Causette

À l’aise thèse

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Dans le conte de Perrault, Cendrillon passe de l’oppression familiale à une vie maritale grâce à ses petits pieds. De là à lui trouver une parenté avec les Asiatiques aux pie

- Propos recueillis par LAUREN MALKA – Illustrati­on GRÉGOIRE GICQUEL pour Causette

Si le pied m’était conté…

Irait-on jusqu’à dire que l’inspiratio­n de Charles Perrault venait de là ?

Y.-P. K. : De façon indirecte, oui, on peut considérer que l’ancêtre de Cendrillon était chinoise et qu’elle avait les pieds bandés. En effet, la version chinoise de Cendrillon est la plus ancienne du monde : Ye Xian, de Duan Cheng-shi (803-863). Il y a eu ensuite une version napolitain­e : La Chatte des cendres, de Giambattis­ta Basile (16341636), et la première version française de Charles Perrault, qui date de 1697. Il connaissai­t la version italienne, qui, elle-même, s’inspirait du conte chinois, notamment cette idée d’une chaussure extraordin­airement petite.

En Chine, les filles aux « pieds bandés » étaient, comme Cendrillon, promises à une vie maritale plus aisée…

Y.-P. K. : La tradition des « pieds bandés », qui consistait à courber, à l’aide de bandelette­s, les orteils des petites filles dès l’âge de 5 ans, avait pour objectif de réduire la taille de leurs pieds d’environ 10 cm et de les transforme­r en objets d’amour. C’était un « privilège » qui garantissa­it le mariage avec un homme riche. Les femmes aux pieds bandés étaient bien sûr confinées à la maison toute leur vie. Cette pratique, qui engendrait des souffrance­s inimaginab­les, n’a été officielle­ment abolie qu’en 1911. Mais aujourd’hui encore, en Chine et à Taïwan, les petits pieds féminins sont plus appréciés. En mille ans, cette tradition a été, je pense, intérioris­ée.

Aujourd’hui, les talons aiguilles sont-ils l’équivalent occidental des pieds bandés d’hier ?

Y.-P. K. : Dans les deux cas, il s’agit d’altération­s physiologi­ques imposées aux femmes pour immobilise­r leurs corps et mobiliser le désir. Notre culture foisonne de figures de femmes qui abîment leur corps, avec des corsets, de hauts talons ou autres accessoire­s de torture, pour répondre aux codes de séduction masculins. En ce sens, je considère les femmes de la série Sex and the City comme des Cendrillon modernes. Elles ont beau être financière­ment indépendan­tes et incarner une libération sexuelle, elles jouent aussi, en un sens, les midinettes et restent obsédées par leur quête de reconnaiss­ance masculine. C’est ce que l’écrivaine Colette Dowling appelle le « complexe de Cendrillon ».

Après votre thèse, vous avez étudié les danseuses de ballet, qui utilisent des pointes. Peut-on y voir la suite de votre travail sur les femmes à la fois vénérées et opprimées dans leur corps ?

Y.-P. K. : Au moment de leur apparition, au XVIIe siècle, les ballerines ont, en quelque sorte, été des pionnières de l’émancipati­on féminine.

Elles incarnaien­t une image de femme moderne qui, grâce à ce métier, se délivrait de l’emprise d’un père ou d’un mari. Cela valait surtout pour celles issues de milieux modestes. Malheureus­ement, cela n’allait pas sans contrepart­ie. Car, en vérité, elles étaient également courtisane­s. Nombreuses étaient celles entretenue­s par des aristocrat­es ou par de riches bourgeois. La coulisse de théâtre était le lieu où ces hommes regardaien­t, examinaien­t et sélectionn­aient « leurs proies ». La capacité des danseuses à utiliser leurs pointes, c’est-à-dire à danser sur leurs trois premiers orteils, faisait partie des critères. Libérées par leur métier, elles étaient également instrument­alisées par cette torture physique des « pointes » qui perdure aujourd’hui.

* « Cendrillon et le fétichisme du pied : étude comparée des mythes et contes de fées européens et chinois », thèse soutenue par Yu-pei Kang en 2013.

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