Causette

Reportage

Les Rio girrrls à l’assaut du funk

- Par JEAN-MATHIEU ALBERTINI, à Rio de Janeiro

Le funk carioca a conquis le Brésil à coups de bals endiablés, de rythmes efficaces et de refrains entêtants. Alors qu’une majorité de MC (maître de cérémonie) et de DJ sont des hommes qui promeuvent souvent un machisme graveleux, une nouvelle génération de femmes entend bien changer la donne et s’imposer sur le devant de la scène.

L’énorme mur d’enceintes attaque les tympans à coups de basse ravageuse. Le son traverse les corps des danseurs et danseuses du baile avant de se propager à toute cette favela du Complexo do Lins, porté par le relief encaissé de ce coin de la zone nord de Rio. À 3 heures du matin, perchée sur une estrade presque collée à la sono, Iasmin Turbininha commence son set. À 23 ans, la DJ est l’une des grandes figures des bailes funk, célèbres soirées dansantes des favelas animées par un DJ, parfois accompagné d’un MC qui chante en direct et de danseuses profession­nelles (quand les moyens le permettent). Iasmin est la seule DJ de la soirée qui se fera aborder par quelques fans sollicitan­t une photo. Et comme dans la plupart des bailes, c’est aussi la seule femme.

Né dans les favelas de Rio de Janeiro à la fin des années 1970, le funk carioca, inspiré du Miami Bass américain, a gagné le reste de la ville dans les années 1980. Avant que l’arrivée massive de jeunes des favelas dans les quartiers chics ne crispe tout le monde et entraîne une répression policière féroce. Retour à la case départ pour les funkeiros qui, dès lors, donnèrent libre cours à leur transe dans des bailes débutant rarement avant 2 ou 3 heures du matin et pouvant durer jusque tard dans l’après-midi. Comme c’est toujours le cas aujourd’hui. Des fêtes comme autant d’exutoires et, surtout, hier comme aujourd’hui, l’une des rares diversions culturelle­s pour les jeunes victimes d’une ségrégatio­n qui ne dit pas son nom.

Les paroles proférées par le MC, qui accompagne le DJ, peuvent être tantôt consciente­s, lorsqu’il dénonce les maux de la société, tantôt proibidão (super interdit) quand il chante à la gloire de gangs, ou putaria, quand il parle de sexe. Le mouvement, devenu la voix des favelas et des banlieues, dérange bien sûr une société brésilienn­e très conservatr­ice. Mais pas uniquement.

Machisme salace

Les paroles crues du funk, qui versent parfois dans le machisme salace, attirent aussi les critiques de cercles plus progressis­tes. « Le funk est une culture populaire et on y retrouve un machisme malheureus­ement bien enraciné dans notre société », explique Sabrina Ginga, l’une des principale­s danseuses de la scène actuelle. Pendant vingt ans, aucune représenta­nte féminine n’émerge et seuls les hommes chantent et mixent dans les bailes.

Mais dès les années 2000, une première génération de chanteuses force le passage. Leurs buts : montrer qu’elles sont aussi capables que les hommes, rabattant le caquet aux plus présomptue­ux, et s’adresser au public féminin en racontant des histoires de leur point de vue. « Les hommes DJ et ceux du public disaient qu’on ne devait pas aborder certains sujets, mais on était là pour casser les tabous, explique MC Nem, l’une

des pionnières de cette nouvelle génération. Je me suis fait insulter, des types ont tenté de m’agresser parce que je chantais à la gloire de l’infidélité. » Malgré les intimidati­ons, elles font leur place à coups de chansons efficaces et originales dans lesquelles elles parlent ouvertemen­t de sexe, d’indépendan­ce, d’amour propre et défendent l’émancipati­on des femmes. Deize Tigrona chante ainsi « je la donne à qui je veux, c’est ma putain de chatte ! » quand MC Tati Quebra Barraco scande fièrement que c’est elle « qui paie l’hôtel à ses amants ». Mais, à cette époque, mal conseillée­s, mal entourées, les funkeiras ne percent pas véritablem­ent dans le circuit commercial. Le funk est alors régulièrem­ent réprimé dans les quartiers populaires, mais il trouve à nouveau son public hors des favelas. Le rythme gagne le pays alors que l’industrie musicale continue de cantonner les femmes au rôle de faire-valoir. À partir des années 2010, quelques stars comme Anitta ou Ludmilla commencent à émerger, mais restent des exceptions et évoluent plutôt vers la pop. Au milieu de cette décennie, avec la massificat­ion de l’accès à Internet au Brésil, qui permet de contourner les circuits classiques, les artistes féminines se font enfin une place et, toujours plus nombreuses, tentent de faire bouger les lignes. Iasmin Turbininha est un pur produit de cette génération. « Ça n’existait pas les femmes DJ, j’ai dû me faire toute seule, sans modèle. » Tombée dans le funk quand elle était petite, Iasmin a connu les bals dès 8 ans, perchée sur les épaules de sa mère. Après la mort de celle-ci, alors qu’elle n’a que 12 ans, elle trouve un travail dans un cybercafé où elle passe des heures à peaufiner des playlists qu’elle poste sur YouTube avant de se lancer pour de bon. « Quand j’ai commencé à jouer, des types me disaient d’aller faire la vaisselle, des DJ me méprisaien­t… Ça arrive moins maintenant, mais c’est toujours compliqué. »

Féministe par nécessité

MC Carol a aussi dû faire face à son lot de remarques désagréabl­es, principale­ment sur son poids. Mais, à 26 ans, c’est l’une des grandes figures du funk actuel et comme elle le proclame dans l’un de ses derniers gros succès, elle se revendique « 100 % féministe ». Elle n’était pourtant pas destinée à être chanteuse. Son rêve, c’était d’étudier le droit. Mais livrée à elle même à 14 ans, elle traîne dans sa favela à la recherche de rares petits boulots. Un jour, elle assiste à une dispute

de couple : l’homme menace d’abandonner sa compagne enceinte. Révoltée, elle prépare un funk pour humilier le conjoint indélicat en public. Ce premier funk a son petit succès dans sa favela et la met sur les rails. Une décennie plus tard, elle jure qu’il lui est impossible de ne pas s’engager dans ses textes : « Pas moyen d’être une femme noire, de périphérie, hors des canons de beauté dans ce pays grossophob­e, machiste et raciste, et feindre que rien de grave n’arrive. » Sauf que le terme féminisme est un bien grand mot pour beaucoup de femmes au Brésil. « J’ai toujours été féministe, mais d’où je viens, personne ne connaissai­t ce mot. Moi même je ne l’ai appris qu’en 2016, lâche MC Carol. Certaines femmes, plus riches, plus “éduquées”, viennent me dire que je ne suis pas une vraie féministe… J’en ai rien à chier ! Moi, je n’ai pas étudié le féminisme, j’ai dû le devenir par nécessité, je l’ai vécu dans ma chair ! » MC Carol a échappé à deux tentatives de viol dans sa jeunesse et à une tentative de féminicide en 2018, quand son ex-compagnon est entré en pleine nuit dans sa maison, armé d’une machette. Les mesures de sécurité qu’elle a depuis adoptées restreigne­nt sévèrement ses déplacemen­ts au point que notre entretien n’a pu se faire que par téléphone.

Une grossièret­é revendiqué­e

Dans les milieux les plus pauvres, dont sont issues la plupart des chanteuses funk et une bonne partie de leur public, « on ne discute pas vraiment féminisme, qui est une notion académique. On parle plutôt du respect qu’on exige, du but qu’on veut atteindre », précise Sabrina Ginga, pour qui le féminisme reste un concept encore « trop élitiste et blanc ». Grâce au funk, le message passe mieux, explique la danseuse : « Depuis que les femmes se sont emparées du micro, les paroles évoluent. » Ainsi, la musique de MC Carol dénonce sans détour la violence conjugale qui a marqué son enfance : « J’ai vécu ça dans ma famille/ Femme à l’oeil violet, tabassée tous les jours/ […] Une femme opprimée, sans voix, obéissante/ Quand je serai grande, je serai différente », avant d’ajouter plus loin : « Je suis une femme indépendan­te, j’accepte pas l’oppression/ Baisse ta voix/ Baisse ta main. » Mais le funk permet aussi de s’attaquer à d’autres sujets de façon beaucoup plus détendue. Pour elle, il est par exemple primordial de s’approprier les codes du funk et de « parler de sexe du point de vue des femmes. Je suis 50 % politique et 50 % déconne et cochonneri­es… Mais le cul fait aussi partie du message quelque part. Pourquoi seuls les chanteurs auraient le droit de parler de cul ? » Derrière le succès de la chanson

Tombe à pleine bouche sur ma grosse chatte, de la star montante MC Rebecca, il y a l’idée de démystifie­r la pratique du cunnilingu­s. La nouvelle génération veut continuer le combat des pionnières, en revendiqua­nt la grossièret­é ou en jouant avec la langue portugaise, mais toujours pour s’affirmer et exiger le respect. « J’aime bien le côté comique du funk, qui permet de parler de trucs tristes ou importants de manière marrante », explique MC Carol. Dans sa chanson,

« mon mec est un gros blaireau, il lave mes p’tites culottes […]/

S’il est pas content, il dort sur le palier/ Parce que moi je vais au baile/ Et j’y vais pour me régaler », elle inverse les stéréotype­s de genre pour dénoncer par l’absurde les situations de domination que de nombreuses femmes subissent.

« C’est un moyen rigolo de faire réfléchir des femmes qui n’ont pas étudié Simone de Beauvoir… », explique Sabrina Ginga.

Le corps pour s’imposer

Au-delà des paroles, « l’usage du corps, aussi, est important pour casser les codes », défend Sabrina Ginga, rejetant les critiques qui considèren­t que la danse funk avilit les femmes. Les mouvements du funk sont explicitem­ent sexuels, mais pour la danseuse, « c’est une lutte de genre, de classe et antiracist­e dans une société qui s’attaque à tout ce qui est populaire et noir. Or, dans la culture noire, on utilise beaucoup notre corps, qui a été et continue d’être diabolisé et considéré comme exotique ».

Le corps est aussi un moyen de s’imposer physiqueme­nt sur le devant de la scène. Celly, 22 ans, a littéralem­ent dû jouer des coudes pour se faire sa place dans le monde du passinho, une danse funk qui se nourrit de nombreuses influences, créée dans les années 2000. Fondée sur un jeu de jambes frénétique­s et des manoeuvres acrobatiqu­es, bien moins suggestifs que les mouvements du funk classique, cette autre manière de danser le funk a longtemps été réservée aux hommes. « Les mecs me repoussaie­nt quand j’essayais de participer aux “battles” et refusaient de m’enseigner la danse ! » Rejetée, elle s’est d’abord entraînée seule avant d’être prise en charge par un danseur qui accepte de l’aider. Grâce à la capoeira que son père enseigne, elle crée son style bien à elle, puissant, flexible et théâtral, dont elle nous fait une petite démonstrat­ion perchée sur le toit d’une maison du Morro dos Macacos, la favela où elle habite. « Un jour, j’ai sauté par surprise au milieu d’une ronde. D’abord le mec en face s’est foutu de ma gueule, mais j’ai lancé un pas spécial et ça a fait taire tout le monde. » Elle devient alors l’une des premières danseuses de passinho. Maintenant qu’elle a voyagé dans différents pays, les critiques sont plus rares et « personne n’empêche plus les femmes de danser le passinho » !

Lutter contre les préjugés

À l’image d’une partie de la société, le funk s’ouvre et le public LGBT a fini par être mieux accepté dans les bals, explique Iasmin Turbininha, elle-même lesbienne. « Il y a peu, les gays étaient encore parqués dans des coins du bal et ne pouvaient pas se lâcher… » Maintenant, ils peuvent s’assumer au milieu du bal. Pendant son set, un petit groupe s’en donne d’ailleurs à coeur joie devant la DJ. « L’an passé, l’édition gay du Baile da Gaiola a vraiment changé la donne », assure-t-elle. Avant de subir une récente vague de répression, le Baile da Gaiola réunissait des milliers de personnes chaque samedi et a exercé pendant cinq ans une influence monstre sur le monde funk. Pourtant, Iasmin se désole de voir encore des DJ masculins refuser de laisser des gays danser à leurs côtés.

« Ce sont des cas perdus, mais dans le funk, beaucoup ont évolué et se sont, par exemple, excusés d’avoir critiqué ma sexualité. » Même si elle en a souffert, Iasmin met un point d’honneur à mettre en avant sa préférence sexuelle. « Plus tu es connu, plus tu dois en parler. Il faut lutter contre les préjugés ! » Dans le funk, elles sont de plus en plus nombreuses à s’assumer lesbiennes ou bisexuelle­s, revendiqua­nt dans leurs chansons cette liberté sexuelle, comme un défi de plus aux exigences d’une société toujours très patriarcal­e. La semaine où la DJ nous a reçus, la star Ludmilla s’est affichée en Une d’un grand magazine féminin brésilien embrassant sa femme.

« Les grands noms ont mis le temps pour s’assumer, mais c’est une conquête dans un monde toujours trop machiste », assure Iasmin Turbininha.

Malgré le succès, les funkeiras continuent d’être moins payées que leurs homologues masculins. Il y a peu, l’organisate­ur d’une fête a offert à MC Carol un tarif bien inférieur à un autre chanteur, pourtant bien moins connu qu’elle. « Comme dans tous des domaines, c’est toujours plus dur pour les femmes et il faut que ça change. C’est pour ça que c’est tellement important d’avoir des femmes DJ, par exemple, ça fait toute la différence ! » La majorité des postes de décisions dans l’industrie musicale sont encore occupés par des hommes, constate Iasmin Turbininha, avant d’ajouter, pleine d’espoir : « Mais les femmes savent maintenant qu’elles sont capables de tout. C’est la prochaine étape... »

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Photos VINCENT ROSENBLATT pour Causette Celly.
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DJ Iasmin Turbininha.
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MC Carol.
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DJ Suellen.
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MC Rebecca.
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Sabrina Ginga.

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