Causette

Pénélope Bagieu

Alors qu’une série d’animation issue de ses célèbres Culottées débarque en mars à la télé et sur le Web, la dessinatri­ce Pénélope Bagieu s’apprête à publier une adaptation des Sacrées Sorcières, de Roald Dahl.

- Par AURÉLIA BLANC – Photos FRANKIE ALLIO pour Causette

Ses amies s’animent

Elle n’a pas beaucoup dormi. La veille, elle a mis le coup de crayon final à son nouveau bébé, Sacrées Sorcières,

une adaptation graphique du roman de Roald Dahl. « J’adore ce livre, c’est l’un de mes premiers souvenirs forts de lecture »,

confie Pénélope Bagieu. À 37 ans, elle est la première au monde à s’atteler en bande dessinée à l’oeuvre de l’écrivain britanniqu­e. Un projet « intimidant et à la fois très simple,

dit-elle, car ça fait trente ans que ce livre est dans ma tête. Je n’avais plus qu’à le mettre sur papier ». Soit trois cents pages qui paraîtront le 29 janvier et dans lesquelles on retrouve l’univers fantastiqu­e de Roald Dahl, pimenté à la sauce Bagieu. C’est que, depuis la parution du roman en 1983, la représenta­tion des femmes a quelque peu évolué. Tout comme l’image des sorcières. « Ce ne sont pas de méchantes bonnes femmes, mais des créatures magiques, avec des pouvoirs. C’était important pour moi de bien souligner ça »,

explique l’autrice, qui en a profité pour leur insuffler son humour habituel.

Exit, aussi, le copain du jeune héros. « À la place, j’ai créé un personnage féminin, qui est tout ce qu’on peut attendre d’une héroïne : elle est fondamenta­lement bonne, courageuse, elle a un caractère et une histoire à elle. Je voulais que les garçons qui lisent le livre la trouvent super cool et qu’ils aient envie d’être elle », résume-t-elle malicieuse­ment. Et après une année de travail intense, à vivre jour et nuit avec ses personnage­s – « il faut les aimer très fort, parce que ça devient vraiment des colocs » –, Pénélope Bagieu se retrouve aujourd’hui un peu esseulée. « Je vais avoir un petit café gourmand d’après dîner grâce à la promo, où je serai encore un peu dedans, dit-elle en se frottant les mains. Mais après, ça va être le vide. » Enfin, presque. Car avec elle, le vide n’en est jamais tout à fait un.

En mars sortira ainsi sur France 5 et sur le site Internet de France Télévision­s l’adaptation en série animée de sa BD Culottées. Trente épisodes de trois minutes trente, pour lesquels elle a fait confiance aux productric­es Judith Nora et Priscilla Bertin, les fondatrice­s de Silex Films. « J’avais reçu plusieurs propositio­ns, mais j’ai trouvé la leur super. Je sentais qu’elles avaient bien compris mon propos et qu’elles allaient se servir de ce projet pour dire des choses. Je sais pas, j’étais hyper en confiance », résume Pénélope Bagieu dans un haussement d’épaules, elle qui se dit pourtant « assez méfiante » sur les adaptation­s. « Je trouve qu’il faut choisir son camp : soit on le fait soi-même et on contrôle tout, soit on délègue et on accepte que ça soit transformé en autre chose. »

“J’ai une audience très large, donc quand je dis quelque chose, ça touche beaucoup de monde. Mais c’est un engagement qui est bien en dessous de la liste de gens qui font des choses”

Une métamorpho­se, qui, ici, aura nécessité trois ans de création, sous la houlette de deux scénariste­s (Élise Benroubi et Élodie Valentin) et deux réalisatri­ces (Phuong Mai Nguyen et Charlotte Cambon de Lavalette) 1.

Un ton et une espiègleri­e

« C’était essentiel pour nous que la série soit écrite et réalisée par des femmes. Ça nous semblait légitime par rapport au sujet et parce qu’on trouvait important que ce soit des réalisatri­ces qui portent une série d’envergure. Ce qui est rarement le cas en France, où très peu de séries et seulement 13 % des longs-métrages sont confiés à des femmes », expliquent Judith Nora et Priscilla Bertin, par ailleurs cofondatri­ces du collectif 5050 pour 2020 (qui milite pour plus d’égalité dans le cinéma). Avant de pouvoir lancer la fabricatio­n de la série – sur laquelle ont planché trente personnes pendant un an –, elles ont donc travaillé pendant des mois pour dénicher LA bonne structure narrative, celle qui permette de raconter trente récits différents en un seul et même format. « L’un des défis majeurs, c’était d’arriver à conserver le ton et l’espiègleri­e de Pénélope, qui font la force de l’oeuvre originale. Et artistique­ment, d’être à la hauteur de la BD : trouver le bon trait, la bonne palette de couleurs… Sans jamais édulcorer le propos », détaille Judith Nora. Et le résultat est là. « Quand j’ai visionné le premier épisode, je battais des mains. C’était mes enfants et, en même temps, c’était très différent. Et puis il y a des trouvaille­s vraiment ingénieuse­s, c’est très intelligen­t », salue Pénélope Bagieu, visiblemen­t ravie.

Elle n’est pas la seule à être enthousias­mée. Canada, Suède, Italie, Israël, Australie…, à l’étranger, plusieurs chaînes sont intéressée­s par la série. Et chez Silex Films, on réfléchit déjà à celles qui, demain, pourraient en devenir les ambassadri­ces à travers le monde. Pour la version française, c’est Cécile de France qui en est la voix – ou plutôt, les voix, puisque l’actrice interprète tous les personnage­s, féminins et masculins. « On aimerait que, dans chaque pays, il y ait une figure comme elle qui puisse porter la série. Des voix engagées, qu’on connaît déjà pour leurs combats. Par exemple, Emma Watson en Angleterre, Salma Hayek en Amérique du Sud, Reese Witherspoo­n, Angelina Jolie ou Jessica Chastain aux États-Unis », espère Priscilla Bertin. Ce qui est sûr, c’est que « la série va voyager, comme le bouquin ».

Déjà vendus à plus de 500000 exemplaire­s en France, les deux tomes de Culottées – parus respective­ment en 2016 et en 2017 – ont été traduits en dix-sept langues et édités dans vingt-deux pays. Ce qui a parfois nécessité quelques petits ajustement­s culturels. « C’est très intéressan­t de voir ce qui pose problème selon les pays. Aux États-Unis, par exemple, c’était la nudité. J’ai dû mettre un soutien-gorge à Joséphine Baker et j’ai même dû photoshopp­er les pénis des statues ! » s’amuse Pénélope. En Pologne, pays où la législatio­n sur l’IVG est l’une des plus restrictiv­es d’Europe, c’est l’histoire de Thérèse Clerc, militante française pour le droit à l’avortement, qui a posé problème. Mais Pénélope Bagieu n’a rien lâché et Thérèse Clerc est restée. « Du coup, là-bas, ce sont les groupes et les libraires féministes qui se sont emparés du livre. Et je suis super fière », confie-t-elle. Mais il y a certains pays où aucun terrain d’entente n’a été possible. Les Émirats arabes unis, par exemple. « S’il faut enlever les femmes qui fument, celles qui manifesten­t… Eh bien, on ne fait pas le livre, c’est pas grave ! » estime Pénélope Bagieu. Après tout, elle avait annoncé la couleur sur la couverture : ses culottées sont « des femmes qui ne font que ce qu’elles veulent ». À prendre ou à laisser.

Tour du monde féministe

Mais pendant que certain·es se demandent si, vraiment, c’est une bonne idée de diffuser les livres un peu trop émancipate­urs de Pénélope Bagieu, cette dernière continue de franchir les frontières. Alors qu’elle vient de passer cinq ans aux États-Unis – où elle a raflé, en juillet, un prix Eisner, l’oscar de la BD2 –, elle voyage aussi régulièrem­ent à la rencontre de ses lectrices étrangères. Une sorte de « tour du monde des féministes », qui l’a récemment menée de la Corée du Sud à la Russie en passant par de petites villes des États-Unis. « C’est passionnan­t de voir le boulot qu’on a chacune accompli. Par rapport aux Américaine­s, par exemple, j’ai l’impression qu’on a quelques victoires sur la maternité. Là où elles ont gagné des choses dans la lutte contre la culture du viol et ont un féminisme beaucoup plus inclusif que le nôtre », observe-t-elle. Mais ses « stars », affirme-t-elle, ce sont ces lycéennes sud-coréennes qui ont décidé de se rebiffer contre la dictature de la beauté. « Elles sont victimes de réactions hyper violentes. Quand j’étais là-bas, il y avait une espèce de mode de la part de certains garçons, qui consistait à se filmer dans la rue en train de les gifler. Du coup, elles me demandaien­t : “Comment tenir bon ?” Et j’avais envie de leur dire : “Non, mais c’est toi qui dois me donner des leçons, en fait !” Avoir une telle force de caractère à 15 ans, c’est incroyable », souffle-t-elle, admirative.

Elle a beau incarner un modèle féministe pour toute une génération biberonnée à ses Culottées, cette dessinatri­ce militante estime n’avoir qu’un « engagement de salon ». « J’ai une audience très large, donc quand je dis quelque chose, ça touche beaucoup de monde – et c’est toujours ça de pris. Mais c’est un engagement qui est complément­aire, et bien en dessous de la liste de gens qui font des choses », recadre modestemen­t celle qui compte 86000 abonné·es sur Instagram et quatre fois plus sur Twitter. Mais quoi qu’elle en dise, ses engagement­s dépassent la seule sphère des réseaux sociaux. Comme en 2013, quand elle avait réalisé une BD sur les dangers du chalutage en eaux profondes, faisant s’envoler la pétition de l’associatio­n Bloom qui demandait l’interdicti­on de cette pratique – depuis actée par l’Union européenne. Ou en 2016, quand le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, dont elle est membre, appelait au boycott du Grand Prix d’Angoulême, pour lequel aucune femme n’avait été nominée. Ou encore à l’automne 2019, quand elle a officielle­ment appelé, avec d’autres, à manifester contre les violences sexistes et sexuelles, lors de la marche #NousToutes du 23 novembre. « C’est quelqu’un qui donne énormément et qui s’affiche politiquem­ent, confirme Priscilla Bertin, de Silex Films. Dans ce qu’elle est, dans sa manière de vivre, elle incarne elle-même la culottée. »

1. À l’exception du premier épisode, réalisé par Sarah Saidan.

2. Elle a été récompensé­e dans la catégorie « meilleure édition américaine » d’un ouvrage internatio­nal.

Sacrées Sorcières, de Pénélope Bagieu, éd. Gallimard. Sortie fin janvier 2020.

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 ??  ?? Les productric­es Priscilla Bertin et Judith Nora.
Les productric­es Priscilla Bertin et Judith Nora.
 ??  ?? L’affiche de la série Culottées, qui sera diffusée sur France 5 et sur le Web à partir de mars 2020. Trente épisodes de 3 minutes 30.
L’affiche de la série Culottées, qui sera diffusée sur France 5 et sur le Web à partir de mars 2020. Trente épisodes de 3 minutes 30.
 ??  ?? Quelques-unes des culottées en version animée.
Quelques-unes des culottées en version animée.
 ??  ?? Dessins préparatoi­res pour l’épisode consacré à Mae Jemison, astronaute américaine.
Dessins préparatoi­res pour l’épisode consacré à Mae Jemison, astronaute américaine.
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Annette Kellermann.
La nageuse australien­ne Annette Kellermann.

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