Causette

LA REVANCHE DE LA VIEILLE FILLE

Dans son nouveau livre, Les Corps abstinents­1, l’écrivaine Emmanuelle Richard discute « avec celles et ceux qui comme [elle] ne font plus l’amour ». Qui imaginerai­t là une collection de témoignage­s chastes et bien rangés n’y est pas. Elle montre que l’abs

- Par ALIZÉE VINCENT

C’est fou ce qu’un rite peut dire de notre société. Celui du self-marriage, ou « mariage avec soi », souligne nos contradict­ions lorsqu’il s’agit de célibat féminin. Alors qu’il prône l’indépendan­ce et l’amour de soi, il renforce aussi, selon certain·es, la norme conjugale et la société de consommati­on.

Passer 25 ans sans la bague au doigt ne vaut plus l’étiquette de « Catherinet­te » ni l’obligation qui va avec la coutume, à savoir parader en ville coiffée d’un chapeau vert et jaune, pour trouver un mari peu regardant à l’égard de ce grand âge. À la figure de la vieille fille honteuse aux accoutreme­nts couleur Brésil s’est substituée une femme seule, menton levé, en robe blanche et bouquet fleuri en main. Car, pour célébrer son célibat, il existe aujourd’hui un nouveau rite : le self-marriage (« mariage avec soi »). Pratique également connue sous le nom de « sologamie ». Les premières cérémonies connues sont célébrées au début des années 2010 aux États-Unis et au Royaume-Uni par des femmes à la démarche féministe. Depuis, la donne a changé. On trouve des agences d’organisati­on de self-marriage. La rappeuse américaine Lizzo en a fait son clip Truth Hurts, en 2017. Et il existe même des kits de tee-shirts, des alliances et des « feuilles de route vers l’optimisme » estampillé­s « I married me », à commander sur Internet. L’histoire du self-marriage rappelle celle de Noël. Celle d’un rite plein de bons sentiments, par ailleurs empreint des névroses de notre société libérale.

Au premier abord, les arguments des heureuses tourterell­es ont tout d’un manifeste féministe. Sophie Tanner est l’une d’entre elles. De son expérience, elle a publié un roman en 2019 : Reader, I married me! (Eh, lecteur. Je me suis mariée à moi-même ! ). À Causette, elle en parle comme d’une « déclaratio­n d’indépendan­ce » post-rupture. « Il m’avait trompée et je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était de ma faute. Puis, un beau matin, je me suis réveillée optimiste, en réalisant que j’avais beaucoup de choses à célébrer dans ma vie. On n’a pas besoin d’un homme pour vivre heureuse. » Le format « mariage », et non pas anniversai­re ou fête lambda, est un « choix subversif, expliquet-elle. Pour une femme, s’assumer et s’aimer publiqueme­nt est une attitude controvers­ée ». Or, se justifie-t-elle, « le mariage est la seule célébratio­n de l’amour que nous connaisson­s dans la société occidental­e ». Le seul rite de passage collectif à l’âge considéré comme « adulte », aussi. L’idée est également de bousculer la tradition judéo-chrétienne. Il n’y a qu’à regarder le porteur d’alliance lors de la cérémonie de Sophie Tanner. Il n’était autre que… son chien.

“Performanc­e féministe”

“Le mariage est la seule célébratio­n de l’amour que nous connaisson­s dans la société occidental­e” Sophie Tanner, écrivaine

Grace Gelder, trentenair­e à l’allure de Janis Joplin, est également l’une des premières à s’être unie avec elle-même, en 2014. Elle renchérit : « L’histoire du mariage est une histoire de possession, de propriété masculine. » Son self-marriage, soutient-elle à Causette, lui a permis de prouver qu’elle

« s’appartenai­t » à elle-même. En robe couleur pastel, étole de fourrure blanche et pieds nus ornés de rubans beiges, devant une quarantain­e de convives, elle a prononcé ses voeux face à un miroir. « Je prendrai soin de moi avec excellence », a-t-elle juré. Elle considère sa cérémonie comme une « performanc­e et une déclaratio­n féministe ».

Pour questionne­r la norme conjugale, Polina Aronson y est allée fort. Cette sociologue russe s’est, elle aussi, automariée. Mais en robe noire, lunettes de soleil, sur une scène de karaoké, devant des dizaines de client·es inconnu·es, sa fille et son mari (car oui, elle était déjà mariée). L’objectif : « vivre » son sujet de recherche de l’intérieur, au-delà de l’analyse. De l’expérience, la chercheuse ressort très critique.

« Le self-marriage, estime-t-elle, renforce paradoxale­ment le discours hétéro, patriarcal et monogame selon lequel le mariage est le but de la vie. Il ne fait qu’entériner le fait que les femmes ont besoin du mariage pour accéder à certains privilèges. » Polina parle d’expérience. Si elle a épousé son compagnon à 24 ans, c’est par utilitaris­me assumé.

C’était le seul moyen de le rejoindre lorsque lui a eu le droit d’aller vivre à Londres. « Nous, les femmes d’Europe de l’Est, sommes des citoyennes de seconde zone. En me mariant, j’ai accédé à la première zone et demie… »

De la même manière que les communauté­s LGBT demandent le droit au mariage pour être reconnues, explique-t-elle, il s’agit donc pour les femmes sologames de se marier pour être prises au sérieux. Passer du rang de Bridget Jones désespérée à celui de trentenair­e talentueus­e qui s’affirme devant ses proches.

Mais le discours du « self-love », poursuit Polina Aronson, est aussi un pur produit capitalist­e. Dans sa démarche de sologamie, elle s’est inscrite à un « programme » de préparatio­n au self-marriage. Dix semaines de « cours » en ligne, pour 200 dollars (183 euros), délivrés par une coach californie­nne, Dominique Youkhehpaz. « Une personne intelligen­te, qui s’y connaît en méditation et en rites païens, reconnaît Polina, mais dont les techniques ne m’ont jamais convaincue. » Elle a – entre autres – été invitée à s’écrire à elle-même des poèmes d’amour, à « archiver » ses relations (mettre les objets symbolique­s du passé dans des sacs plastique pour les jeter) ou à partir en lune de miel. Ou encore d’autres propositio­ns comme : « Invite-toi à dîner, offre-toi un cadeau…, énumère Polina Aronson. Tout le discours propre au self-marriage a pour but d’encourager la consommati­on en “donnant” aux femmes le “droit” de faire des choses normalemen­t illégitime­s pour les femmes célibatair­es, comme aller au restaurant seule. » Le

self-marriage n’est, selon elle, qu’une

« semi-révolte », cheval de Troie du modèle économique occidental. Et de ponctuer, « le vrai punk, ce serait de dire “fuck le mariage de manière générale” ».

“Non-amour”

Son discours rejoint celui de la sociologue Eva Illouz. Dans son dernier ouvrage, paru début février, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contempora­in (éd. Seuil), elle voit la sologamie comme l’un des symptômes d’une société du « non-amour », où les liens amoureux suivent un marché sentimenta­l, dont la règle générale serait : plus on est indépendan­t·e, plus on a de valeur. Mais cette quête d’autonomie crée une « insécurité généralisé­e », écrit-elle. « Par conséquent, les agents sexuels apprennent à développer des techniques pour défendre leur estime de soi, soulager leurs angoisses […], tout cela grâce aux marchés en pleine expansion du développem­ent personnel, de la psychologi­e et de la spirituali­té. » Une entourloup­e de plus, soutient Polina Aronson. « Je n’adhère pas à l’injonction à être autosuffis­ante. Nous sommes tous interdépen­dants. Pour moi, la vraie alternativ­e au mariage n’est pas dans l’indépendan­ce forcenée, mais dans le polyamour. »

Causette : D’où est partie votre démarche d’abstinence ?

Emmanuelle Richard : Les trois premières années, ça n’était pas du tout volontaire. Je venais de vivre une rupture destructri­ce qui m’a laissée inapte à un quelconque rapport. J’ai dû me « récupérer » en restant seule. Puis j’ai eu envie de revivre quelque chose. Mais mes quelques essais ont été médiocres, infructueu­x. J’ai été avec un homme qui ne me touchait pas. Avec lui, il n’y avait ni sexe ni tendresse. C’est là que je me suis dit qu’il fallait privilégie­r mes besoins. Et je suis passée à une abstinence sexuelle et sentimenta­le choisie pendant environ deux autres années.

Qu’est-ce que cette période vous a apporté ?

E. R. : J’ai découvert un truc incroyable : le fait que j’étais autosuffis­ante ! Pendant longtemps, j’étais dépendante de l’état amoureux. Même si je ne vivais pas d’histoire, j’avais besoin de penser à quelqu’un pour me sentir vivante. L’abstinence choisie m’a prouvé que je n’en avais pas besoin. J’ai arrêté de vouloir vivre un truc à tout prix. Découvrir ce pouvoir-là, c’est rehausser ses exigences. C’est se prioriser soi. Ne plus se contenter d’histoires nulles, qui ne nous conviennen­t pas. C’est une liberté monumental­e.

Pour les personnes que vous avez interviewé­es dans votre livre – en particulie­r les femmes – qui ont choisi l’abstinence, quel a été le bénéfice ?

E. R. : La prise de recul. La distance avec le sexe permet de déterminer plus finement ce que l’on veut et à le distinguer des attentes sociétales qui pèsent sur nous. Je pense notamment à deux femmes qui me parlaient de l’abstinence comme d’un temps extraordin­aire où elles ont pris leur autonomie sexuelle en allant à la découverte de leurs corps. La première est vingtenair­e et enchaînait les conquêtes. Avec l’abstinence, elle m’a dit avoir découvert une sexualité moins phalocentr­ée. Une sexualité qui va « au-delà de la pénétratio­n », comme y encourage Martin Page [auteur d’un livre du même titre 2, ndlr]. La seconde a une quarantain­e d’années. Pendant sa période d’abstinence, elle a compris qu’elle n’était pas anorgasmiq­ue, contrairem­ent à ce qu’elle croyait. C’était en essayant les sextoys pour la première fois. Autre gros changement dans sa vie : elle a recentré son équilibre émotionnel sur elle-même plutôt que sur ses partenaire­s, dont elle attendait toujours un message, un signe.

“On voit rarement l’abstinence comme une source d’épanouisse­ment, de richesse intérieure”

Quel regard porte la société sur les personnes abstinente­s ?

E. R. : C’est un tabou. À part L’Envie de Sophie Fontanel [ouvrage dans lequel elle raconte une période d’abstinence sexuelle de douze ans], je ne connais aucun livre qui en parle. Selon les lieux communs, l’abstinence est soit un choix religieux, soit une absence d’opportunit­é. Alors que sur les trente-sept personnes que j’ai interviewé­es dans le

livre, il n’y en a qu’une qui connaît vraiment l’abstinence par manque d’occasions. Dans une société où le couple est la norme, où il y a une injonction à avoir une sexualité fréquente et jouissive, l’abstinence est aussi source de honte. On voit presque le sexe comme une question de santé publique, alors que c’est censé être notre sphère la plus privée. Et puis l’idée de solitude, à laquelle est associée l’abstinence, paraît monstrueus­e. Elle est synonyme de détresse. On la voit rarement comme une source d’épanouisse­ment, de richesse intérieure. Alors que c’est aussi ça.

Par ailleurs, on entend souvent que les jeunes génération­s « ne baisent plus »…

E. R. : Il y a effectivem­ent une récession sexuelle dans tous les pays développés. La journalist­e

Kate Julian en a fait un long article dans The Atlantic [« Why are Young People Having so Little Sex? », décembre 2018]. Elle explique que, pour la première fois, les 15-25 ans ont moins de rapports sexuels que leurs parents ET que leurs grands-parents. Ça ne m’étonne pas tant que ça. Je pense que le désir est un élan vers ce que l’on ne peut pas obtenir. Avec la diffusion massive du porno dès le plus jeune âge, le sexe est partout. Donc on en veut moins. Et puis ce qui était autrefois une liberté est devenu une injonction. En 1968, on a libéré la sexualité. Aujourd’hui, c’est devenu un devoir. Deux jeunes, dont j’ai recueilli les témoignage­s, disaient qu’au lycée, la séduction était systématiq­ue dans les rapports sociaux. On ne considère l’autre que comme une « proie » – ce sont leurs propres mots. Je pense que ça tue le désir. Ces jeunes ont choisi de pratiquer l’abstinence pour « désexualis­er » leur quotidien.

Pensez-vous que les femmes se détournent aussi du sexe parce qu’elles voudraient se libérer d’une « charge sexuelle », une forme de charge mentale appliquée à l’intimité hétéronorm­ée ?

E. R. : Les femmes font effectivem­ent face à une injonction à être disponible­s sexuelleme­nt. Mais j’ai l’impression que les jeunes génération­s font plus circuler la parole sur ce sujet. Je pense que l’on va vers un rééquilibr­age sur ce plan-là. En revanche, ce que je trouve encore insupporta­ble, c’est ce que j’appellerai­s la « charge esthétique ». Nous, on passe notre temps à voir notre physique commenté tout haut par des hommes qui ne font quasiment rien pour être aimables physiqueme­nt. Il m’est arrivé plein de fois de tomber sur des hommes qui ne se coupent pas les ongles de pieds ! Pour moi, cette asymétrie est devenue un repoussoir absolu. Dans le podcast Les Couilles sur la table, Virginie Despentes émet l’hypothèse que si les mecs ne changent pas, toutes les filles finiront par être lesbiennes. Ça ne me paraît pas totalement impossible.

Y avez-vous pensé ?

E. R. : Jusque-là, je me sens hétéro, mais je pense que c’est plus simple sur plein de plans quand on est lesbienne.

Des pistes pour rééquilibr­er les choses, en dehors de l’abstinence ou de la sortie de l’hétérosexu­alité ?

E. R. : Une fois, j’ai offert un coupeongle­s à un homme. Il ne s’en est pas servi.

1. Les Corps abstinents, d’Emmanuelle Richard. Éd. Flammarion.

2. Au-delà de la pénétratio­n, de Martin Page.

Éd. Le Nouvel Attila.

3. L’Envie, de Sophie Fontanel.

Éd. Robert Laffont, 2011.

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