La foirfouille de l’Histoire
Espagne : Ana Orantes, la martyre des féminicides
Ana Orantes, sexagénaire andalouse, a témoigné le 4 décembre 1997 sur un plateau télévisé du calvaire que lui avait fait endurer son ex-mari pendant quarante ans. Treize jours après, il l’a brûlée vive. Ce meurtre a ému tout le pays jusqu’à impulser l’adoption d’une loi de protection intégrale contre les violences de genre. Aujourd’hui, c’est un texte encore pionner en Europe.
« Quand il rentrait à la maison, il trouvait toujours un motif de dispute. Si le repas était froid, parce qu’il était froid. Si c’était chaud, parce que c’était chaud. Le but était de me battre. Parfois, je m’asseyais sur une chaise et il me donnait des coups jusqu’à ce que je lui donne raison, car je n’en pouvais plus. » Le 4 décembre 1997, Ana Orantes, une sexagénaire originaire de Cúllar Vega, village près de Grenade, témoigne de ses quarante années d’enfer conjugal sur le plateau télévisé de la chaîne andalouse Canal Sur. Mariée à 19 ans, elle était devenue le souffre-douleur de son conjoint et de sa bellefamille. « Vous ne dénonciez pas les mauvais traitements ? » s’enquiert la présentatrice. « Au début, je ne les dénonçais pas, parce que cela ne se faisait pas à cette époque, rappelle d’une voix ferme Ana Orantes. Puis, au final, si. Mais la vérité, c’est que cela ne m’a pas servi à grand-chose. Ce qu’ils m’ont dit [la police, ndlr], c’est que c’étaient des disputes normales dans la famille. Et, en répercussion, [mon mari] m’a menacé de me tuer un jour. »
José Parejo, l’ex, met ses menaces à exécution treize jours plus tard, après avoir découvert que sa femme a parlé à la télévision. Il ligote Ana Orantes et l’arrose d’essence pour la brûler vive. Les violences conjugales sont jusque-là un sujet tabou, mais ce meurtre provoque une onde de choc sans précédent dans le pays. Le quotidien
El Mundo en fait sa Une. Les journaux télévisés ibériques en parlent. Même la presse étrangère s’empare du sujet. « Les Espagnoles contre les caudillos du foyer », titre L’Express, en mars 1998, en référence au surnom de l’ancien dictateur Franco. Dans cet article, Ana Maria Perez del Campo, activiste féministe historique, est citée : « Dans un pays aussi sensibilisé au problème du terrorisme basque, le gouvernement devrait réagir à cet autre terrorisme, encore plus meurtrier ! »
Une cohabitation forcée
Le cas Ana Orantes met en exergue les défaillances du système juridique. Car, durant son entretien télévisé – qu’il est aujourd’hui possible de visionner sur YouTube –, cette victime raconte avoir déposé plainte à plusieurs reprises, sans effet, avant de demander le divorce. Quand elle l’obtient, le juge lui ordonne de partager la maison avec son bourreau. Lui, au rez-de-chaussée. Elle, à l’étage.
À la suite de ce drame, le gouvernement, à l’époque celui de José Maria Aznar du Parti populaire (à droite), approuve dès 1998 un plan d’action contre la violence domestique, axé sur la prévention, la formation des personnels de police-justice et qui prévoit également une mesure d’éloignement de l’agresseur.
Pour réveiller les consciences, les artistes entrent en scène. La réalisatrice Icíar Bollaín filme le parcours d’une femme se libérant de l’emprise d’un homme dangereux. Te doy mis ojos (Ne dis rien) remporte plusieurs Goya, l’équivalent des Césars, en 2004. À la même époque, la chanteuse Bebe signe le tube planétaire Malo, malo. « Mauvais que tu es. On ne fait pas de mal à ceux qu’on aime, non », entend-on partout sur les ondes. En 2004, le meurtrier d’Ana Orantes décède d’un infarctus en prison. Il avait été condamné à dix-sept années de réclusion criminelle.
Une loi contre la violence de genre
Cette même année, les socialistes accèdent au pouvoir. L’une des premières grandes mesures du gouvernement Zapatero, c’est la loi de protection intégrale contre la violence de genre. On recourt désormais à la notion de genre, et plus seulement au concept de violences conjugales, pour en souligner le caractère sexiste et structurel. Ce texte, adopté à l’unanimité par les Cortès (assemblées législatives), prévoit la création de tribunaux spécialisés dans le jugement des violences conjugales, lorsque la victime est une femme, que l’auteur est un homme et « qu’un lien d’affectivité les relie entre eux », détaille le juge Francisco Manuel Gutierrez Romero. Ce dernier exerce à Séville, dans l’un des cent six tribunaux exclusivement spécialisés dans les violences faites aux femmes existant aujourd’hui en Espagne. « L’affaire Ana Orantes est à l’origine de tout ce dispositif », insiste le magistrat Gutierrez. Puis il détaille : « Nous faisons en sorte que la victime ait un chemin juridique plus facile, en lui assurant une aide psychologique, sociale, mais aussi économique. Une rente d’insertion de 426 euros lui est mensuellement accordée, en fonction de la durée de son procès et de sa réinsertion sur le marché du travail. »
Depuis cette loi de protection intégrale, les meurtres ont diminué. Il y a eu soixante-douze victimes en 2004, contre quarante-sept en 2018. En France, alors que le fléau des féminicides n’a jamais été autant au coeur de l’actualité, ce texte reste une référence conseillée par de nombreuses activistes. Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale Solidarité femmes, le confirme : « Nous aimerions qu’il y ait ici aussi des tribunaux spécialisés dans les violences conjugales. Cela permettrait une meilleure articulation entre procédure civile et pénale, par exemple, en ce qui concerne l’exercice de l’autorité parentale. »
Plus de vingt ans après sa disparition, Ana Orantes est encore dans les esprits. Depuis mars 2019, une rue de Séville a été renommée en hommage à la défunte. Cette ruelle pavée, plutôt sombre, s’étire sur une centaine de mètres pour rejoindre la place Alameda de Hércules (la promenade d’Hercule). C’est un hommage à toutes les victimes de violences machistes. C’est pourtant dans cette ville que l’extrême droite a fait son retour sur le devant de la scène politique pour la première fois depuis la chute de Franco. Douze député·es Vox sont entrés au Parlement andalou en décembre 2018, avant de récolter près de 10 % aux législatives en avril 2019. L’une de leurs propositions phares ? L’abrogation de la loi contre les violences de genre.
La loi, adoptée à l’unanimité par les Cortès, prévoit la création de tribunaux spécialisés dans le jugement des violences conjugales