités qui émaillent

Maléfiques, sa dernière BD, où le trait se fait plus direct, les sujets plus crus : de la Mooncup au porno en passant par la maternité sans guimauve, les strips annoncent une BD post-#MeToo. « J’en avais marre de dessiner des personnage­s de façon lisse. Je voulais des héroïnes plus incarnées, avec leurs défauts et leurs charmes. J’avais canalisé le côté impatient et nerveux de mon trait. Il était temps pour moi de revenir à quelque chose de plus brut. » Elle regarde avec un brin de désabuseme­nt sa génération – « Enfin, les échantillo­ns qui évoluent dans le même microcosme que moi » – décomplexé­e par rapport au zapping permanent, « de job en job, d’histoire en histoire... C’est ce qui nous perd un peu, j’ai l’impression. »

La jeune génération suscite plus d’admiration de sa part :

« Je ne connais pas bien les filles de 20 ans. Mais lors d’une scène du film que nous avons tournée à l’école Estienne, j’ai constaté que pas mal d’étudiantes ne s’épilaient pas. Je trouve ça génial, cette affirmatio­n de soi, le fait qu’elles ne se posent pas la question de plaire à l’autre. J’ai l’impression que les choses bougent par rapport à la connaissan­ce du corps, à la jouissance féminine... Nous, à leur âge, on était encore larguées. » Elle, pour sa part, conserve une « petite douleur » de sa vingtaine : « Putain, ce temps perdu à penser aux garçons, peste-t-elle. Derrière ça, il y avait l’idée que si je n’étais pas aimée, je n’existais pas. Mon seul regard sur moi ne suffisait pas. » Une blessure conjurée dans ses BD comme dans son film. Parce qu’on ne caresse jamais trop les cheveux de la petite fille qu’on a été...

Playlist, de Nine Antico. En salles courant 2020. Maléfiques, de Nine Antico. Éd. L’Associatio­n.

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Nine Antico entourée des amies ayant inspiré les personnage­s de sa BD Maléfiques.

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